Platon

Une théorie platonicienne des salaires. République I [345e-347a]


Est-il vrai que "toute peine mérite salaire"? Et que veut-on dire lorsque nous affirmons "mériter" une augmentation ou un avancement ? Ces questions à la fois triviales et omniprésentes reposent, on le verra, sur un puissant préjugé portant sur les mérites des arts et des métiers. L'analyse suivante, bien comprise, revient en effet à comprendre en quoi seuls les voleurs méritent bien leur argent et que tout travail est par nature un service en lui-même gratuit. On trouvera, ici, un concentré de paradoxes platoniciens en somme, et de quoi éprouver notre crédulité et notre partialité d'usage. 

Mais quoi ! Thrasymaque, repris-je, les autres charges, n'as-tu pas remarqué que personne ne consent à les exercer pour elles-mêmes, que l'on demande au contraire une rétribution, parce que ce n'est pas à vous que profite leur exercice, mais aux gouvernés? Puis, réponds à ceci : (346) ne dit-on pas toujours qu'un art se distingue d'un autre en ce qu'il a un pouvoir différent ? Et, bienheureux homme, ne réponds pas contre ton opinion, afin que nous avancions un peu ! 
Mais c'est en cela, dit-il, qu'il se distingue. 
Et chacun ne nous procure-t-il pas un certain bénéfice particulier et non commun à tous, comme la médecine la santé, le pilotage la sécurité dans la navigation, et ainsi des autres ? 
Sans doute. 
Et l'art du mercenaire le salaire ? car c'est là son pouvoir propre. Confonds-tu ensemble la médecine et (346b) le pilotage ? Ou, à définir les mots avec rigueur, comme tu l'as proposé, si quelqu'un acquiert la santé en gouvernant un vaisseau, parce qu'il lui est avantageux de naviguer sur mer, appelleras-tu pour cela son art médecine ? 
Certes non, répondit-il. 
Ni, je pense, l'art du mercenaire, si quelqu'un acquiert la santé en l'exerçant. 
Certes non. 
Mais quoi ! appelleras-tu la médecine art du mercenaire parce que le médecin, en guérissant, gagne salaire? 
Non, dit-il. (346c) 
N'avons-nous pas reconnu que chaque art procure un bénéfice particulier ? 
Soit, concéda-t-il. 
Si donc tous les artisans bénéficient en commun d'un certain profit, il est évident qu'ils ajoutent à leur art un élément commun dont ils tirent profit ? 
I1 le semble, dit-il. 
Et nous disons que les artisans gagnent salaire parce qu'ils ajoutent à leur art celui du mercenaire. Il en convint avec peine. 
(346d) Ce n'est donc pas de l'art qu'il exerce que chacun retire ce profit qui consiste à recevoir un salaire ; mais, à l'examiner avec rigueur, la médecine crée la santé, et l'art du mercenaire donne le salaire, l'architecture édifie la maison, et l'art du mercenaire, qui l'accompagne, donne le salaire, et ainsi de tous les autres arts : chacun travaille à l'oeuvre qui lui est propre et profite au sujet auquel il s'applique. Mais, si le salaire ne s'y ajoutait pas, est-ce que l'artisan profiterait de son art ? 
Il ne le semble pas, dit-il. 
(346e) Et cesse-t-il d'être utile quand il travaille gratuitement ? 
Non, à mon avis. 
Dès lors, Thrasymaque, il est évident qu'aucun art ni aucun commandement ne pourvoit à son propre bénéfice, mais, comme nous le disions il y a un moment, assure et prescrit celui du gouverné, ayant en vue l'avantage du plus faible et non celui du plus fort. C'est pourquoi, mon cher Thrasymaque, je disais tout à l'heure que personne ne consent de bon gré à gouverner et à guérir les maux d'autrui, mais qu'on demande salaire, (347) parce que celui qui veut convenablement exercer son art ne fait et ne prescrit, dans la mesure où il prescrit selon cet art, que le bien du gouverné ; pour ces raisons, il faut donner un salaire à ceux qui consentent à gouverner, soit argent, soit honneur, soit châtiment s'ils refusent.

La pastorale du réaliste. République I [343a-344d]

N'y tenant plus, Thrasymaque nous livre ici le fond de sa pensée. Les hommes ne sont pour la plupart que des moutons que l'on tond. La vertu n'est ainsi qu'une habilité, et le masque derrière lequel les puissants se dissimulent afin de commettre l'injustice en toute impunité. Ce discours, à sa manière, est pourtant de sens commun, et ne subsiste que de se croire sans réplique ; mais Socrate peut-il laisser penser qu'en toute chose, il y ait un dernier mot?

 

Nous en étions à ce point de la discussion, et il était 343 clair pour tous que la définition de la justice avait été retournée, lorsque Thrasymaque, au lieu de répondre : Dis-moi, Socrate, s'écria-t-il, as-tu une nourrice ? 


Quoi? répliquai-je, ne vaudrait-il pas mieux répondre que de poser de telles questions ? 


C'est que, reprit-il, elle te néglige et ne te mouche pas quand tu en as besoin, puisque tu n'as pas appris d'elle à distinguer moutons et berger. 


