Rousseau

Rousseau juge de Molière, Lettre d'Alembert


La critique rousseauiste des spectacles n'épargne pas davantage la comédie que la tragédie. Dans un passage resté célèbre, Rousseau s'en prend à ce qu'il définit pourtant comme la plus belle pièce du "plus parfait auteur comique": Le Misanthrope de Molière. L'argument ici est a fortiori, car comment croire que ce qui est à l'oeuvre chez le grand Molière ne l'est pas, plus bassement encore, chez les autres auteurs? A travers le personnage d'Alceste, Rousseau tient donc la preuve que le rire de la comédie n'est pas moral mais social: il ne nous rend pas meilleurs mais seulement plus conformes à ce que la société veut que nous soyons. 

 

"Je trouve que cette comédie [Le Misanthrope] nous découvre mieux qu'aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre ; et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent: sur ce goût il s'est formé un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ses caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces. Il n'a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde ; par conséquent, il n'a point voulu corriger les vices ; mais les ridicules ; et comme j'ai déjà dit, il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l'homme aimable, de l'homme de société, après avoir joué tant d'autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu: c'est ce qu'il a fait dans Le Misanthrope." 

Rousseau, Lettre à d'Alembert, Editions Flammarion, Paris, 2003, pp.85-8

On a les spectacles que l'on mérite, Lettre à d'Alembert

Dans cet extrait, Rousseau décrit le cercle logique dans lequel est pris le théâtre dès lors qu'il prétend instruire moralement son public. La Lettre à d'Alembert énonce ce que l'on pourrait appeler le "principe d'agrément" (pour exister, un spectacle doit plaire) qui condamne l'art à flatter les penchants de son public quand il voudrait les corriger. Chaque peuple veut des pièces qui lui ressemblent et toute société n'a donc que les spectacles qu'elle mérite. 

« Quant à l’espèce de spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent et non leur utilité qui la détermine. Si l’utilité peut s’y trouver, à la bonne heure ; mais l’objet principal est de plaire, et pourvu que le peuple s’amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu’on ne puisse donner à ces sortes d’établissements tous les avantages dont ils seraient susceptibles, et c’est abuser beaucoup que de s’en former une idée de perfection qu’on ne saurait mettre en pratique sans rebuter ceux qu’on croit instruire. Voilà d’où naît la diversité des spectacles, selon les goûts divers des nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid. Un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats et des passions atroces. Un peuple voluptueux veut de la musique et des danses. Un peuple galant veut de l’amour et de la politesse. Un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas (1). Il faut, pour leur plaire des spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu’il en faudrait qui les modérassent. » 

(1) « Chacun suit le plaisir qui lui est propre ». Citation de Virgile, Bucoliques, II, v. 65. 

Rousseau, Lettre à d’Alembert, Editions Flammarion, Paris, 2003, p.66