Langage

"... la puissance propre de l'enfant"

Je laisse aller pour le moment ces idées, et je reviens à la puissance propre de l'enfant. Il sait explorer par la main ; c'est par là que commencent ses connaissances positives ; mais ces connaissances ne sont aussi qu'une petite partie de son savoir ; il est savant sur le biberon, le hochet, le polichinelle, la poupée, mais que peut-il savoir de la porte du jardin ? Elle s'ouvre à ses cris, comme la caverne d'Ali-Baba s'ouvrait au Sésame ; et il ne sait pas l'ouvrir autrement. Un chat est fort avancé devant une souris, mais il est bête devant une porte. L'enfant aussi sait miauler pour une chose ou pour une autre. Mais ce miaulement même est le premier objet de ses études positives, et aussi le plus trompeur. L'enfant apprend à produire lui-même, et par travail du gosier, toutes sortes de sons ; et son premier ramage n'est autre chose que cette exploration du monde sonore ; et parce que les nourrices sont bien attentives à lui répéter toujours les mêmes miaulements pour le même objet, l'enfant apprend vite à parler ; cette connaissance de l'incantation et des formes de l'incantation précède de loin la connaissance des choses, je dis la connaissance par exploration volontaire. Presque toute la pensée de l'enfant est ainsi occupée d'abord à parler. Savoir, c'est d'abord savoir parler, ne pas se tromper sur les noms. Tous ces noms ont un pouvoir magique, comme j'ai expliqué ; ainsi la magie est naturellement la première connaissance pour tous, sans compter qu'elle est la plus aimée, puisqu'elle représente un pouvoir sur de puissants serviteurs.


Texte Extrait de Préliminaires à la mythologie : mythologie enfantine (1932-1933)

On ne saurait "inventer" une langue

[28] Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard aux genres, et aux espèces, que ces premiers instituteurs n'étaient pas en état de distinguer ; et tous les individus se présentèrent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s'appelait A, un autre chêne s'appelait B : de sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le dictionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement : car pour ranger les êtres sous des dénominations communes, et génériques, il en fallait connaître les propriétés et les différences ; il fallait des observations, et des définitions, c'est-à-dire, de l'histoire naturelle et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce temps-là n'en pouvaient avoir.


[29] D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils avaient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont pu jamais être que des noms propres.
 

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1° partie