Servitude

Connaître pour vivre libre

Deux extraits tirés de l'Ethique sur la question du savoir. Tous deux caractérisent une ignorance native, quasi-naturelle de l'homme, ainsi que les différents modes de connaissance dont nous disposerions pour en sortir. 

 

« Je dis expressément que l'Ame n'a ni d'elle-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, toutes les fois qu'elle suit l'ordre commun de la Nature ; c'est-à-dire toutes les fois qu'elle est déterminée du dehors, par la rencontre fortuite des choses, à considérer ceci ou cela, et non toutes les fois qu'elle est déterminée du dedans, à savoir, parce qu'elle considère à la fois plusieurs choses, à connaître les conformités qui sont entre elles, leurs différences et leurs oppositions ; toutes les fois en effet qu'elle est disposée du dedans de telle ou telle manière, alors elle considère les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus bas ». 
 

Ethique, II, prop. 29, scolie. 

 

« Par tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons de notions générales tirant leur origine : 1°) Des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d'une manière tronquée, mutilée, confuse et sans ordre pour l'entendement (voir Coroll. De la prop. 29) ; pour cette raison j'ai accoutumé d'appeler de telles perceptions connaissances par expérience vague ; 2°) des signes, par exemple de ce que, entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (voir scolie de la prop. 18). J'appellerai par la suite l'un et l'autre mode de considérer connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; 3°) enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses (...) j'appellerai ce mode Raison et Connaissance du deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième, comme je le montrerai dans la suite, que nous appellerons science intuitive. Et ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses. J'expliquerai tout cela par l'exemple d'une chose unique. On donne, par exemple, trois nombres pour en obtenir un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands n'hésiterons pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier, parce qu'ils n'ont pas encore laissé tomber dans l'oubli ce qu'ils ont appris de leurs maître sans nulle démonstration, ou parce qu'ils ont expérimenté ce procédé souvent dans le cas de nombres très simples, ou par la force de la démonstration de la proposition 19, livre 7 d'Euclide, c'est-à-dire par la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour les nombres les plus simples aucun de ces moyens n'est nécessaire. Etant donnés, par exemple, les nombres 1, 2, 3, il n'est personne qui ne voit que le quatrième proportionnel est 6, et cela beaucoup plus clairement, parce que la relation même, que nous voyons d'un regard qu'a le premier avec le second, nous concluons le quatrième. » 


Ethique, II, 40, scolie.

La servitude humaine

« Si les hommes étaient capables de gouverner toute la conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition. Mais comme ils sont souvent placés dans un si fâcheux état qu’ils ne peuvent prendre aucune résolution raisonnable, comme ils flottent presque toujours misérablement entre l’espérance et la crainte, pour des biens incertains qu’ils ne savent pas désirer avec mesure, leur esprit s’ouvre alors à la plus extrême crédulité ; il chancelle dans l’incertitude ; la moindre impulsion le jette en mille sens divers, et les agitations de l’espérance et de la crainte ajoutent encore à son inconstance. (..) Ce sont là des faits que personne n’ignore, je suppose, bien que la plupart des hommes, à mon avis, vivent dans l’ignorance d’eux-mêmes (...). 


« Qu’il leur arrive en effet, tandis qu’ils sont en proie à la crainte, quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils en augurent aussitôt que l’avenir leur sera propice ou funeste ; et cent fois trompés par l’événement, ils n’en croient pas moins pour cela aux bons et aux mauvais présages. Sont-ils témoins de quelque phénomène extraordinaire et qui les frappe d’admiration, à leurs yeux c’est un prodige qui annonce le courroux des dieux, de l’Être suprême ; et ne pas fléchir sa colère par des prières et des sacrifices, c’est une impiété pour ces hommes que la superstition conduit et qui ne connaissent pas la religion. Ils veulent que la nature entière soit complice de leur délire, et, féconds en fictions ridicules, ils l’interprètent de mille façons merveilleuses. (...) La véritable cause de la superstition, ce qui la conserve et l’entretient, c’est donc la crainte. (...) 


