On a les spectacles que l'on mérite, Lettre à d'Alembert

Dans cet extrait, Rousseau décrit le cercle logique dans lequel est pris le théâtre dès lors qu'il prétend instruire moralement son public. La Lettre à d'Alembert énonce ce que l'on pourrait appeler le "principe d'agrément" (pour exister, un spectacle doit plaire) qui condamne l'art à flatter les penchants de son public quand il voudrait les corriger. Chaque peuple veut des pièces qui lui ressemblent et toute société n'a donc que les spectacles qu'elle mérite. 

« Quant à l’espèce de spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent et non leur utilité qui la détermine. Si l’utilité peut s’y trouver, à la bonne heure ; mais l’objet principal est de plaire, et pourvu que le peuple s’amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu’on ne puisse donner à ces sortes d’établissements tous les avantages dont ils seraient susceptibles, et c’est abuser beaucoup que de s’en former une idée de perfection qu’on ne saurait mettre en pratique sans rebuter ceux qu’on croit instruire. Voilà d’où naît la diversité des spectacles, selon les goûts divers des nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid. Un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats et des passions atroces. Un peuple voluptueux veut de la musique et des danses. Un peuple galant veut de l’amour et de la politesse. Un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas (1). Il faut, pour leur plaire des spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu’il en faudrait qui les modérassent. » 

(1) « Chacun suit le plaisir qui lui est propre ». Citation de Virgile, Bucoliques, II, v. 65. 

Rousseau, Lettre à d’Alembert, Editions Flammarion, Paris, 2003, p.66