1. Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c'est le produit du travail.
2. Dans cet état primitif qui précède l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l'ouvrier. Il n'a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager.
3. Si cet état eût été continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail, auquel donne heu la division du travail. Toutes les choses seraient devenues, par degrés, de moins en moins chères. Elles auraient été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans cet état de choses, des marchandises produites par des quantités égales de travail se seraient naturellement échangées l'une contre l'autre.
[…]
4. Mais cet état primitif, dans lequel l'ouvrier jouissait de tout le produit de son propre travail, ne put pas durer au-delà de l'époque où furent introduites l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux. Il y avait donc longtemps qu'il n'existait plus, quand la puissance productive du travail parvint à un degré de perfection considérable, et il serait sans objet de rechercher plus avant quel eût été l'effet d'un pareil état de choses sur la récompense ou le salaire du travail.
5. Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.
6. Il arrive rarement que l'homme qui laboure la terre possède par-devers lui de quoi vivre jusqu'à ce qu'il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d'un maître, le fermier qui l'occupe, et qui n'aurait pas d'intérêt à le faire s'il ne devait pas prélever une part dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.
7. Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d'un maître qui leur avance la matière du travail, ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu'à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une partdu produit de leur travail ou de la valeur que ce travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c'est cette part qui constitue son profit.
[…]
8. C'est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres, donner le moins qu'ils peuvent; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
9. Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l'avantage dans le débat, et imposer forcément à l'autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu'elle l'interdit aux ouvriers. Nous n'avons point d'actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont déjà amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître; mais le besoin du premier n'est pas si pressant.
[…]
10. Mais quoique les maîtres aient presque toujours nécessairement l'avantage dans leurs querelles avec leurs ouvriers, cependant il y a un certain taux au-dessous duquel il est impossible de réduire, pour un temps un peu considérable, les salaires ordinaires, même de la plus basse espèce de travail.
11. Il faut de toute nécessité qu'un homme vive de son travail, et que son salaire suffise au moins à sa subsistance; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances; autrement il serait impossible au travailleur d'élever une famille, et alors la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au-delà de la première génération. […] C'est peu consolant pour les individus qui n'ont d'autre moyen d'existence que le travail.
[…]
12. Il y a cependant certaines circonstances qui sont quelquefois favorables aux ouvriers, et les mettent dans le cas de hausser beaucoup leurs salaires au-dessus de ce taux, qui est évidemment le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité.
13. Lorsque, dans un pays, la demande de ceux qui vivent de salaires, ouvriers, journaliers, domestiques de toute espèce, va continuellement en augmentant; lorsque chaque année fournit de l'emploi pour un nombre plus grand que celui qui a été employé l'année précédente, les ouvriers n'ont pas besoin de se coaliser pour faire hausser leurs salaires. La rareté des bras occasionne une concurrence parmi les maîtres, qui mettent à l'enchère l'un sur l'autre pour avoir des ouvriers, et rompent ainsi volontairement la ligue naturelle des maîtres contre l'élévation des salaires.
[…]
14. Ainsi, la demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec l'accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela. L'accroissement des revenus et des capitaux est l'accroissement de la richesse nationale; donc, la demande de ceux qui vivent de salaires augmente naturellement avec l'accroissement de la richesse nationale, et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela.
15. Ce n'est pas l'étendue actuelle de la richesse nationale, mais c'est son progrès continuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail. En conséquence, ce n'est pas dans les pays les plus riches que les salaires sont le plus élevés, mais c'est dans les pays qui font le plus de progrès, ou dans ceux qui marchent le plus vite vers l'opulence. […]
[…]
16. Cette amélioration survenue dans la condition des dernières classes du peuple doit-elle être regardée comme un avantage ou comme un inconvénient pour la société ? Au premier coup d'oeil, la réponse paraît extrêmement simple. Les domestiques, les ouvriers et artisans de toute sorte composent la plus grande partie de toute société politique. Or, peut-on jamais regarder comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie ? Assurément, on ne doit pas regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère. La seule équité, d'ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés.
[…]
17. Naturellement, toutes les espèces d'animaux multiplient à proportion de leurs moyens de subsistance, et aucune espèce ne peut jamais multiplier au-delà. Mais dans les sociétés civilisées, ce n'est que parmi les classes inférieures du peuple que la disette de subsistance peut mettre des bornes à la propagation de l'espèce humaine; et cela ne peut arriver que d'une seule manière, en détruisant une grande partie des enfants que produisent les mariages féconds de ces classes du peuple.
18. Ces bornes tendront naturellement à s'agrandir par une récompense plus libérale du travail, qui mettra les parents à portée de mieux soigner leurs enfants et, par conséquent, d'en élever un plus grand nombre. Il est bon d'observer encore qu'elle opérera nécessairement cet effet, à peu près dans la proportion que déterminera la demande de travail. Si cette demande va continuellement en croissant, la récompense du travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des ouvriers un encouragement tel, qu'ils soient à même de répondre à cette demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante.
