Amitié

Savons-nous qui sont nos amis? République I [334c-335c]

Si nous ne pouvons être juste qu'à l'égard de nos amis, comme le pense Polémarque, alors comment s'assurer de ce que ce nos proches sont bien nos amis? Ici la réflexion tend moins à définir l'amitié qu'à nous conduire à dissocier ce que l'habitude tient couramment uni : le proche et le bon, la loyauté et la justice. Comprendre que seule la bonté qui réside en autrui le constitue comme ami véritable permet alors de saisir en quoi l'homme juste ne saurait borner ses affections aux frontières d'une nation. L'amitié vraie est ainsi amitié du genre humain. 

 

(334 c) Mais qui traites-tu d'amis ceux qui paraissent honnêtes à chacun ou ceux qui le sont, même s'ils ne le paraissent pas, et ainsi pour les ennemis ? 
Il est naturel, dit-il, d'aimer ceux que l'on croit honnêtes et de haïr ceux que l'on croit méchants. 
Mais les hommes ne se trompent-ils pas à ce sujet, de sorte que beaucoup de gens leur semblent honnêtes ne l'étant pas, et inversement ? 
Ils se trompent. 
Pour ceux-là donc, les bons sont des ennemis et les méchants des amis ? 
Sans doute. 
Et néanmoins ils estiment juste de rendre service aux méchants et de nuire aux bons ? (334 d) 
Il le semble. 
Cependant les bons sont justes et incapables de commettre l'injustice ? 
C'est vrai. 
Selon ton raisonnement il est donc juste de faire du mal à ceux qui ne commettent point l'injustice. 
Nullement, dit-il, Socrate, car le raisonnement semble mauvais. 
Alors, repris-je, aux méchants il est juste de nuire, et aux bons de rendre service ? 
Cette conclusion me paraît plus belle que la précédente. 
Pour beaucoup de gens, donc, Polémarque, qui se sont trompés sur les hommes, la justice consistera à nuire aux amis - car ils ont pour amis des méchants - (334 e) et rendre service aux ennemis - qui sont bons en effet. Et ainsi nous affirmerons le contraire de ce que nous faisions dire à Simonide. 
Assurément, dit-il, cela se présente ainsi. Mais corrigeons ; nous risquons en effet de n'avoir pas exactement défini l'ami et l'ennemi. 
Comment les avons-nous définis, Polémarque ? 
Celui qui paraît honnête, celui-là est un ami. 
Et maintenant, repris-je, comment corrigeons-nous ? 
Celui qui paraît, répondit-il, et qui est honnête est un ami (335) ; celui qui paraît mais n'est pas honnête, paraît mais n'est pas un ami ; et au sujet de l'ennemi la définition est la même. 
Ami donc, comme il semble par ce raisonnement, sera l'homme bon, et ennemi le méchant ? 
Oui. 
Tu nous ordonnes donc d'ajouter à ce que nous disions d'abord sur la justice, à savoir qu'il est juste de faire du bien à son ami et du mal à son ennemi ; maintenant, outre cela, il faut dire qu'il est juste de faire du bien à l'ami bon et du mal à l'ennemi méchant ?

La justice selon Simonide, un art de voler? République I [332a-334b ]

Cet extrait constitue le premier véritable entretien socratique de la République. Celui-ci prend prétexte de l'interprétation d'une formule du poète Simonide pour examiner l'idée de Justice. Mais il apparaîtra rapidement que la formule du "sage" Simonide est en réalité paradoxale : d'une part la justice semble être une vertu utile uniquement au guerrier, d'autre part, elle n'est pas loin de n'être qu'une pure forme d'habilité, pareille à celle du rusé Ulysse. La tradition de l'athénien éclairé est ici sévèrement ébranlée...


Assurément, repris-je, il n'est pas facile de refuser créance à Simonide : c'est un sage et un homme divin Mais que veut-il dire ? Tu le sais peut-être, toi, Polémarque ; mais moi je l'ignore. Il est évident qu'il n'entend pas, comme nous le disions tout à l'heure, que, si un homme a mis un objet en dépôt chez quelqu'un, et qu'il le réclame sans avoir sa raison, il faut le lui rendre ; et pourtant un dépôt [332a] est chose due, n'est-ce pas? 

Oui. 

Mais il faut bien se garder de rendre un dépôt, quand il est réclamé par un insensé ? 

C'est vrai, dit-il. 

Alors Simonide, semble-t-il, veut dire autre chose, quand il dit qu'il est juste de rendre ce qu'on doit ? 
Il veut dire autre chose, c'est indubitable. Sa pensée c'est qu'à des amis l'on doit faire du bien, sans jamais leur faire de mal.[b] 

Je comprends, dis-je : ce n'est point rendre à quelqu’un ce qu on lui doit que de lui remettre l'or qu'il nous a confié, s'il ne peut le recevoir et le reprendre qu'à son préjudice, et si celui qui reprend et celui qui restitue sont amis. N'est-ce pas là, selon toi, la pensée de Simonide ? 

