La justice selon Simonide, un art de voler? République I [332a-334b ]

Cet extrait constitue le premier véritable entretien socratique de la République. Celui-ci prend prétexte de l'interprétation d'une formule du poète Simonide pour examiner l'idée de Justice. Mais il apparaîtra rapidement que la formule du "sage" Simonide est en réalité paradoxale : d'une part la justice semble être une vertu utile uniquement au guerrier, d'autre part, elle n'est pas loin de n'être qu'une pure forme d'habilité, pareille à celle du rusé Ulysse. La tradition de l'athénien éclairé est ici sévèrement ébranlée...


Assurément, repris-je, il n'est pas facile de refuser créance à Simonide : c'est un sage et un homme divin Mais que veut-il dire ? Tu le sais peut-être, toi, Polémarque ; mais moi je l'ignore. Il est évident qu'il n'entend pas, comme nous le disions tout à l'heure, que, si un homme a mis un objet en dépôt chez quelqu'un, et qu'il le réclame sans avoir sa raison, il faut le lui rendre ; et pourtant un dépôt [332a] est chose due, n'est-ce pas? 

Oui. 

Mais il faut bien se garder de rendre un dépôt, quand il est réclamé par un insensé ? 

C'est vrai, dit-il. 

Alors Simonide, semble-t-il, veut dire autre chose, quand il dit qu'il est juste de rendre ce qu'on doit ? 
Il veut dire autre chose, c'est indubitable. Sa pensée c'est qu'à des amis l'on doit faire du bien, sans jamais leur faire de mal.[b] 

Je comprends, dis-je : ce n'est point rendre à quelqu’un ce qu on lui doit que de lui remettre l'or qu'il nous a confié, s'il ne peut le recevoir et le reprendre qu'à son préjudice, et si celui qui reprend et celui qui restitue sont amis. N'est-ce pas là, selon toi, la pensée de Simonide ? 

C'est tout à fait sa pensée. 

Mais à des ennemis, faut-il rendre ce qu'on peut leur devoir ? 

Oui bien, dit-il, ce qu'on leur doit ; or ce qu'on doit à un ennemi, c'est, à mon avis, ce qui convient, c'est-à-dire du mal. 

Il paraît donc, dis-je, que Simonide a défini la justice à la façon [c] énigmatique des poètes. Son idée était, selon toute apparence, que la justice consiste à rendre à chacun ce qui convient ou, selon son expression, ce qu'on doit. 

Eh bien, qu'y trouves-tu à reprendre? demanda-t-il. 

Si quelqu'un, repris-je, lui avait dit : « Au nom de Zeus, réponds-moi, Simonide. L'art qu'on appelle médecine, à qui donne-t-il ce qui est dû et convient, et que donne-t-il par là ? » que crois-tu qu'il nous aurait répondu ? 

Évidemment, dit-il, qu'il donne aux corps les remèdes, les aliments et les boissons. 

Et l'art du cuisinier à qui donne-t-il ce qui est dû et convient, et que donne-t-il par là ? 

[d] Il donne aux mets des assaisonnements. 

Bien ! Et maintenant l'art appelé justice, à qui et que donne-t-il ? 

Il répondit : S'il faut, Socrate, être conséquent avec ce que nous venons de dire, il rend des services aux amis et cause des dommages aux ennemis. 

Donc faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis, voilà ce que Simonide appelle justice ? 
Il me le semble. 

Et maintenant qui est le plus capable de faire du bien à des amis malades ou du mal à des ennemis sous le rapport de la maladie ou de la santé ? 

Le médecin. 

[e] Et aux navigateurs, à l'égard des dangers de la mer ? 

Le pilote. 

Et le juste, en quelle occasion et pour quelle œuvre est-il le plus capable d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis ? 

À la guerre, pour attaquer les uns et défendre les autres, ce me semble. 

Fort bien ; mais, mon cher Polémarque, on n'a que faire du médecin, quand on n'est pas malade. 

C'est vrai. 

Ni du pilote, quand on n'est pas sur mer. 

Sans doute. 

À ce compte on n'a que faire non plus de l'homme juste, lorsqu'on n'est pas en guerre? 