[…]
19. De même que la récompense libérale du travail encourage la population, de même aussi elle augmente l'industrie des classes inférieures. Ce sont les salaires du travail qui sont l'encouragement de l'industrie, et celle-ci, comme tout autre qualité de l'homme, se perfectionne à proportion de l'encouragement qu'elle reçoit. Une subsistance abondante augmente la force physique de l'ouvrier; et la douce espérance d'améliorer sa condition et de finir peut-être ses jours dans le repos et dans l'aisance, l'excite à tirer de ses forces tout le parti possible. Aussi verrons-nous toujours les ouvriers plus actifs, plus diligents, plus expéditifs là où les salaires sont élevés, que là où ils sont bas ; […]
[…]
20. L'augmentation qui survient dans les salaires du travail augmente nécessairement le prix de beaucoup de marchandises en haussant cette partie du prix qui se résout en salaires, et elle tend d'autant à diminuer la consommation tant intérieure qu'extérieure de ces marchandises. Cependant, la même cause qui fait hausser les salaires du travail, l'accroissement des capitaux, tend à augmenter sa puissance productive, et à faire produire à une plus petite quantité de travail une plus grande quantité d'ouvrage. Le propriétaire du capital qui alimente un grand nombre d'ouvriers essaye nécessairement, pour son propre intérêt, de combiner entre eux la division et la distribution des tâches de telle façon qu'ils produisent la plus grande quantité possible d'ouvrage. Par le même motif, il s'applique à les fournir des meilleures machines que lui ou eux peuvent imaginer. Ce qui s'opère parmi les ouvriers d'un atelier particulier, s'opérera pour la même raison parmi ceux de la grande société. Plus leur nombre est grand, plus ils tendent naturellement à se partager en différentes classes et à subdiviser leurs tâches. Il y a un plus grand nombre d'intelligences occupées à inventer les machines les plus propres à exécuter la tâche dont chacun est chargé et, dès lors, il y a d'autant plus de probabilités que l'on viendra à bout de les inventer. Il y a donc une infinité de marchandises qui, en conséquence de tous ces perfectionnements de l'industrie, sont obtenues par un travail tellement inférieur à celui qu'elles coûtaient auparavant, que l'augmentation dans le prix de ce travail se trouve plus que compensée par la diminution dans la quantité du même travail.
Une théorie platonicienne des salaires. République I [345e-347a]
Est-il vrai que "toute peine mérite salaire"? Et que veut-on dire lorsque nous affirmons "mériter" une augmentation ou un avancement ? Ces questions à la fois triviales et omniprésentes reposent, on le verra, sur un puissant préjugé portant sur les mérites des arts et des métiers. L'analyse suivante, bien comprise, revient en effet à comprendre en quoi seuls les voleurs méritent bien leur argent et que tout travail est par nature un service en lui-même gratuit. On trouvera, ici, un concentré de paradoxes platoniciens en somme, et de quoi éprouver notre crédulité et notre partialité d'usage.
Mais quoi ! Thrasymaque, repris-je, les autres charges, n'as-tu pas remarqué que personne ne consent à les exercer pour elles-mêmes, que l'on demande au contraire une rétribution, parce que ce n'est pas à vous que profite leur exercice, mais aux gouvernés? Puis, réponds à ceci : (346) ne dit-on pas toujours qu'un art se distingue d'un autre en ce qu'il a un pouvoir différent ? Et, bienheureux homme, ne réponds pas contre ton opinion, afin que nous avancions un peu !
Mais c'est en cela, dit-il, qu'il se distingue.
Et chacun ne nous procure-t-il pas un certain bénéfice particulier et non commun à tous, comme la médecine la santé, le pilotage la sécurité dans la navigation, et ainsi des autres ?
Sans doute.
Et l'art du mercenaire le salaire ? car c'est là son pouvoir propre. Confonds-tu ensemble la médecine et (346b) le pilotage ? Ou, à définir les mots avec rigueur, comme tu l'as proposé, si quelqu'un acquiert la santé en gouvernant un vaisseau, parce qu'il lui est avantageux de naviguer sur mer, appelleras-tu pour cela son art médecine ?
Certes non, répondit-il.
Ni, je pense, l'art du mercenaire, si quelqu'un acquiert la santé en l'exerçant.
Certes non.
Mais quoi ! appelleras-tu la médecine art du mercenaire parce que le médecin, en guérissant, gagne salaire?
Non, dit-il. (346c)
N'avons-nous pas reconnu que chaque art procure un bénéfice particulier ?
Soit, concéda-t-il.
Si donc tous les artisans bénéficient en commun d'un certain profit, il est évident qu'ils ajoutent à leur art un élément commun dont ils tirent profit ?
I1 le semble, dit-il.
Et nous disons que les artisans gagnent salaire parce qu'ils ajoutent à leur art celui du mercenaire. Il en convint avec peine.
(346d) Ce n'est donc pas de l'art qu'il exerce que chacun retire ce profit qui consiste à recevoir un salaire ; mais, à l'examiner avec rigueur, la médecine crée la santé, et l'art du mercenaire donne le salaire, l'architecture édifie la maison, et l'art du mercenaire, qui l'accompagne, donne le salaire, et ainsi de tous les autres arts : chacun travaille à l'oeuvre qui lui est propre et profite au sujet auquel il s'applique. Mais, si le salaire ne s'y ajoutait pas, est-ce que l'artisan profiterait de son art ?
Il ne le semble pas, dit-il.
(346e) Et cesse-t-il d'être utile quand il travaille gratuitement ?
Non, à mon avis.
Dès lors, Thrasymaque, il est évident qu'aucun art ni aucun commandement ne pourvoit à son propre bénéfice, mais, comme nous le disions il y a un moment, assure et prescrit celui du gouverné, ayant en vue l'avantage du plus faible et non celui du plus fort. C'est pourquoi, mon cher Thrasymaque, je disais tout à l'heure que personne ne consent de bon gré à gouverner et à guérir les maux d'autrui, mais qu'on demande salaire, (347) parce que celui qui veut convenablement exercer son art ne fait et ne prescrit, dans la mesure où il prescrit selon cet art, que le bien du gouverné ; pour ces raisons, il faut donner un salaire à ceux qui consentent à gouverner, soit argent, soit honneur, soit châtiment s'ils refusent.