Bonheur

Savons-nous réellement juger de la valeur de la vie? Ethique à Eudème, I-5, [1215 b15-1216 a10]

La préoccupation éthique est à la fois la plus essentielle et la moins naturellement cultivée. Aristote approfondit ici ce paradoxe au coeur de toute investigation éthique.


Il y a beaucoup de choses dont il n’est pas facile de bien juger, mais c’est surtout le cas de ce qui semble à tous être le plus facile et être connu de tout homme : qu’y a-t-il dans la vie qui soit souhaitable et qui soit capable, si nous l’obtenons, de combler notre [faculté de] désir ? Il y a en effet beaucoup d’événements de nature à nous faire rejeter la vie, par exemple les maladies, les souffrances excessives, les mauvais jours, si bien que de toute évidence, au commencement [de notre vie], si l’on nous donnait le choix, il serait préférable, à ne regarder que ces maux, de ne pas naître. De plus, qu’est-ce que la vie que nous vivons enfants ? Personne, donc, ayant son bon sens, ne supporterait d’y retourner. En outre, bien des actes qui ne comportent ni plaisir ni peine, et bien d’autres qui comportent un plaisir, mais un plaisir sans beauté, sont tels qu’il est préférable de ne pas être plutôt que de vivre. Bref, si l’on rassemblait en un seul tout toutes ces choses que font ou que subissent tous les hommes, sans les faire de leur plein gré ni pour elles-mêmes ; et si l’on ajoutait une durée de temps infinie : nul ne choisirait davantage pour cela de vivre plutôt que de ne pas vivre. Et assurément, pour le seul plaisir de manger, ni pour le seul plaisir des jouissances sexuelles, les autres plaisirs mis à part, ceux que procure aux hommes [l’acte de] connaître, de voir, et les autres sens, il ne se trouvera pas pour cela un seul homme qui préfère la vie [au non être], à moins que ce ne soit un véritable esclave ; car il est évident que pour qui ferait un tel choix, il n’y aurait aucune différence entre être né bête ou homme. En tout cas, le bœuf d’Egypte, que l’on vénère sous le nom d’Apis, est plus riche de tout cela que bien des monarques. De même, on ne saurait préférer la vie au non-être pour le plaisir de dormir : quelle différence y a-t-il en effet entre dormir un sommeil ininterrompu, du premier jour jusqu’au dernier, pendant mille ans ou aussi longtemps qu’on voudra, et vivre une vie de plante ? C’est bien à une telle vie que semblent avoir part les plantes, comme aussi les petits enfants : car ceux-ci, depuis leur conception et durant leur formation dans le sein maternel, passent tout leur temps à dormir. Ainsi tout cela rend manifeste qu’échappe à l’examen ce qu’est le bonheur et ce qu’est le bien qu’on peut trouver dans la vie.

Note

La présente traduction est refaite à partir de celles de Gauthier et Jolif dans leur commentaire de l’Ethique à Nicomaque, II p. 35-36, en conclusion du commentaire de EN I, 3, et de Décarie, Vrin p.58. (Note de Jean-Michel Muglioni)

Qu'est-ce que le bonheur? Ethique à Nicomaque I.6 [1098a]

Cet extrait, que nous donnons toujours dans la traduction de soeur Pascale Nau, nous permettra de comprendre ce qu'Aristote entend par vie heureuse, et pourquoi celle-ci consiste précise à vivre selon la "vertu".


Mais l’identification du bonheur et du Bien Suprême apparaît sans doute comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accord ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. On y arriverait peut-être, si on déterminait la fonction de l’homme. 


De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c’est dans la fonction que réside, selon l’opinion commune, le bien, le « réussi », on peut penser qu’il en est ainsi pour l’homme, s’il est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à l’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? Ou bien encore, de même qu’un oeil, une main, un pied et, d’une manière générale, chaque partie d’un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l’homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. [1098a] Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Ensuite viendrait la vie sensitive ; mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Il reste enfin une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme − partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée

L’expression vie rationnelle étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu’il s’agit ici de la vie selon le point de vue de l’exercice, car c’est cette vie-là qui parait bien donner au terme son sens le plus plein. Or, s’il y a une fonction de l’homme consistant dans une activité de l’âme conforme à la raison, ou qui n’existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même chez un individu quelconque et chez un individu de mérite (ainsi, chez un cithariste et chez un bon cithariste, et ceci est vrai, d’une manière absolue, dans tous les cas), l’excellence due au mérite s’ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d’en bien jouer), si cela est vrai ; maintenant, si nous supposons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie − c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison −, si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre, dans ces conditions, c’est donc que le bien pour l’homme consiste en une activité de l’âme en accord avec la vertu et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. Mais il faut ajouter « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et, pareillement, la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps.

Note

Le texte est pris dans la traduction de la soeur Pascale-Dominique NAU