Ceci ne me semble pas du tout exact. 

[333 a] La justice est donc utile aussi en temps de paix ? 

Elle est utile. 

Et l'agriculture aussi, n'est-ce pas ? 

Oui. 

Pour recueillir les fruits de la terre? 

Oui. 

Le métier de cordonnier est utile aussi ? 

Oui. 

Tu pourrais ajouter, n'est-ce pas, qu'il l'est pour nous procurer des chaussures ? 

Sans doute. 

Et la justice, pour quel usage et quelle acquisition peux-tu dire qu'elle est utile en temps de paix ? 

Pour les conventions, Socrate. 

Entends-tu par là des associations ou quelque autre chose ? 

Oui, des associations. 

[b] Ceci posé, quel est le bon et utile associé pour placer les pièces au trictrac, l'homme juste ou le joueur de profession? 

Le joueur de profession. 

Et pour poser des briques et des pierres, le juste est-il un associé plus utile et meilleur que le maçon ? 

Non pas. 

Mais si le cithariste est meilleur que le juste pour frapper les cordes, pour quelle affaire commune le juste est-il un meilleur associé que le cithariste ? 

Pour les affaires d'argent, ce me semble. 

Sauf le cas peut-être, Polémarque, où il faut faire usage de l'argent, par exemple s'il faut acheter ou vendre un cheval [c] en commun ; alors, selon moi, c'est l'homme de cheval, n'est-ce pas ? 

Il me le semble. 

Et s'il s'agit d'un bateau, c'est le constructeur ou le pilote. 

Il semble. 

En quel cas donc le juste sera-t-il plus utile que les autres dans l'emploi que l'association fera de son or ou de son argent ? 

Dans le cas d'un dépôt qu'on veut retrouver intact, Socrate. 

C'est-à-dire quand on ne veut faire aucun usage de son argent et qu'on le laisse oisif ? 

Oui, vraiment. 

C'est donc quand l'argent est inutilisé et pour cette raison [d] même que la justice est utile ? 

Apparemment. 

Quand donc il faut conserver une serpette, la justice est utile à l'association et à l'individu ; mais quand il faut s'en servir, c'est l'art du vigneron. 

Il le semble. 

De même, s'il s'agit de garder un bouclier ou une lyre sans en faire usage, tu diras que la justice est utile ; mais que, s'il faut s'en servir, c'est l'art de l'hoplite ou du musicien. 

Il le faut bien. 

Et en général, à l'égard de n'importe quelle autre chose, la justice est inutile, quand on se sert de cette chose, et utile, quand on ne s'en sert pas ? 

Il y a apparence. 

[e] Mais alors, mon ami, la justice n'est pas bonne à grand'chose, si elle n'est utile que pour les choses dont on ne fait pas usage. Mais examinons encore ceci. Est-ce que l’homme le plus adroit à porter des coups, soit au pugilat, soit dans toute autre espèce de lutte, est-ce que cet homme n'est pas aussi le plus adroit à se garder des coups qu'on lui porte ? 

Assurément si. 

De même est-ce que l'homme habile à se garder d'une maladie, n'est pas aussi le plus habile à la donner en secret ? 

Je le crois pour ma part. 

[334 a] Mais alors si quelqu'un s'entend à dérober les desseins et toutes les entreprises de l'ennemi, le même homme saura aussi garder une armée ? 

Oui certes. 

Par conséquent, lorsqu'un homme est habile à garder une chose, il est habile aussi à la dérober. 

Il le semble. 

Si donc le juste est habile à garder de l'argent, il est habile aussi à le dérober. 

C'est du moins, dit-il, une conséquence de ton raisonnement . 

Ainsi le juste vient de nous apparaître comme une sorte de voleur, et il se pourrait que tu aies appris cela d'Homère. Homère en effet fait grand cas de l'aïeul maternel d'Ulysse, [b] Autolycos, et déclare qu'il surpassait tous les hommes dans l'art de dérober et de se parjurer. Par conséquent, selon toi, selon Homère, et selon Simonide, la justice paraît être une sorte d'art de voler, mais dans l'intérêt de ses amis et au préjudice de ses ennemis. N'est-ce pas ce que tu voulais dire ?

