Analogie et ressemblance, Eléments de philosophie, Livre II, chapitre VII

Ce texte d'Alain pourra permettre de comprendre un procédé largement utilisé par Platon ou Aristote pour exposer leurs pensées : l'analogie. Celle-ci permet en effet de penser une égalité entre plusieurs termes, tout en maintenant leur différence. Ce n'est par exemple que par analogie que la vieillesse peut-être dite "l'automne de la vie".

Un cheval de bronze ressemble à un cheval, et est analogue à un homme de bronze. Dans cet exemple, on comprend que le mot analogie a conservé son sens ancien ; il désigne non pas une communauté de caractères qui dispo¬seraient le corps de la même manière, soit pour le sentir, soit pour l'agir, mais bien une identité de rapports, qui parle à l'entendement seul. C'est pourquoi les analogies les plus parfaites sont aussi les plus cachées. Il y a analogie entre la self-induction et la masse, sans aucune ressemblance ; analogie entre une route en pente et une vis, presque sans ressemblance ; entre la vis et le moulin à vent, entre l'engrenage et le levier, entre courant électrique et canalisation hydraulique; mais qu'on se garde d'inventer ici quelque ressemblance, de peur de substituer l'imagination à l'entendement. Analogie aussi entre chute et gravitation; analogie entre oxydation, combustion, respiration. Analogie enco¬re entre une réaction exothermique et la chute d'un poids entre un corps chimi¬quement inerte et un poids par terre. Analogie entre un aimant et un solénoïde, entre les ondes hertziennes et la lumière. Analogie entre les sections coniques et l'équation générale du second degré, entre une tangente et une dérivée, entre une parabole et la suite des carrés. Cette énumération d'exemples en désordre est pour faire apercevoir l'étendue et les difficultés de la question, et aussi pour écarter l'idée d'un système des analogies, impossible à présenter sans d'immenses développements. 

En réfléchissant sur ces exemples on peut comprendre d'abord que les analogies sont quelquefois sans aucune ressemblance, quelquefois compli¬quées par des ressemblances grossières propres à égarer l'esprit et à lui faire prendre une comparaison pour une preuve. Aussi que certaines analogies sont en quelque sorte constatées par des expériences apprêtées dont les travaux de Faraday donnent un bon exemple ; d'autres fois saisies par un observateur puissant, et toujours reconstruites d'après quelques formes simples qui dessi¬nent alors des faits nouveaux, comme lorsque Newton voulut dire que la lune tombe sur la terre ; d'autres fois enfin construites presque à l'état de pureté au moyen d'objets convenables comme points et lignes sur le papier. On peut s'assurer, même par réflexion sommaire, que la source de l'analogie et les modèles de l'analogie se trouvent dans la mathématique la plus haute, où les ressemblances sont alors éliminées, ne laissant plus subsister que l'identité des rapports dans la différence des objets. Je dois avertir ici qu'il convient d'appeler objets les figures du géomètre et les signes de l'algébriste. Et encore est-il vrai de dire que la géométrie offre à l'imagination de fausses preuves par ressemblance ; ce n'est sans doute que dans la plus haute mathématique que s'exercent les yeux de l'observateur, comme il faut, par la sévérité des signes. Ensuite physicien, mathématicien d'abord. Maxwell connaissait ces pièges lorsqu'il représentait l'induction électrique par une grosse masse sphérique entre deux petites ; ce modèle mécanique était assez grossier pour ne tromper personne. Il y a sans doute un art, mais bien caché, d'amuser l'imagination de façon qu'elle marche d'une certaine manière avec l'entendement sans que leurs chemins se rencontrent.

Note

Ce texte a été utilisé dans la séance du cours sur Aristote du 8 janvier 2009, pendant laquelle Jean-Michel Muglioni avait expliquée en quoi la vie éthique peut être comprise par analogie avec l'ordre des métiers. 

La pensée politique, refuge de la superstition, Cours de philosophie positive, 48ème leçon

Les mêmes qui riraient de livrer la physique ou la biologie aux magiciens et aux occultistes se laissent le plus souvent aujourd'hui prendre, devant le spectacle politique, à des espérances folles. On rêve alors de révolution soudaine, d'homme providentiel, d'entreprise inouïe. Pourtant ne doit-on pas commencer par reconnaître dans la politique un domaine soumis aux lois de l'histoire et de la société? 

 

Quoique la puissance effective de l'homme pour modifier à son gré des phénomènes quelconques ne puisse jamais résulter que d'une connaissance réelle de leurs propres lois naturelles, il est néanmoins incontestable que, dans tous les genres, l'enfance de la raison humaine a nécessairement coïncidé avec la prétention caractéristique à exercer, sur l'ensemble des phénomènes correspondants, une action essentiellement illimitée. Cette grande illusion primitive résulte toujours spontanément de l'ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l'hypothèse prépondérante du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ou même ensuite aux entités métaphysiques : car, cette vaine ambition se manifestant précisément à l'époque où l'homme influe réellement le moins sur ce qui l'entoure, il ne peut s'attribuer, en général, une telle autorité que par le secours indispensable de ces forces mystérieuses.