« De l’explication que je viens de donner de la cause de la superstition, il résulte que tous les hommes y sont naturellement sujets (quoi qu’en disent ceux qui n’y voient qu’une marque de l’idée confuse qu’ont tous les hommes de la Divinité). (...) Car ainsi que nous l’avons déjà fait voir, et suivant l’excellente remarque de Quinte-Curce (liv. VI, ch. 18) ; " Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude. " Et voilà ce qui porte si aisément le peuple, sous une apparence de religion, tantôt à adorer ses rois comme des dieux, tantôt à les détester comme le fléau du genre humain. Pour obvier à ce mal, on a pris grand soin d’entourer la religion, vraie ou fausse, d’un grand appareil et d’un culte pompeux, pour lui donner une constante gravité et imprimer à tous un profond respect ; ce qui, pour le dire en passant, a parfaitement réussi chez les Turcs où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer. 


« Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage, et que la chose du monde la plus glorieuse soit à leurs yeux de donner leur sang et leur vie pour servir l’orgueil d’un seul homme, comment concevoir rien de semblable dans un État libre, et quelle plus déplorable entreprise que d’y répandre de telles idées, puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun. (...) 


« Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne, religion d’amour, de bonheur, de paix, de continence, de bonne foi, se combattre les uns les autres avec une telle violence et se poursuivre d’une haine si farouche, que c’est bien plutôt par ces traits qu’on distingue leur religion que par les caractères que je disais tout à l’heure. (...) En cherchant la cause de ce mal, j’ai trouvé qu’il vient surtout de ce qu’on met les fonctions du sacerdoce, les dignités, les devoirs de l’Église au rang des avantages matériels, et que le peuple s’imagine que toute la religion est dans les honneurs qu’il rend à ses ministres. (...) Il ne faut point s’étonner, après cela, qu’il ne soit resté de l’ancienne religion que le culte extérieur (qui en vérité est moins un hommage à Dieu qu’une adulation), et que la foi ne soit plus aujourd’hui que préjugés et crédulités. Et quels préjugés, grand Dieu ? des préjugés qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, le discernement du vrai et du faux, et qui semblent avoir été forgés tout exprès pour éteindre, pour étouffer le flambeau de la raison humaine. La piété, la religion, sont devenues un amas d’absurdes mystères, et il se trouve que ceux qui méprisent le plus la raison, qui rejettent, qui repoussent l’entendement humain comme corrompu dans sa nature, sont justement, chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine. » 


Spinoza, Traité théologico-politique, Préface, trad. Emile Saisset (1842) 


« J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à gouverner et à réduire ses affects ; soumis aux affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affects. » 

Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, IVe partie, Préface. 

« Par vertu et puissance j'entends la même chose ; c'est-à-dire (prop.7 partie III) la vertu, en tant qu'elle se rapporte à l'homme, est l'essence même ou la nature de l'homme en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses pouvant se connaître par les seules lois de sa nature » 

Op. cit., IVe partie, définition 7.

Quelques méditations concernant l'économie


Nous donnons ici deux textes de Simone weil, datant sans doute de 1937. Il est inutile d'ajouter que ces lignes acquièrent aujourd'hui une actualité encore plus intense. Notre premier devoir, à l'égard de la "crise" toujours renaissante, serait peut-être en effet de se délivrer de illusions de rationalité et de justice qui empoisonnent l'intelligence économique et la conduisent à méconnaître ses contradictions propres.

Ces textes sont extraits du récueil "Ecrits historiques et politiques" paru chez Gallimard en 1960. 
 

