Les mêmes qui riraient de livrer la physique ou la biologie aux magiciens et aux occultistes se laissent le plus souvent aujourd'hui prendre, devant le spectacle politique, à des espérances folles. On rêve alors de révolution soudaine, d'homme providentiel, d'entreprise inouïe. Pourtant ne doit-on pas commencer par reconnaître dans la politique un domaine soumis aux lois de l'histoire et de la société?
Quoique la puissance effective de l'homme pour modifier à son gré des phénomènes quelconques ne puisse jamais résulter que d'une connaissance réelle de leurs propres lois naturelles, il est néanmoins incontestable que, dans tous les genres, l'enfance de la raison humaine a nécessairement coïncidé avec la prétention caractéristique à exercer, sur l'ensemble des phénomènes correspondants, une action essentiellement illimitée. Cette grande illusion primitive résulte toujours spontanément de l'ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l'hypothèse prépondérante du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ou même ensuite aux entités métaphysiques : car, cette vaine ambition se manifestant précisément à l'époque où l'homme influe réellement le moins sur ce qui l'entoure, il ne peut s'attribuer, en général, une telle autorité que par le secours indispensable de ces forces mystérieuses.
L'histoire générale des opinions humaines vérifie clairement cette aberration fondamentale, à l'égard des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, comme je l'ai noté, eu plusieurs occasions, dans les parties antérieures de ce Traité. On conçoit aisément qu'une telle illusion doit, de toute nécessité, se prolonger d'autant plus que la complication croissante des diverses catégories principales de phénomènes naturels vient y retarder davantage la conception de véritables lois. Il faut d'ailleurs remarquer aussi, à ce sujet, le concours spontané d'une autre influence philosophique, qui doit puissamment seconder, sous ce rapport, cet obstacle fondamental au développement correspondant de la raison humaine, en ce que les différents phénomènes, en même temps qu'ils sont plus compliqués, deviennent, en général, d'autant plus modifiables, comme je l'ai souvent montré dans les deux volumes précédents. La cause essentielle de ces modifications plus étendues résultant du même principe qui détermine une plus grande complication, savoir la généralité décroissante des divers ordres de phénomènes, elle contribue inévitablement à perpétuer, sur la puissance effective de l'homme, une aberration primitive, ainsi devenue beaucoup plus difficile à démêler et par suite plus excusable. Cette double nécessité a dû spontanément affecter davantage l'étude des phénomènes sociaux, qui devaient, à ce titre, demeurer, plus longtemps et plus profondément que tous les autres, le sujet de semblables illusions. Mais, malgré cette inégalité naturelle, il importait beaucoup de montrer d'abord que, sous ce rapport, comme sous les deux autres aspects déjà indiqués, de tels attributs ne sont nullement particuliers à ce dernier ordre de phénomènes, et qu'ils ont, au contraire, toujours caractérisé l'enfance de la raison humaine, à l'égard de toutes les spéculations possibles, même les plus simples; similitude aussi précieuse qu'irrécusable, puisqu'elle doit faire concevoir aux vrais philosophes, en opposition aux préjugés actuels, l'espoir rationnel de parvenir à dissiper aussi une telle aberration dans le système des idées politiques, par la même voie fondamentale qui en a déjà dégagé tous les autres sujets principaux de nos recherches réelles. Quoi qu'il en soit, cette erreur générale ne subsiste plus essentiellement aujourd'hui que pour les seuls phénomènes sociaux, sauf quelques illusions analogues relatives aux phénomènes intellectuels et moraux, et dont les esprits un peu avancés se sont désormais suffisamment affranchis. Mais, en politique, il est évident que, malgré l'incontestable tendance des esprits actuels vers une plus saine philosophie, la disposition prépondérante des hommes d'Etat et même des publicistes, soit dans l'école théologique, soit dans l'école métaphysique, consiste encore habituellement à concevoir les phénomènes sociaux comme indéfiniment et arbitrairement modifiables, en continuant à supposer l'espèce humaine dépourvue de toute impulsion spontanée, et toujours prête à subir passivement l'influence quelconque du législateur, temporel ou spirituel, pourvu qu'il soit investi d'une autorité suffisante. Sous ce rapport capital, de même que sous tout autre, la politique théologique se montre naturellement moins inconséquente que sa rivale, en ce que, du moins, elle y explique, à sa manière, la monstrueuse disproportion qu'une telle opinion constitue nécessairement entre l'immensité des effets accomplis et l'exiguïté de ces prétendues causes, en y réduisant directement le législateur à n'être, en général, que le simple organe d'une puissance surnaturelle et absolue : ce qui, d'ailleurs, n'en aboutit que plus clairement, et d'une manière bien plus irrésistible, à la domination indéfinie du législateur, ainsi seulement assujetti à emprunter d'en haut sa principale autorité.
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 48ème leçon (1840).