Enfance

"... la puissance propre de l'enfant"

Je laisse aller pour le moment ces idées, et je reviens à la puissance propre de l'enfant. Il sait explorer par la main ; c'est par là que commencent ses connaissances positives ; mais ces connaissances ne sont aussi qu'une petite partie de son savoir ; il est savant sur le biberon, le hochet, le polichinelle, la poupée, mais que peut-il savoir de la porte du jardin ? Elle s'ouvre à ses cris, comme la caverne d'Ali-Baba s'ouvrait au Sésame ; et il ne sait pas l'ouvrir autrement. Un chat est fort avancé devant une souris, mais il est bête devant une porte. L'enfant aussi sait miauler pour une chose ou pour une autre. Mais ce miaulement même est le premier objet de ses études positives, et aussi le plus trompeur. L'enfant apprend à produire lui-même, et par travail du gosier, toutes sortes de sons ; et son premier ramage n'est autre chose que cette exploration du monde sonore ; et parce que les nourrices sont bien attentives à lui répéter toujours les mêmes miaulements pour le même objet, l'enfant apprend vite à parler ; cette connaissance de l'incantation et des formes de l'incantation précède de loin la connaissance des choses, je dis la connaissance par exploration volontaire. Presque toute la pensée de l'enfant est ainsi occupée d'abord à parler. Savoir, c'est d'abord savoir parler, ne pas se tromper sur les noms. Tous ces noms ont un pouvoir magique, comme j'ai expliqué ; ainsi la magie est naturellement la première connaissance pour tous, sans compter qu'elle est la plus aimée, puisqu'elle représente un pouvoir sur de puissants serviteurs.


Texte Extrait de Préliminaires à la mythologie : mythologie enfantine (1932-1933)

Savons-nous réellement juger de la valeur de la vie? Ethique à Eudème, I-5, [1215 b15-1216 a10]

La préoccupation éthique est à la fois la plus essentielle et la moins naturellement cultivée. Aristote approfondit ici ce paradoxe au coeur de toute investigation éthique.


Il y a beaucoup de choses dont il n’est pas facile de bien juger, mais c’est surtout le cas de ce qui semble à tous être le plus facile et être connu de tout homme : qu’y a-t-il dans la vie qui soit souhaitable et qui soit capable, si nous l’obtenons, de combler notre [faculté de] désir ? Il y a en effet beaucoup d’événements de nature à nous faire rejeter la vie, par exemple les maladies, les souffrances excessives, les mauvais jours, si bien que de toute évidence, au commencement [de notre vie], si l’on nous donnait le choix, il serait préférable, à ne regarder que ces maux, de ne pas naître. De plus, qu’est-ce que la vie que nous vivons enfants ? Personne, donc, ayant son bon sens, ne supporterait d’y retourner. En outre, bien des actes qui ne comportent ni plaisir ni peine, et bien d’autres qui comportent un plaisir, mais un plaisir sans beauté, sont tels qu’il est préférable de ne pas être plutôt que de vivre. Bref, si l’on rassemblait en un seul tout toutes ces choses que font ou que subissent tous les hommes, sans les faire de leur plein gré ni pour elles-mêmes ; et si l’on ajoutait une durée de temps infinie : nul ne choisirait davantage pour cela de vivre plutôt que de ne pas vivre. Et assurément, pour le seul plaisir de manger, ni pour le seul plaisir des jouissances sexuelles, les autres plaisirs mis à part, ceux que procure aux hommes [l’acte de] connaître, de voir, et les autres sens, il ne se trouvera pas pour cela un seul homme qui préfère la vie [au non être], à moins que ce ne soit un véritable esclave ; car il est évident que pour qui ferait un tel choix, il n’y aurait aucune différence entre être né bête ou homme. En tout cas, le bœuf d’Egypte, que l’on vénère sous le nom d’Apis, est plus riche de tout cela que bien des monarques. De même, on ne saurait préférer la vie au non-être pour le plaisir de dormir : quelle différence y a-t-il en effet entre dormir un sommeil ininterrompu, du premier jour jusqu’au dernier, pendant mille ans ou aussi longtemps qu’on voudra, et vivre une vie de plante ? C’est bien à une telle vie que semblent avoir part les plantes, comme aussi les petits enfants : car ceux-ci, depuis leur conception et durant leur formation dans le sein maternel, passent tout leur temps à dormir. Ainsi tout cela rend manifeste qu’échappe à l’examen ce qu’est le bonheur et ce qu’est le bien qu’on peut trouver dans la vie.

Note

La présente traduction est refaite à partir de celles de Gauthier et Jolif dans leur commentaire de l’Ethique à Nicomaque, II p. 35-36, en conclusion du commentaire de EN I, 3, et de Décarie, Vrin p.58. (Note de Jean-Michel Muglioni)