L'économie est chose singulière. Combien de fois, depuis un certain nombre d'années, ne parle-t-on pas, soit à propos de tel ou tel pays, soit à propos du monde capitaliste dans son ensemble, d'effondrement économique ? On a ainsi l'impression, excitante et romantique, de vivre dans une maison qui, d'un jour à l'autre, peut s'écrouler. Pourtant, qu'on s'arrête un instant pour réfléchir au sens des mots, et qu'on se demande s'il y a jamais eu effondrement économique. Comme toutes les questions extrêmement simples, si simples qu'on ne songe jamais à les poser, celle-ci est propre à jeter dans un abîme de réflexions. 

Il y a eu, du moins selon la première apparence, des effondrements dans l'histoire ; l'exemple qui vient le premier à l'esprit, c'est celui de l'Empire romain. Mais le déclin du monde romain fut administratif, militaire, politique, intellectuel, autant qu'économique, et sauf examen plus approfondi il ne semble pas y avoir de raison de donner à l'économie le premier rôle dans ce drame. De nos jours, tous les effondrements économiques prédits à satiété depuis des années, Russie, Italie, Allemagne, capitalisme, se rapprochent selon toute apparence aussi peu que la fin du monde ; car tous les jours on les prédit pour le lendemain. 

On nous cite, il est vrai, des exemples convaincants. L'ancien régime, en 1789, n'est-il pas tombé par impossibilité économique et financière de subsister ? Plus près de nous, la République de Weimar n'a-t-elle pas succombé à des difficultés économiques qu'elle n'a pas pu ou n'a pas su résoudre ? On pourrait trouver plusieurs exemples analogues. On n'a certes pas tort de les alléguer. On omet pourtant d'ordinaire, à leur sujet, une remarque pourtant bien frappante. Ces difficultés économiques, si graves qu'elles brisent les régimes, sont toujours reçues en héritage par les régimes qui suivent, et sous une forme d'ordinaire encore aggravée ; pourtant elles deviennent alors bien moins nocives. La situation économique et financière de 1789 était loin d'être brillante ; mais les manuels d'histoire qui expliquent ainsi la chute de la royauté oublient que la Révolution a apporté, au lieu de remède, une guerre ruineuse, et a survécu pourtant à la terrible aventure des assignats. Les difficultés qui ont fait sombrer la République de Weimar n'ont pas disparu, sauf erreur, à l'avènement du Troisième Reich, et pourtant elles l'ont laissé subsister. Et les antifascistes qui jugent économiquement impossible que le Troisième Reich se prolonge oublient que le régime démocratique, socialiste, communiste ou autre qui s'établirait en Allemagne souffrirait très probablement des mêmes maux au moins pendant un assez long espace de temps, et devrait s'en accommoder. 

Ces observations amèneraient à penser qu'il n'y a pas d'effondrement économique, mais qu'il y a dans certains cas crise politique provoquée ou aggravée par une mauvaise situation économique ; ce qui est bien différent. Une analogie permettra d'y voir plus clair. La liaison de cause à effet entre les défaites militaires et les changements de gouvernement ou de régime politique est un fait d'expérience courante. Ce n'est pourtant pas, en ce cas non plus, parce que les conditions nouvelles créées par la défaite militaire rendent impossible au régime existant de subsister ; le régime nouveau s'accommode de ces conditions sans être mieux armé pour les supporter. C'est que la défaite amoindrit ou efface ce prestige du pouvoir qui, beaucoup plus que la force proprement dite, maintient les peuples dans l'obéissance. Dans beaucoup de cas, il serait matériellement aussi facile, peut-être plus facile, de se révolter contre un État vainqueur que contre un État vaincu ; mais la victoire étouffe les velléités de révolte même chez les plus mécontents, et la défaite les excite chez tous. Les répercussions politiques des faits économiques ne procéderaient-elles pas d'un mécanisme analogue ? 

Les difficultés économiques ne sont pas toujours analogues à des défaites militaires ; elles ne le sont que dans certaines circonstances. 



