Cynisme

Portrait croisé de Socrate et Thrasymaque. République I [336b-338a ]

La page suivante est une page de comédie : Thrasymaque, exaspéré par le ton de la discussion, s'emporte et dresse un portrait à charge de Socrate : cauteleux, hypocrite, de mauvaise foi, ce dernier n'oserait tout simplement pas dire ce qu'il pense. Thrasymaque, quant à lui, ose parler en son nom, et rompre avec les opinions traditionnelles ; il ne craint pas le scandale ; mieux, il l'appelle. 
 


Or, Thrasymaque, à plusieurs reprises, pendant que nous parlions, avait tenté de prendre part à l'entretien, mais il en avait été empêché par ses voisins qui voulaient nous entendre jusqu'au bout. A la pause que nous fîmes, comme je venais de prononcer ces paroles, il ne se contint plus; s'étant ramassé sur lui-même, tel une bête fauve, il s'élança vers nous comme pour nous déchirer. 
(336 c) Polémarque et moi fûmes saisis de frayeur; mais lui, élevant la voix au milieu de l'auditoire : Quel est, dit-il, ce bavardage, Socrate, et pourquoi faites-vous les sots, vous inclinant tour à tour l'un devant l'autre? Si véritablement tu veux savoir ce qu'est le juste, ne te contente point d'interroger, et ne mets pas ton honneur à réfuter celui qui répond, mais, ayant reconnu qu'il est plus facile d'interroger que de répondre, réponds toi-même et dis comment tu définis la justice. (336d) Et garde-toi de prétendre que c'est ce que l'on doit faire, l'utile, le profitable, le lucratif ou l'avantageux; exprime-toi avec clarté et précision, car je n'admettrai pas de telles balivernes. 

L'écoutant, je fus frappé de stupeur, et, jetant les yeux sur lui, je me sentis gagné par la crainte ; je crois même que si je ne l'avais regardé avant qu'il ne me regardât, je fusse devenu muet. Mais lorsque la discussion commença à l'irriter je le regardai le premier, (336e) de sorte que je fus capable de répondre et lui dis en tremblant un peu : Thrasymaque, ne te fâche pas contre nous ; car si nous avons commis une erreur dans notre examen, moi et ce jeune homme-ci, tu sais bien que nous l'avons commise involontairement. En effet, si nous cherchions de l'or, nous ne serions point disposés à nous incliner l'un devant l'autre, et à gâter nos chances de découverte ; n'imagine donc pas que, cherchant la justice, chose plus précieuse que de grandes quantités d'or, nous nous fassions sottement des concessions mutuelles, au lieu de nous appliquer de notre mieux, à la découvrir. N'imagine point cela, mon ami. Mais la tâche, je crois, est au dessus de nos forces. Nous prendre en pitié est donc bien plus naturel pour vous, les habiles, que de nous témoigner de l'irritation. (337)A ces mots il éclata d'un rire sardonique : O Héraclès ! s'écria-t-il, la voilà bien l'ironie habituelle de Socrate ! Je le savais et je l'avais prédit à ces jeunes gens que tu ne voudrais pas répondre, que tu simulerais l'ignorance, que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions que l'on te poserait ! 

Tu es un homme subtil, Thrasymaque, répondis-je ; tu savais donc bien que si tu demandais à quelqu'un quels sont les facteurs de douze et que tu le prévinsses : (337b) « Garde-toi, ami, de me dire que douze vaut deux fois six, ou trois fois quatre, ou six fois deux, ou quatre fois trois, parce que je n'admettrai pas un tel bavardage », tu savais bien, dis-je, que personne ne répondrait à une question ainsi posée. Mais s'il te disait : « Thrasymaque, comment l'entends-tu ? que je ne réponde rien de ce que tu as énoncé d'avance ? Est-ce que, homme étonnant, si la vraie réponse est une de celles-là je ne dois pas la faire, mais dire autre chose que la vérité ? (337c) Ou bien comment l'entends-tu ? », que répondrais-tu à cela ? 
Bon ! dit-il ; comme ceci est semblable à cela ! 
Rien ne l'empêche, repris-je; et même si ce n'était point semblable, mais que cela parût tel à la personne interrogée, penses-tu qu'elle répondrait moins ce qui lui paraît vrai, que nous le lui défendions ou non ? 
Est-ce donc, demanda-t-il, que tu agiras de la sorte, toi aussi ? Feras-tu quelqu'une des réponses que j'ai interdites ? 
Je ne serais pas étonné, répondis-je, si, après examen, je prenais ce parti, (337d) 
Mais quoi ! dit-il, si je montre qu'il y a, sur la justice, une réponse différente de toutes celles-là et meilleure qu'elles, à quoi te condamnes-tu ? 
A quoi d'autre, repris-je, que ce qui convient à l'ignorant ? Or, il lui convient d'être instruit par celui qui sait ; je me condamne donc à cela. 
Tu es charmant en effet, dit-il ; mais outre la peine d'apprendre, tu verseras aussi de l'argent. 
Certainement, quand j'en aurai, répondis-je. 
Mais nous en avons, dit Glaucon. S'il ne tient qu'à l'argent, Thasymaque, parle : nous paierons tous pour Socrate. 
(337e) Je vois parfaitement, reprit-il ; pour que Socrate se livre à son occupation habituelle, ne réponde pas lui-même, et, après qu'un autre a répondu, s'empare de l'argument et le réfute ! 
Comment, dis-je, homme excellent, répondrait-on, d'abord quand on ne sait pas et avoue ne pas savoir, quand ensuite, si l'on a une opinion sur le sujet, on se voit interdit de dire ce qu'on pense par un personnage dont l'autorité n'est point médiocre? (338) C'est plutôt à toi de parler puisque tu prétends savoir et avoir quelque chose à dire. N'agis donc pas autrement : fais-moi le plaisir de répondre, et ne mets pas de parcimonie à instruire Glaucon et les autres.