Socrate accusé d'impiétié, Euthyphron [3a-3c]


La philsophie peut-elle plaire aux Dieux? On sait que Socrate paya son amour de la pensée d'une accusation d'impiété qui l'emporta dans la tombe. Pourtant la foule sait-elle réellement de quoi elle parle quand elle invoque la dignité de sa foi ou de ses croyances? Dans ce passage plein d'ironie, Platon rapporte l'entretien entre Socrate, que le citoyen Mélétos traîne devant les tribunaux pour incroyance et corruption de la jeunesse, et le prêtre Euthyphron, plein d'une morgue toute ecclésiastique, qui s'en va accuser son propre père devant la justice. Si l'hypocrisie est de toutes les époques, l'Euthyphron constituera sans doute une bonne introduction à l'intelligence de son art.

Euthyphron : (...) Enfin, apprends moi par quels actes d'après ses dires Mélétos t'accuse-t-il de corrompre la jeunesse. 

Socrate : Des actes, merveilleux Euthyphron, dont le seul énoncé suffit en vérité à déconcerter l'auditeur! Il déclare que je suis faiseur de divinités : je fabrique des divinités nouvelles et je ne crois pas aux anciennes ; c'est là, à ce qu'il prétend le motif même de l'action qu'il m'a intenté. 

Euthyphron : Je vois Socrate! Il s'agit en somme de ce signe démonique qui, dis-tu, se produit à l'occasion de temps à autre. C'est donc comme à un novateur en matière religieuse qu'il a contre toi intenté cette accusation, et dans l'intention évidente de te calomnier, il vient à la barre du tribunal, sachant fort bien qu'auprès de la multitude, ces sortes de calomnies sont faciles à accréditer. Il est bien certain en effet, que de moi, elle se gausse comme d'un fou, quand, dans l'assemblée du peuple, je traite quelque question d'ordre religieux et lui prédis ce qui arrivera ; et pourtant, il n'y a pas une seule de mes prédictions qui ne soit véridique ; et bien! Cela n'empêche as la multitude d'être jalouse des homme de notre sorte! Mais notre devoir est de ne faire aucun sort de ces jugements, et d'aller de l'avant! 

Socrate : Que l'on se gausse de nous ; cher Euthyphron, ce n'est peut-être nullement une affaire! Les athéniens, vois-tu, cela leur est, à mon avis, parfaitement égal que l'on ait, à leurs yeux, quelques talents, pourvu qu'on ne se pose pas en professeur de son propre savoir ; mais contre celui qui, à leurs yeux, prétendrait en rendre d'autres pareils à lui, contre lui ils s'emportent, que ce soit en effet par jalousie comme tu le dis, ou bien pour quelques autres raisons

La morale du propriétaire. République I [329e-331c]

Socrate poursuit son entretien avec le vénérable Céphale en redoublant d'insolence. Après avoir suggéré que sa modération ne doit rien à son coeur, Socrate attaque frontalement son interocuteur : sa richesse n'est-elle pas la cause réelle de sa sagesse et de sa respectabilité? Faut-il être riche, en somme, pour être juste? La belle réponse de Céphale livrera ainsi, à qui sait lire, la quintessence de la morale du propriétaire, et une vue imprenable sur le mystère de l'argent, qui est peut-être celui de notre époque. 
 


Je [e] m'imagine, Céphale, que, quand tu parles de la sorte, la majorité de tes auditeurs ne t'approuvent pas ; ils croient plutôt que, si tu supportes facilement la vieillesse, ce n'est point grâce à ton caractère, mais à ta grosse fortune ; car les riches ont, dit-on, bien des consolations. 