L'économie n'est pas comparable à une architecture ni les malheurs de l'économie à des effondrements. 

Dans tous les domaines auxquels s'applique la pensée et l'activité humaine, la clef est constituée par une certaine notion de l'équilibre, sans laquelle il n'y a que misérables tâtonnements ; équilibre dont la proportion, chère aux Pythagoriciens, constitue le symbole mathématique. Les Grecs, et après eux les Florentins du XIVe siècle, ont inventé la sculpture quand ils ont conçu un certain équilibre propre au marbre et au bronze à forme humaine. Florence a découvert la peinture quand elle a formé la notion de composition. Bach est le plus pur des musiciens parce qu'il semble s'être donné pour tâche d'étudier tous les modes d'équilibre sonore. Archimède a créé la physique quand il a construit mathématiquement les différentes formes de levier. Hippocrate est parti de la conception pythagoricienne assimilant la santé à un équilibre dans le jeu des divers organes. Le miracle grec, dû principalement aux pythagoriciens, consiste essentiellement à avoir reconnu la vertu de la conception et du sentiment de l'équilibre. 

Le miracle grec ne s'est pas encore étendu à la vie économique. La notion de l'équilibre propre à l'économie, nous ne la possédons pas. Les hommes ne l'ont jamais formée ; mais aussi n'y a-t-il pas deux siècles qu'on s'est mis à étudier l'économie. On ne dirait sans doute que la stricte vérité en affirmant que ce siècle et demi d'études économiques a été vain. Il n'y a pas eu encore de Thalès, d'Archimède, de Lavoisier de l'économie. L'apparition, il y a un peu plus d'un siècle, de doctrines révolutionnaires est probablement pour beaucoup dans cet échec. Les révolutionnaires, anxieux de démontrer que la société bourgeoise est devenue impossible, n'ont naturellement jamais cherché à définir l'équilibre économique à partir des conditions qui leur étaient données ; et pour l'avenir ils ont admis comme évident que la révolution, en matière économique, apporterait automatiquement toutes les solutions en supprimant tous les problèmes. Aucun révolutionnaire n'a jamais tenté sérieu¬sement de définir les conditions de l'équilibre économique dans le régime social qu'il attendait. Quant aux non-révolutionnaires, la polémique en a fait des contre-révolutionnaires soucieux non pas d'étudier la réalité qu'ils avaient sous les yeux, mais d'en chanter les louanges. Nous subissons aujourd'hui, dans tous les camps, les conséquences funestes de cette improbité intellectuelle que d'ailleurs, plus ou moins, nous partageons. Nous possédons, il est vrai, une sorte d'équivalent à bon marché de cette notion d'équilibre économique. C'est l'idée, si on peut ici employer un tel mot, de l'équilibre financier. Elle est d'une ingénuité désarmante. Elle se définit par le signe égal placé entre les ressources et les dépenses, évaluées les unes et les autres en termes comptables. Appliqué à l'État, aux entreprises industrielles et commerciales, aux simples particuliers, ce critérium semblait naguère suffire à tout. Il constituait en même temps un critérium de vertu. Payer ses dettes, cet idéal de vertu bourgeoise, comme tout autre idéal, a eu ses martyrs, dont César Birotteau restera toujours le meilleur représentant. Déjà au Ve siècle avant notre ère le vieillard Céphalès, pour faire comprendre à Socrate qu'il avait toujours vécu selon la justice, disait : « J'ai dit la vérité et j'ai payé mes dettes. » Socrate doutait que ce fût là une définition satisfaisante de la justice. Mais Socrate était un mauvais esprit. 

Aujourd'hui ce critérium a beaucoup perdu de son prestige, aussi bien du point de vue économique que du point de vue moral ; il n'a pourtant pas disparu. On a toujours tendance à appliquer à l'État la formule de Céphalès, ou du moins la moitié de cette formule ; personne ne demande à l'État de dire la vérité, mais on juge abominable qu'il ne paye pas ses dettes. 