Pourquoi dis-tu cela? demandai-je. 


(343b) Parce que tu t'imagines que les bergers et les bouviers se proposent le bien de leurs moutons et de leurs boeufs, et les engraissent et les soignent en vue d'autre chose que le bien de leurs maîtres et le leur propre. Et, de même, tu crois que les chefs des cités, ceux qui sont vraiment chefs, regardent leurs sujets autrement qu'on regarde ses moutons, et qu'ils se proposent un autre but, jour et nuit, que de tirer d'eux un profit personnel. Tu es allé (343c) si loin dans la connaissance du juste et de la justice, de l'injuste et de l'injustice, que tu ignores que le juste, en réalité, est un bien étranger, l'avantage du plus fort et de celui qui gouverne, et le préjudice propre de celui qui obéit et qui sert ; que l'injustice est le contraire et qu'elle commande aux simples d'esprit et aux justes ; que les sujets travaillent à l'avantage du plus fort et (343d) font son bonheur en le servant, mais le leur de nulle manière. Voici, ô très simple Socrate, comment il faut l'envisager : l'homme juste est partout inférieur à l'injuste. D'abord dans le commerce, quand ils s'associent l'un à l'autre, tu ne trouveras jamais, à la dissolution de la société, que le juste ait gagné, mais qu'il a perdu ; ensuite, dans les affaires publiques, quand il faut payer des contributions, le juste verse plus que ses égaux, l'injuste moins; quand, au contraire, il s'agit de recevoir, l'un ne (343e) touche rien, l'autre beaucoup. Et lorsque l'un et l'autre occupent quelque charge, il advient au juste, si même il n'a pas d'autre dommage, de laisser par négligence péricliter ses affaires domestiques, et de ne tirer de la chose publique aucun profit, à cause de sa justice. En outre, il encourt la haine de ses parents et de ses connaissances, en refusant de les servir au détriment de la justice; pour l'injuste, c'est tout le contraire. Car j'entends par (344) là celui dont je parlais tout à l'heure, celui qui est capable de l'emporter hautement sur les autres; examine-le donc si tu veux discerner combien, dans le particulier, l'injustice est plus avantageuse que la justice. Mais tu le comprendras de la manière la plus facile si tu vas jusqu'à la plus parfaite injustice, celle qui porte au comble du bonheur l'homme qui la commet, et ceux qui la subissent et ne veulent point la commettre, au comble du malheur. Cette injustice est la tyrannie qui, par fraude et par violence, s'empare du bien d'autrui : sacré, profane, particulier, public, et non pas en détail, mais tout d'une fois. Pour chacun de ces délits, l'homme qui se laisse (344b) prendre est puni et couvert des pires flétrissures - on traite, en effet, ces gens qui opèrent en détail, de sacrilèges, trafiquants d'esclaves, perceurs de murailles, spoliateurs, voleurs, suivant l'injustice commise. Mais lorsqu'un homme, en plus de la fortune des citoyens, s'empare de leur personne et les asservit, au lieu de recevoir ces noms honteux il est appelé heureux et fortuné, non seulement par les citoyens, mais encore par tous ceux (344c) qui apprennent qu'il a commis l'injustice dans toute son étendue ; car ils ne craignent pas de commettre l'injustice ceux qui la blâment : ils craignent de la souffrir. Ainsi, Socrate, l'injustice poussée à un degré suffisant est plus forte, plus libre, plus digne d'un maître que la justice, et, comme je le disais au début, le juste consiste dans l'avantage du plus fort, et l'injuste est à soi-même avantage et profit. 


Ayant ainsi parlé, Thrasymaque pensait à s'en aller, d après avoir, comme un baigneur, inondé nos oreilles de son impétueux et abondant discours. Mais les assistants ne lui le permirent pas et le forcèrent de rester pour rendre compte de ses paroles. Moi-même l'en priai avec instance et lui dis : O divin Thrasymaque, après nous avoir lancé un pareil discours tu songes à t'en aller, avant d'avoir montré suffisamment ou appris si la chose est telle ou différente? Penses-tu que ce soit une petite entreprise de définir la règle de vie que chacun de nous (344e) doit suivre pour vivre de la façon la plus profitable ?

Portrait croisé de Socrate et Thrasymaque. République I [336b-338a ]

La page suivante est une page de comédie : Thrasymaque, exaspéré par le ton de la discussion, s'emporte et dresse un portrait à charge de Socrate : cauteleux, hypocrite, de mauvaise foi, ce dernier n'oserait tout simplement pas dire ce qu'il pense. Thrasymaque, quant à lui, ose parler en son nom, et rompre avec les opinions traditionnelles ; il ne craint pas le scandale ; mieux, il l'appelle. 
 