L'histoire générale des opinions humaines vérifie clairement cette aberration fondamentale, à l'égard des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, comme je l'ai noté, eu plusieurs occasions, dans les parties antérieures de ce Traité. On conçoit aisément qu'une telle illusion doit, de toute nécessité, se prolonger d'autant plus que la complication croissante des diverses catégories principales de phénomènes naturels vient y retarder davantage la conception de véritables lois. Il faut d'ailleurs remarquer aussi, à ce sujet, le concours spontané d'une autre influence philosophique, qui doit puissamment seconder, sous ce rapport, cet obstacle fondamental au développement correspondant de la raison humaine, en ce que les différents phénomènes, en même temps qu'ils sont plus compliqués, deviennent, en général, d'autant plus modifiables, comme je l'ai souvent montré dans les deux volumes précédents. La cause essentielle de ces modifications plus étendues résultant du même principe qui détermine une plus grande complication, savoir la généralité décroissante des divers ordres de phénomènes, elle contribue inévitablement à perpétuer, sur la puissance effective de l'homme, une aberration primitive, ainsi devenue beaucoup plus difficile à démêler et par suite plus excusable. Cette double nécessité a dû spontanément affecter davantage l'étude des phénomènes sociaux, qui devaient, à ce titre, demeurer, plus longtemps et plus profondément que tous les autres, le sujet de semblables illusions. Mais, malgré cette inégalité naturelle, il importait beaucoup de montrer d'abord que, sous ce rapport, comme sous les deux autres aspects déjà indiqués, de tels attributs ne sont nullement particuliers à ce dernier ordre de phénomènes, et qu'ils ont, au contraire, toujours caractérisé l'enfance de la raison humaine, à l'égard de toutes les spéculations possibles, même les plus simples; similitude aussi précieuse qu'irrécusable, puisqu'elle doit faire concevoir aux vrais philosophes, en opposition aux préjugés actuels, l'espoir rationnel de parvenir à dissiper aussi une telle aberration dans le système des idées politiques, par la même voie fondamentale qui en a déjà dégagé tous les autres sujets principaux de nos recherches réelles. Quoi qu'il en soit, cette erreur générale ne subsiste plus essentiellement aujourd'hui que pour les seuls phénomènes sociaux, sauf quelques illusions analogues relatives aux phénomènes intellectuels et moraux, et dont les esprits un peu avancés se sont désormais suffisamment affranchis. Mais, en politique, il est évident que, malgré l'incontestable tendance des esprits actuels vers une plus saine philosophie, la disposition prépondérante des hommes d'Etat et même des publicistes, soit dans l'école théologique, soit dans l'école métaphysique, consiste encore habituellement à concevoir les phénomènes sociaux comme indéfiniment et arbitrairement modifiables, en continuant à supposer l'espèce humaine dépourvue de toute impulsion spontanée, et toujours prête à subir passivement l'influence quelconque du législateur, temporel ou spirituel, pourvu qu'il soit investi d'une autorité suffisante. Sous ce rapport capital, de même que sous tout autre, la politique théologique se montre naturellement moins inconséquente que sa rivale, en ce que, du moins, elle y explique, à sa manière, la monstrueuse disproportion qu'une telle opinion constitue nécessairement entre l'immensité des effets accomplis et l'exiguïté de ces prétendues causes, en y réduisant directement le législateur à n'être, en général, que le simple organe d'une puissance surnaturelle et absolue : ce qui, d'ailleurs, n'en aboutit que plus clairement, et d'une manière bien plus irrésistible, à la domination indéfinie du législateur, ainsi seulement assujetti à emprunter d'en haut sa principale autorité.

 

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 48ème leçon (1840).

Fonction morale de la famille, Système de politique positive, IV-4

Que peut la famille en matière d'éducation? Dans quelle mesure l'hérédité permet-elle d'espérer dans l'amélioration progressive de l'espèce? Comte soulève ici des questions délicates qui permettent d'approfondir notre réflexion sur l'eugénisme platonicien. On notera que si le fondateur du positivisme affirme ici la nécessité d'une régulation et d'un contrôle de la reproduction humaine, il souligne son importance et sa spécificité en attribuant à la morale et à la liberté seules le soin de l'effectuer. L'analogie avec l'élevage animal instruira donc tant par les rapprochements qu'elle permet, que par les limites qu'elle marque. 

Siège nécessaire de la principale production, la famille s’y lie principalement à l’ensemble d’une activité dont elle fournit tous les coopérateurs. Mais la prépondérance d’une telle attribution reste encore dissimulée par la difficulté de la régler, faute de notions et d’institutions convenables. Le vrai début de l’éducation humaine s’accomplit dans une brutale ivresse et sans aucune responsabilité. Dès lors, on doit craindre que notre sagesse ne parvienne jamais à systématiser assez une existence qui commence ainsi. Néanmoins, les succès obtenus envers des êtres moins modifiables permettent d’espérer que la fonction initiale comporte autant de régularité que l’ensemble de ses conséquences. 

Il faut peu s’étonner d’un tel contraste entre l’importance accordée aux propagations inférieures et la négligence apportée envers la procréation principale. Car les moyens grossiers et violents qu’on applique aux unes ne peuvent être aucunement étendus à l’autre. Un tel domaine restera doublement réservé jusqu’à l’avènement du positivisme, seul capable d’y fournir à la fois les théories et les institutions convenables, en complétant et en systématisation la science et la morale. Sans la division normale des deux pouvoirs, attribut général de la religion de l’Humanité, la procréation ne peut être réglée, dans notre race, que par des prescriptions politiques, autant dépourvues d’efficacité que de dignité. 

Auguste Comte, Système de politique positive, tome IV, chapitre 4, p. 317-318


Note 

Ce texte a été commenté lors de la séance du 9 décembre 2010 de l'atelier de Frédéric Dupin consacré à la République de Platon.