Empirisme

Il n'y a pas d'idées générales

…Le mot fait surgir une idée individuelle et conjointement une certaine coutume, cette coutume produit toute autre idée individuelle qui peut nous être utile. Mais comme la production de toutes les idées, auxquelles le nom peut s'appliquer, est impossible dans la plupart des cas, nous abrégeons ce travail en limitant notre examen ; et, trouvons-nous, peu d'inconvénients résultent pour notre raisonnement de cet abrègement.


Car c'est l'une des plus extraordinaires circonstances, dans le cas présent, qu'une fois que l'esprit a produit une idée individuelle, sur laquelle nous raisonnons, la coutume conjointe, éveillée par le mot abstrait ou général, suggère promptement une autre idée individuelle, s'il se trouve que nous formions un raisonnement qui ne s'accorde pas avec celle-ci. Ainsi, si nous mentionnons le mot triangle et formons l'idée d'un triangle équilatéral particulier pour lui correspondre et qu'ensuite nous affirmions que les trois angles d'un triangle sont égaux entre eux, les autres idées individuelles de triangles scalènes et de triangles isocèles, que nous négligions d'abord, s'assemblent aussitôt en nous et nous font voir la fausseté de cette proposition, en dépit de sa vérité à l'égard de l'idée que nous avions d'abord formée. Si l’esprit ne suggère pas toujours ces idées en temps voulu, c’est une conséquence de quelque imperfection de ses facultés ; et des semblables imperfections sont souvent causes d’erreurs de raisonnements et de sophismes. Mais cela se produit surtout pour les idées abstruses et complexes. Dans les autres cas, la coutume est plus complète et il est rare que nous tombions dans de pareilles erreurs.


Oui, si complète est la coutume que la même idée exactement peut être liée à plusieurs mots différents et employée en des raisonnements différents sans crainte de méprise. Ainsi l’idée d’un triangle équilatéral haut d’un pouce peut nous servir à parler d’une figure, d’une figure rectiligne, d’une figure régulière, d’un triangle et d’un triangle équilatéral. Donc, dans cet exemple, tous ces termes s’accompagnent de la même idée ; mais, come on a l’habitude de les employer avec plus ou moins d’étendue, ils éveillent leur habitude propre et, par là, ils mettent l’esprit en état de veiller à ce que ne soit formée aucune conclusion contraire au idées ordinairement comprises sous eux.


Avant que ces habitudes ne soient devenues entièrement parfaites, l’esprit peut sans doute ne pas se contenter de former l’idée d’un seul objet individuel, et il peut passer sur plusieurs idées pour se faire comprendre sa propre intention et l’étendue de la collection qu’il veut exprimer par le terme général. Pour fixer le sens du mot figure, nous pouvons rouler dans notre esprit les de cercles , carrés, parallélogrammes, triangles de différentes tailles et proportions et ne pas nous fixer sur une seule image ou idée. Quoi qu'il en soit, il est certain que nous formons l'idée d'êtres individuels chaque fois que nous employons un terme général ; que, rarement ou jamais, nous ne pouvons épuiser ces cas individuels ; et que ceux qui restent sont seulement représentés par cette habitude, qui nous permet de les rappeler, chaque fois que l'exigent les circonstances du moment. Telle est donc la nature de nos idées abstraites et de nos termes généraux ; et c’est de cette manière que nous expliquons le paradoxe précédent, que les idées sont particulières par leur nature et générales par ce qu’elles représentent. Une idée particulière devient générale quand on l'unit à un terme général ; c'est-à-dire, à un terme qui, par conjonction habituelle, a rapport à de nombreuses autres idées particulières et les rappelle promptement dans l'imagination.

Traité sur la nature de l'entendement, Livre I, l’entendement, Section VI – les idées abstraitesTrad. André Leroy. 

Sur l'empirisme

Ces extraits doivent permettre au lecteur de se donner une première idée de l'empirisme, tradition philosophique qui fait de l'expérience sensible la source de toute connaissance, et ce dans le cadre posé par l'atelier sur Kant de Jean-Michel Muglioni.

 

LOCKE, préface à son Essai philosophique concernant l'entendement humain, où l'on montre quelle est l'étendue de nos connaissances certaines et la manière dont nous y parvenons (traduction Coste, 1700, cité dans l'édition de 1755, reproduction Vrin 1972), note p. XXIX : 

"S'il était à propos de faire l'histoire de cet Essai, je vous dirais que cinq ou six de mes amis s'étant assemblés chez moi, et venant à discourir sur un point fort différent [il s'agissait des principes de la moralité et de la religion révélée], se trouvèrent bientôt poussés à bout par les difficultés qui s'élevèrent de différents côtés. Après nous être fatigués quelques temps, sans nous trouver plus en état de résoudre les doutes qui nous embarrassaient, il me vint dans l'esprit que nous prenions un mauvais chemin ; et qu'avant de nous engager dans ces sortes de recherches, il était nécessaire d'examiner notre propre capacité, et de voir quels objets sont à notre portée, ou au-dessus de notre compréhension. 

p. XXVII, Locke conclut sa préface ainsi : 
…car la plupart des questions et des controverses qui embarrassent l'esprit des hommes, ne roulent que sur l'usage douteux et incertain qu'ils font des mots, ou (ce qui est la même chose) sur les idées vagues et indéterminées qu'ils leur font signifier. » 


P. XXXII – Et dans un siècle qui produit d'aussi grands maîtres que l'illustre Huygens et l'incomparable Mr. Newton, avec quelques autres de la même volée, c'est un assez grand honneur que d'être employé en qualité de simple ouvrier à nettoyer un peu le terrain, et à écarter une par-tie des vieilles ruines qui se rencontrent sur le chemin de la connaissance, dont les progrès auraient sans doute été plus sensibles, si les recherches de bien des gens pleins d'esprit et laborieux n'eussent été embarrassées par un savant mais frivole usage de termes barbares, affectés, et inin-telligibles, qu'on a introduit dans les sciences et réduit en art, de sorte que la philosophie, qui n'est autre chose que la véritable connaissance des choses, a été jugée indigne ou incapable d'être admise dans la conversation des personnes polies et bien élevées. » 

109 « ...quoique l'homme reçoive de la fièvre un goût amer par le moyen du sucre, qui dans un autre temps aurait excité en lui l'idée de la douceur, cependant l'idée de l'amer dans l'esprit de cet homme, est une idée aussi distincte de celle du doux que s'il eût goûté du fiel. Et de ce que le même corps produit, par le moyen du goût, l'idée du doux dans un temps, et de l'amer dans un autre temps, il n'en arrive pas plus de confusion entre ces deux idées, qu'entre les deux idées de blanc et de doux, ou de blanc et de rond, que le même morceau de sucre produit en nous dans le même temps. Ainsi les idées de couleur citrine et d'azur qui sont excitées dans l'esprit par la seule infusion du bois qu'on nomme communément lignum nephreticum, ne sont [110] pas des idées moins distinctes, que celles de ces mêmes couleurs, produites par deux différents corps. »