Or, Thrasymaque, à plusieurs reprises, pendant que nous parlions, avait tenté de prendre part à l'entretien, mais il en avait été empêché par ses voisins qui voulaient nous entendre jusqu'au bout. A la pause que nous fîmes, comme je venais de prononcer ces paroles, il ne se contint plus; s'étant ramassé sur lui-même, tel une bête fauve, il s'élança vers nous comme pour nous déchirer. 
(336 c) Polémarque et moi fûmes saisis de frayeur; mais lui, élevant la voix au milieu de l'auditoire : Quel est, dit-il, ce bavardage, Socrate, et pourquoi faites-vous les sots, vous inclinant tour à tour l'un devant l'autre? Si véritablement tu veux savoir ce qu'est le juste, ne te contente point d'interroger, et ne mets pas ton honneur à réfuter celui qui répond, mais, ayant reconnu qu'il est plus facile d'interroger que de répondre, réponds toi-même et dis comment tu définis la justice. (336d) Et garde-toi de prétendre que c'est ce que l'on doit faire, l'utile, le profitable, le lucratif ou l'avantageux; exprime-toi avec clarté et précision, car je n'admettrai pas de telles balivernes. 

L'écoutant, je fus frappé de stupeur, et, jetant les yeux sur lui, je me sentis gagné par la crainte ; je crois même que si je ne l'avais regardé avant qu'il ne me regardât, je fusse devenu muet. Mais lorsque la discussion commença à l'irriter je le regardai le premier, (336e) de sorte que je fus capable de répondre et lui dis en tremblant un peu : Thrasymaque, ne te fâche pas contre nous ; car si nous avons commis une erreur dans notre examen, moi et ce jeune homme-ci, tu sais bien que nous l'avons commise involontairement. En effet, si nous cherchions de l'or, nous ne serions point disposés à nous incliner l'un devant l'autre, et à gâter nos chances de découverte ; n'imagine donc pas que, cherchant la justice, chose plus précieuse que de grandes quantités d'or, nous nous fassions sottement des concessions mutuelles, au lieu de nous appliquer de notre mieux, à la découvrir. N'imagine point cela, mon ami. Mais la tâche, je crois, est au dessus de nos forces. Nous prendre en pitié est donc bien plus naturel pour vous, les habiles, que de nous témoigner de l'irritation. (337)A ces mots il éclata d'un rire sardonique : O Héraclès ! s'écria-t-il, la voilà bien l'ironie habituelle de Socrate ! Je le savais et je l'avais prédit à ces jeunes gens que tu ne voudrais pas répondre, que tu simulerais l'ignorance, que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions que l'on te poserait ! 

Tu es un homme subtil, Thrasymaque, répondis-je ; tu savais donc bien que si tu demandais à quelqu'un quels sont les facteurs de douze et que tu le prévinsses : (337b) « Garde-toi, ami, de me dire que douze vaut deux fois six, ou trois fois quatre, ou six fois deux, ou quatre fois trois, parce que je n'admettrai pas un tel bavardage », tu savais bien, dis-je, que personne ne répondrait à une question ainsi posée. Mais s'il te disait : « Thrasymaque, comment l'entends-tu ? que je ne réponde rien de ce que tu as énoncé d'avance ? Est-ce que, homme étonnant, si la vraie réponse est une de celles-là je ne dois pas la faire, mais dire autre chose que la vérité ? (337c) Ou bien comment l'entends-tu ? », que répondrais-tu à cela ? 
Bon ! dit-il ; comme ceci est semblable à cela ! 
Rien ne l'empêche, repris-je; et même si ce n'était point semblable, mais que cela parût tel à la personne interrogée, penses-tu qu'elle répondrait moins ce qui lui paraît vrai, que nous le lui défendions ou non ? 
Est-ce donc, demanda-t-il, que tu agiras de la sorte, toi aussi ? Feras-tu quelqu'une des réponses que j'ai interdites ? 
Je ne serais pas étonné, répondis-je, si, après examen, je prenais ce parti, (337d) 
Mais quoi ! dit-il, si je montre qu'il y a, sur la justice, une réponse différente de toutes celles-là et meilleure qu'elles, à quoi te condamnes-tu ? 
A quoi d'autre, repris-je, que ce qui convient à l'ignorant ? Or, il lui convient d'être instruit par celui qui sait ; je me condamne donc à cela. 
Tu es charmant en effet, dit-il ; mais outre la peine d'apprendre, tu verseras aussi de l'argent. 
Certainement, quand j'en aurai, répondis-je. 
Mais nous en avons, dit Glaucon. S'il ne tient qu'à l'argent, Thasymaque, parle : nous paierons tous pour Socrate. 
(337e) Je vois parfaitement, reprit-il ; pour que Socrate se livre à son occupation habituelle, ne réponde pas lui-même, et, après qu'un autre a répondu, s'empare de l'argument et le réfute ! 
Comment, dis-je, homme excellent, répondrait-on, d'abord quand on ne sait pas et avoue ne pas savoir, quand ensuite, si l'on a une opinion sur le sujet, on se voit interdit de dire ce qu'on pense par un personnage dont l'autorité n'est point médiocre? (338) C'est plutôt à toi de parler puisque tu prétends savoir et avoir quelque chose à dire. N'agis donc pas autrement : fais-moi le plaisir de répondre, et ne mets pas de parcimonie à instruire Glaucon et les autres.