On n'a pas encore compris que l'idéal du bon Céphalès est rendu inapplicable par deux phénomènes liés et presque aussi vieux que la monnaie elle-même ; ce sont le crédit, et la rétribution du capital. Proudhon, dans son lumineux petit livre Qu'est-ce que la propriété ? prouvait que la propriété était, non pas injuste, non pas immorale, mais impossible ; il entendait par propriété non le droit d'user exclusivement d'un bien, mais le droit de le prêter à intérêt, quelque forme que prenne cet intérêt : loyer, fermage, rente, dividende. C'est en effet le droit fondamental dans une société où on calcule d'ordinaire la fortune d'après le revenu. 

Dès lors que le capital foncier ou mobilier est rétribué, dès lors que cette rétribution figure dans un grand nombre de comptabilités publiques ou privées, la recherche de l'équilibre financier est un principe permanent de déséquilibre. C'est une évidence qui saute aux yeux. Un intérêt à 4 % quintuple un capital en un siècle ; mais si le revenu est réinvesti, on a une progression géométrique si rapide, comme toutes les progressions géométriques, qu'avec un intérêt de 3 % un capital est centuplé en deux siècles. 

Sans doute il n'y a jamais qu'une part assez petite des biens meubles et immeubles qui soit louée au placée à intérêt ; sans doute aussi, les revenus ne sont pas tous réinvestis. Ces chiffres indiquent néanmoins qu'il est mathématiquement impossible que dans une société fondée sur l'argent et le prêt à intérêt la probité se maintienne pendant deux siècles. Si elle se maintenait, la fructification du capital ferait automatiquement passer toutes les ressources entre les mains de quelques-uns. 

Un coup d'œil rapide sur l'histoire montre quel rôle perpétuellement subversif y a joué, depuis que la monnaie existe, le phénomène de l’endettement. Les réformes de Solon, de Lycurgue, ont consisté avant tout dans l'abolition des dettes. Par la suite, les petites cités grecques ont été plus d'une fois déchirées par des mouvements en faveur d'une nouvelle abolition. La révolte à la suite de laquelle les plébéiens de Rome ont obtenu l'institution des tribuns avait pour cause un endettement qui réduisait à la condition d'esclaves un nombre croissant de débiteurs insolvables ; même sans révolte, une abolition partielle des dettes était devenue une nécessité, car à chaque plébéien devenu esclave Rome perdait un soldat. 

Le paiement des dettes est nécessaire à l'ordre social. Le non-paiement des dettes est tout aussi nécessaire à l'ordre social. Entre ces deux nécessités contradictoires, l'humanité oscille depuis des siècles avec une belle inconscience. Par malheur, la seconde lèse bien des intérêts en apparence légitimes, et ne se fait guère respecter sans trouble et sans quelque violence. 

 

 

Variante : apologie pour une banqueroute


Le mot de banqueroute est un de ceux qu'on emploie avec gêne, qui sonnent mal, comme adultère ou escroquerie. Quand on le prononce au sujet des finances de son propre pays, on parle volontiers "d'humiliante banqueroute". On peut chercher des excuses à une banqueroute, on peut trouver des raisons d'atténuer telle ou telle responsabilité, mais personne n'a même l'idée que la banqueroute ne procède pas en quelque manière d'un pêché ; personne ne considère qu'elle puisse constituer un phénomène normal. Déjà le vieux Céphale, pour faire comprendre à Socrate qu'il avait mené une vie irréprochable, lui disait : "Je n'ai trompé personne, et j'ai payé mes dettes." Socrate, ce mauvais esprit, doutait que ce fut là une définition suffisante de la justice. Le Français moyen - et nous sommes tous la plupart du temps des Français moyens - applique volontiers à l'État le critérium de Céphale, du moins en ce qui concerne le second point ; car quant au premier, personne ne demande à un gouvernement de ne pas mentir. 

