Spinoza

Connaître pour vivre libre

Deux extraits tirés de l'Ethique sur la question du savoir. Tous deux caractérisent une ignorance native, quasi-naturelle de l'homme, ainsi que les différents modes de connaissance dont nous disposerions pour en sortir. 

 

« Je dis expressément que l'Ame n'a ni d'elle-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, toutes les fois qu'elle suit l'ordre commun de la Nature ; c'est-à-dire toutes les fois qu'elle est déterminée du dehors, par la rencontre fortuite des choses, à considérer ceci ou cela, et non toutes les fois qu'elle est déterminée du dedans, à savoir, parce qu'elle considère à la fois plusieurs choses, à connaître les conformités qui sont entre elles, leurs différences et leurs oppositions ; toutes les fois en effet qu'elle est disposée du dedans de telle ou telle manière, alors elle considère les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus bas ». 
 

Ethique, II, prop. 29, scolie. 

 

« Par tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons de notions générales tirant leur origine : 1°) Des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d'une manière tronquée, mutilée, confuse et sans ordre pour l'entendement (voir Coroll. De la prop. 29) ; pour cette raison j'ai accoutumé d'appeler de telles perceptions connaissances par expérience vague ; 2°) des signes, par exemple de ce que, entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (voir scolie de la prop. 18). J'appellerai par la suite l'un et l'autre mode de considérer connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; 3°) enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses (...) j'appellerai ce mode Raison et Connaissance du deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième, comme je le montrerai dans la suite, que nous appellerons science intuitive. Et ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses. J'expliquerai tout cela par l'exemple d'une chose unique. On donne, par exemple, trois nombres pour en obtenir un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands n'hésiterons pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier, parce qu'ils n'ont pas encore laissé tomber dans l'oubli ce qu'ils ont appris de leurs maître sans nulle démonstration, ou parce qu'ils ont expérimenté ce procédé souvent dans le cas de nombres très simples, ou par la force de la démonstration de la proposition 19, livre 7 d'Euclide, c'est-à-dire par la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour les nombres les plus simples aucun de ces moyens n'est nécessaire. Etant donnés, par exemple, les nombres 1, 2, 3, il n'est personne qui ne voit que le quatrième proportionnel est 6, et cela beaucoup plus clairement, parce que la relation même, que nous voyons d'un regard qu'a le premier avec le second, nous concluons le quatrième. » 


Ethique, II, 40, scolie.

Désir et Liberté

Une série de textes sur la question du désir et de la liberté. Deux conceptions s'opposent : d'une part une conception antique, qui fait de l'acceptation ou du refus des désirs l'objet d'un choix ; d'autre part la conception spinoziste, qui récuse la notion de choix et fait de la liberté l'affirmation d'une essence. 

Proposition 6 : Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. (...)

Proposition 7 : l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose. (...) 

Proposition 9, scolie :

Cet effort, quand il se rapporte à l'Ame seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l'Ame et au Corps, est appelé Appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a nulle différence entre l'Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapport généralement aux hommes en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l'Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. 

Spinoza, Ethique, IIIe partie, trad. Appuhn


« Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir ; cette chose est dite nécessaire ou plutôt contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque effet dans une condition certaine et déterminée. » 

Spinoza, Ethique, Ière partie, définition 7, trad. Appuhn


« L'expérience l'a montré surabondamment, rien n'est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n'est rien qu'ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et c'est pourquoi la plupart croient que notre liberté d'action existe seulement à l'égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l'appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s'agit de choses auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d'une autre chose ne peut apaiser. S'ils ne savaient d'expérience cependant que maintes fois nous regrettons des actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les emècherait de croire que toutes nos actions sont libres. C'est ainsi qu'un petit enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d'ébriété aussi croit dire par un libre décret de l'Ame ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et un très grand nombre d'individus de même farine croient parler par un libre décret de l'Ame, alors cependant qu'ils ne peuvent contenir l'impulsion qu'ils ont à parler ; l'expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leur action et ignorants des causes par où ils sont déterminés. » 


Spinoza, Ethique, IIème partie, Proposition 2, scolie 

iL n'y a de Bien et de Mal que pour des hommes

Dans cette série d'extraits, Spinoza nous montre que les notions de Bien et de Mal ne prennent sens que pour la communauté humaine - au sein de laquelle elles prennent toutefois une valeur absolue. Spinoza prend soin, dans le dernier extrait, de distinguer la loi - comme règle imposée de l'extérieur - de l'éthique - comme reconnaissance raisonnée du bien. 

 

« Pour les autres notions aussi, elles ne sont rien, si ce n'est des modes d'imaginer par lesquels l'imagination est diversement affectée, et cependant les ignorants les considèrent comme les attributs principaux des choses ; parce que, comme nous l'avons dit déjà, ils croient que toutes choses ont été faites en vue d'eux-mêmes et disent que la nature d'une chose est bonne ou mauvaise, saine ou pourrie et corrompue, suivant qu'ils sont affectés par elles. » 
Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, 1ère partie, appendice

« Car si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l'un à l'autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l'homme que l'homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s'accorder tous en toutes choses de façon que les Ames et les Corps de tous composent en quelque sorte une seule Ame et un seul Corps, de s'efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l'utilité commune à tous » .


Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, 4e partie, prop.18, scolie


« J'appelle Moralité le Désir de faire le bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la Raison. Quant au Désir qui tient un homme vivant sous la conduite de la Raison, de s'attacher les autres par le lien de l'amitié, je l'appelle Honnêteté ; honnête, ce que louent les hommes vivant sous la conduite de la Raison, vilain au contraire, ce qui s'oppose à l'établissement de l'amitié. Par là j'ai aussi montré quels sont les fondements de la cité. » 


Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, 4e partie, prop.37, scolie 1. 



« Sur le premier point, je réponds que l'Ecriture use constamment d'un langage tout anthropomorphique, convenant au vulgaire auquel elle est destinée ; ce vulgaire est incapable de percevoir les vérités un peu haute. C'est pourquoi, j'en suis persuadé, toutes les règles de vie, dont Dieu a révélé aux Prophètes que l'observation était nécessaire au salut, ont pris la forme de lois, et, pour la même raison, les Prophète ont forgé des paraboles. En premier lieu, en effet, ils ont présenté comme exprimant la volonté d'un Roi et d'un Législateur, les moyens de salut et de perdition révélés par Dieu et dont il était cause ; ils ont appelé loi ces moyens de salut qui ne sont rien que des causes, et les ont transformés en lois ; ils ont donné le caractère de récompense et de châtiment au salut et à la perdition qui ne sont autre chose que les effets découlant nécessairement de ces mêmes causes. Ils ont accomodé leur langage à cette histoire ou parabole plutôt qu'à la vérité et, en beaucoup d'occasions, prêté à Dieu les passions de l'homme, tantôt la colère, tantôt la misericorde, parfois le désir de ce qui n'est pas encore, parfois la jalousie et le soupçon ; ils ont même cru que Dieu pouvait être induit en erreur par le Diable. Les philosophes, en conséquence, et tous ceux qui sont au dessus de la loi, c'est-à-dire pratiquent la vertu par amour pour elle parce qu'elle est ce qu'il y a de meilleur et non parce que la loi l'ordonne, ne doivent pas être choqués par ce langage. » 


Spinoza, Lettre 19, à Guillaume de Blyenbergh, 3 janvier 1665.