— Tu dis vrai, répondit-il, ils ne m'approuvent pas, et ils ont un peu raison, mais pas autant qu'ils le croient. La vérité se trouve dans la réponse de Thémistocle à l'homme de Sériphos. Celui-ci l'injuriait [330 a] en lui disant que ce n'était pas à son mérite, mais à sa patrie qu'il devait sa réputation. « Il est vrai, répliqua-t-il, que, si j'étais de Sériphos, je ne serais pas célèbre ; mais toi non plus, si tu étais d'Athènes. » Le mot s'applique bien aux gens peu fortunés qui trouvent la vieillesse pénible : l'homme raisonnable ne saurait supporter la vieillesse avec une aisance parfaite, s'il est dans la pauvreté ; mais l'homme déraisonnable aura beau être riche: la richesse n'adoucira pas son humeur. 

Dis-moi, Céphale, repris-je ; le gros de ta fortune te vient- il d'un héritage de famille, ou si tu l'as beaucoup augmentée toi-même? 

[b] Si je l'ai augmentée, Socrate ? répliqua-t-il ; dans cette question de fortune, j'ai tenu le milieu entre mon grand-père et mon père. Mon grand-père, dont je porte le nom, hérita d'une fortune à peu près égale à celle que je possède actuellement, et il l'accrut de plusieurs fois autant ; mais Lysanias, mon père, la ramena au-dessous de ce qu'elle est à présent. Pour moi, il me suffit de laisser à mes enfants que voici une fortune, non pas moindre, mais un peu supérieure à celle que j'ai reçue en héritage. 

Si je t'ai fait cette question, dis-je, c'est que tu m'as semblé [c] médiocrement attaché à la richesse : c'est généralement le cas de ceux qui ne l'ont pas acquise par eux-mêmes ; ceux qui la doivent à leur industrie y sont deux fois plus attachés que les autres. De même que les poètes aiment leurs vers et les pères leurs enfants, ainsi les hommes d'affaires s'attachent à leur fortune, parce qu'elle est leur ouvrage ; ils s'y attachent en raison de son utilité, comme les autres hommes. Aussi sont-ils d'un commerce difficile, ne consentant à louer rien d'autre que l'argent. 

C'est vrai, avoua-t-il. 

Parfaitement, repris-je. Mais dis-moi encore ceci : (330 d) de quel bien suprême penses-tu que la possession d'une grosse fortune t'ait procuré la jouissance ? 

C'est ce que, peut-être, répondit-il, je ne persuaderai pas à beaucoup de gens si je le dis. 
Sache bien, en effet, Socrate, que lorsqu'un homme est près de penser à sa mort, crainte et souci l'assaillent à propos de choses qui, auparavant, ne le troublaient pas. Ce que l'on raconte sur l'Hadès et les châtiments qu'y doit recevoir celui qui en ce monde a commis l'injustice, ces fables, dont il a ri jusque-là, tourmentent alors son âme : il redoute qu'elles ne soient vraies. (330 e) Et - soit à cause de la faiblesse de l'âge, soit parce qu'étant plus près des choses de l'au-delà il les voit mieux - son esprit s'emplit de défiance et de frayeur (09) ; il réfléchit, examine s'il s'est rendu coupable d'injustice à l'égard de quelqu'un. Et celui qui trouve en sa vie beaucoup d'iniquités, éveillé fréquemment au milieu de ses nuits, comme les enfants, a peur, et vit dans une triste attente. (331) Mais près de celui qui se sait innocent veille toujours une agréable espérance, bienfaisante nourrice de la vieillesse, pour parler comme Pindare. Car avec bonheur, Socrate, ce poète a dit de l'homme ayant mené une vie juste et pieuse que douce à son coeur et nourrice de ses vieux ans, l'accompagne l'espérance, qui gouverne l'âme changeante des mortels (10). 
Et cela est dit merveilleusement bien. A cet égard je considère la possession des richesses comme très précieuse, non pas pour tout homme, mais pour le sage et l'ordonné. 
(331 b) Car à éviter que, contraint, l'on trompe ou l'on mente, et que, devant des sacrifices à un dieu ou de l'argent à un homme, l'on passe ensuite dans l'autre monde avec crainte, à éviter cela la possession des richesses contribue pour une grande part. Elle a aussi beaucoup d'autres avantages. Mais si nous les opposons un à un, je soutiens, Socrate, que, pour l'homme sensé, c'est là que réside la plus grande utilité de l'argent.