Proudhon, dans ce lumineux ouvrage de jeunesse intitulé Qu'est-ce que la propriété? prouve par le raisonnement le plus simple et le plus évident que l'idéal de ce bon Céphale est une absurdité. L'idée fondamentale de Proudhon, dans ce petit livre trop méconnu, c'est que la propriété est non pas mauvaise, non pas injuste, mais impossible. Il entend par propriété non pas le droit de posséder un bien quelconque, mais le droit bien plus important de le prêter à intérêt, quelque forme d'ailleurs que prenne cet intérêt : loyer, fermage, rente, dividende. 

La démonstration de Proudhon repose sur une loi mathématique fort claire. La fructification du capital implique une progression géométrique. Le capital ne rapporterait-il que 1%, il s'accroîtrait néanmoins selon une progression géométrique à raison de 1+1/100. Toute progression géométrique engendre des grandeurs astronomiques avec une rapidité qui dépasse l'imagination. Un calcul simple montre qu'un capital ne rapportant que l'intérêt dérisoire de 1% double en un siècle, se multiplie par sept en deux siècles ; et, avec l'intérêt modeste de 3%, il est centuplé dans le même espace de temps. Il est donc mathématiquement impossible que tous les hommes d'un pays soient vertueux à la manière de Céphale pendant deux siècles ; car bien qu'une portion relativement petite des biens meubles et immeubles soit louée ou placée à intérêt, il est mathématiquement impossible que la valeur de cette portion centuple en quelques générations. S'il est nécessaire à l'ordre social que les gens payent leurs dettes, il est plus nécessaire encore que les gens ne payent pas leurs dettes. 

Depuis qu'existent la monnaie et le prêt à intérêt, l'humanité oscille entre ces deux nécessités contradictoires, et toujours avec une inconscience digne d'admiration. Si on s'amusait à reprendre toute l'histoire des dettes payées et non payées, on arriverait à rendre compte d'une bonne partie des événements passés. Chacun sait que, par exemple, la réforme de Solon à Athènes, la création des tribuns à Rome sont issues de troubles suscités par l'endettement excessif de la population ou de l'État, il n'y a jamais eu d'autres remèdes à l'endettement que l'abolition des dettes, ouvertes ou déguisées. 

[Nous savons construire des mécanismes qui reviennent] à l'état initial dès qu'une certaine limite est dépassée ; mais nous ne savons pas construire de tels agencements automatiques pour la machine sociale. Les souffrances, le sang et les larmes des hommes en tiennent lieu. 

Nous pouvons aujourd'hui nous livrer à des méditations amères sur le phénomène de l'endettement. L'État français a été engagé jusqu'à mi-corps par la guerre dans cet engrenage mathématique dont le pays ne semble pas pouvoir se libérer. Le sang a été consommé gratuitement et bientôt oublié, ou peu s'en faut ; mais les familles qui ont donné leurs fils ont prêté leur argent, et ce prêt vieux de plus de vingt ans nous étrangle tous les jours davantage. Machiavel disait que les hommes oublient plus facilement la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. Il avait raison sans doute, mais la justesse de cette formule nous apparaîtrait aujourd'hui d'une manière plus éclatante si on disait fils au lieu de père. Aucun gouvernement n'a osé encore annoncer qu'il considérait comme nulles les charges financières léguées par la guerre. Malgré toutes les difficultés d'une telle opération il faudra pourtant un jour en arriver là, car il est impossible que ces charges continuent longtemps encore à faire boule de neige. C'est d'autant plus impossible que les charges qui procèdent de la guerre éventuelle font une autre boule de neige non moins redoutable. Car aujourd'hui encore les mêmes hommes qui donneraient sans hésiter leur sang ou celui des leurs et ne demanderaient rien en échange ont besoin de quatre pour cent et d'une garantie de change pour collaborer à la défense nationale.