Positivisme

La pensée politique, refuge de la superstition, Cours de philosophie positive, 48ème leçon

Les mêmes qui riraient de livrer la physique ou la biologie aux magiciens et aux occultistes se laissent le plus souvent aujourd'hui prendre, devant le spectacle politique, à des espérances folles. On rêve alors de révolution soudaine, d'homme providentiel, d'entreprise inouïe. Pourtant ne doit-on pas commencer par reconnaître dans la politique un domaine soumis aux lois de l'histoire et de la société? 

 

Quoique la puissance effective de l'homme pour modifier à son gré des phénomènes quelconques ne puisse jamais résulter que d'une connaissance réelle de leurs propres lois naturelles, il est néanmoins incontestable que, dans tous les genres, l'enfance de la raison humaine a nécessairement coïncidé avec la prétention caractéristique à exercer, sur l'ensemble des phénomènes correspondants, une action essentiellement illimitée. Cette grande illusion primitive résulte toujours spontanément de l'ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l'hypothèse prépondérante du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ou même ensuite aux entités métaphysiques : car, cette vaine ambition se manifestant précisément à l'époque où l'homme influe réellement le moins sur ce qui l'entoure, il ne peut s'attribuer, en général, une telle autorité que par le secours indispensable de ces forces mystérieuses.

L'histoire générale des opinions humaines vérifie clairement cette aberration fondamentale, à l'égard des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, comme je l'ai noté, eu plusieurs occasions, dans les parties antérieures de ce Traité. On conçoit aisément qu'une telle illusion doit, de toute nécessité, se prolonger d'autant plus que la complication croissante des diverses catégories principales de phénomènes naturels vient y retarder davantage la conception de véritables lois. Il faut d'ailleurs remarquer aussi, à ce sujet, le concours spontané d'une autre influence philosophique, qui doit puissamment seconder, sous ce rapport, cet obstacle fondamental au développement correspondant de la raison humaine, en ce que les différents phénomènes, en même temps qu'ils sont plus compliqués, deviennent, en général, d'autant plus modifiables, comme je l'ai souvent montré dans les deux volumes précédents. La cause essentielle de ces modifications plus étendues résultant du même principe qui détermine une plus grande complication, savoir la généralité décroissante des divers ordres de phénomènes, elle contribue inévitablement à perpétuer, sur la puissance effective de l'homme, une aberration primitive, ainsi devenue beaucoup plus difficile à démêler et par suite plus excusable. Cette double nécessité a dû spontanément affecter davantage l'étude des phénomènes sociaux, qui devaient, à ce titre, demeurer, plus longtemps et plus profondément que tous les autres, le sujet de semblables illusions. Mais, malgré cette inégalité naturelle, il importait beaucoup de montrer d'abord que, sous ce rapport, comme sous les deux autres aspects déjà indiqués, de tels attributs ne sont nullement particuliers à ce dernier ordre de phénomènes, et qu'ils ont, au contraire, toujours caractérisé l'enfance de la raison humaine, à l'égard de toutes les spéculations possibles, même les plus simples; similitude aussi précieuse qu'irrécusable, puisqu'elle doit faire concevoir aux vrais philosophes, en opposition aux préjugés actuels, l'espoir rationnel de parvenir à dissiper aussi une telle aberration dans le système des idées politiques, par la même voie fondamentale qui en a déjà dégagé tous les autres sujets principaux de nos recherches réelles. Quoi qu'il en soit, cette erreur générale ne subsiste plus essentiellement aujourd'hui que pour les seuls phénomènes sociaux, sauf quelques illusions analogues relatives aux phénomènes intellectuels et moraux, et dont les esprits un peu avancés se sont désormais suffisamment affranchis. Mais, en politique, il est évident que, malgré l'incontestable tendance des esprits actuels vers une plus saine philosophie, la disposition prépondérante des hommes d'Etat et même des publicistes, soit dans l'école théologique, soit dans l'école métaphysique, consiste encore habituellement à concevoir les phénomènes sociaux comme indéfiniment et arbitrairement modifiables, en continuant à supposer l'espèce humaine dépourvue de toute impulsion spontanée, et toujours prête à subir passivement l'influence quelconque du législateur, temporel ou spirituel, pourvu qu'il soit investi d'une autorité suffisante. Sous ce rapport capital, de même que sous tout autre, la politique théologique se montre naturellement moins inconséquente que sa rivale, en ce que, du moins, elle y explique, à sa manière, la monstrueuse disproportion qu'une telle opinion constitue nécessairement entre l'immensité des effets accomplis et l'exiguïté de ces prétendues causes, en y réduisant directement le législateur à n'être, en général, que le simple organe d'une puissance surnaturelle et absolue : ce qui, d'ailleurs, n'en aboutit que plus clairement, et d'une manière bien plus irrésistible, à la domination indéfinie du législateur, ainsi seulement assujetti à emprunter d'en haut sa principale autorité.

 

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 48ème leçon (1840).

Fonction morale de la famille, Système de politique positive, IV-4

Que peut la famille en matière d'éducation? Dans quelle mesure l'hérédité permet-elle d'espérer dans l'amélioration progressive de l'espèce? Comte soulève ici des questions délicates qui permettent d'approfondir notre réflexion sur l'eugénisme platonicien. On notera que si le fondateur du positivisme affirme ici la nécessité d'une régulation et d'un contrôle de la reproduction humaine, il souligne son importance et sa spécificité en attribuant à la morale et à la liberté seules le soin de l'effectuer. L'analogie avec l'élevage animal instruira donc tant par les rapprochements qu'elle permet, que par les limites qu'elle marque. 

Siège nécessaire de la principale production, la famille s’y lie principalement à l’ensemble d’une activité dont elle fournit tous les coopérateurs. Mais la prépondérance d’une telle attribution reste encore dissimulée par la difficulté de la régler, faute de notions et d’institutions convenables. Le vrai début de l’éducation humaine s’accomplit dans une brutale ivresse et sans aucune responsabilité. Dès lors, on doit craindre que notre sagesse ne parvienne jamais à systématiser assez une existence qui commence ainsi. Néanmoins, les succès obtenus envers des êtres moins modifiables permettent d’espérer que la fonction initiale comporte autant de régularité que l’ensemble de ses conséquences. 

Il faut peu s’étonner d’un tel contraste entre l’importance accordée aux propagations inférieures et la négligence apportée envers la procréation principale. Car les moyens grossiers et violents qu’on applique aux unes ne peuvent être aucunement étendus à l’autre. Un tel domaine restera doublement réservé jusqu’à l’avènement du positivisme, seul capable d’y fournir à la fois les théories et les institutions convenables, en complétant et en systématisation la science et la morale. Sans la division normale des deux pouvoirs, attribut général de la religion de l’Humanité, la procréation ne peut être réglée, dans notre race, que par des prescriptions politiques, autant dépourvues d’efficacité que de dignité. 

Auguste Comte, Système de politique positive, tome IV, chapitre 4, p. 317-318


Note 

Ce texte a été commenté lors de la séance du 9 décembre 2010 de l'atelier de Frédéric Dupin consacré à la République de Platon.