C'est tout à fait sa pensée. 

Mais à des ennemis, faut-il rendre ce qu'on peut leur devoir ? 

Oui bien, dit-il, ce qu'on leur doit ; or ce qu'on doit à un ennemi, c'est, à mon avis, ce qui convient, c'est-à-dire du mal. 

Il paraît donc, dis-je, que Simonide a défini la justice à la façon [c] énigmatique des poètes. Son idée était, selon toute apparence, que la justice consiste à rendre à chacun ce qui convient ou, selon son expression, ce qu'on doit. 

Eh bien, qu'y trouves-tu à reprendre? demanda-t-il. 

Si quelqu'un, repris-je, lui avait dit : « Au nom de Zeus, réponds-moi, Simonide. L'art qu'on appelle médecine, à qui donne-t-il ce qui est dû et convient, et que donne-t-il par là ? » que crois-tu qu'il nous aurait répondu ? 

Évidemment, dit-il, qu'il donne aux corps les remèdes, les aliments et les boissons. 

Et l'art du cuisinier à qui donne-t-il ce qui est dû et convient, et que donne-t-il par là ? 

[d] Il donne aux mets des assaisonnements. 

Bien ! Et maintenant l'art appelé justice, à qui et que donne-t-il ? 

Il répondit : S'il faut, Socrate, être conséquent avec ce que nous venons de dire, il rend des services aux amis et cause des dommages aux ennemis. 

Donc faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis, voilà ce que Simonide appelle justice ? 
Il me le semble. 

Et maintenant qui est le plus capable de faire du bien à des amis malades ou du mal à des ennemis sous le rapport de la maladie ou de la santé ? 

Le médecin. 

[e] Et aux navigateurs, à l'égard des dangers de la mer ? 

Le pilote. 

Et le juste, en quelle occasion et pour quelle œuvre est-il le plus capable d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis ? 

À la guerre, pour attaquer les uns et défendre les autres, ce me semble. 

Fort bien ; mais, mon cher Polémarque, on n'a que faire du médecin, quand on n'est pas malade. 

C'est vrai. 

Ni du pilote, quand on n'est pas sur mer. 

Sans doute. 

À ce compte on n'a que faire non plus de l'homme juste, lorsqu'on n'est pas en guerre? 

Ceci ne me semble pas du tout exact. 

[333 a] La justice est donc utile aussi en temps de paix ? 

Elle est utile. 

Et l'agriculture aussi, n'est-ce pas ? 

Oui. 

Pour recueillir les fruits de la terre? 

Oui. 

Le métier de cordonnier est utile aussi ? 

Oui. 

Tu pourrais ajouter, n'est-ce pas, qu'il l'est pour nous procurer des chaussures ? 

Sans doute. 

Et la justice, pour quel usage et quelle acquisition peux-tu dire qu'elle est utile en temps de paix ? 

Pour les conventions, Socrate. 

Entends-tu par là des associations ou quelque autre chose ? 

Oui, des associations. 

[b] Ceci posé, quel est le bon et utile associé pour placer les pièces au trictrac, l'homme juste ou le joueur de profession? 

Le joueur de profession. 

Et pour poser des briques et des pierres, le juste est-il un associé plus utile et meilleur que le maçon ? 

Non pas. 

Mais si le cithariste est meilleur que le juste pour frapper les cordes, pour quelle affaire commune le juste est-il un meilleur associé que le cithariste ? 

Pour les affaires d'argent, ce me semble. 

Sauf le cas peut-être, Polémarque, où il faut faire usage de l'argent, par exemple s'il faut acheter ou vendre un cheval [c] en commun ; alors, selon moi, c'est l'homme de cheval, n'est-ce pas ? 

Il me le semble. 

Et s'il s'agit d'un bateau, c'est le constructeur ou le pilote. 

Il semble. 

En quel cas donc le juste sera-t-il plus utile que les autres dans l'emploi que l'association fera de son or ou de son argent ? 

Dans le cas d'un dépôt qu'on veut retrouver intact, Socrate. 

C'est-à-dire quand on ne veut faire aucun usage de son argent et qu'on le laisse oisif ? 

Oui, vraiment. 

C'est donc quand l'argent est inutilisé et pour cette raison [d] même que la justice est utile ? 

Apparemment. 

Quand donc il faut conserver une serpette, la justice est utile à l'association et à l'individu ; mais quand il faut s'en servir, c'est l'art du vigneron. 

Il le semble. 

De même, s'il s'agit de garder un bouclier ou une lyre sans en faire usage, tu diras que la justice est utile ; mais que, s'il faut s'en servir, c'est l'art de l'hoplite ou du musicien. 

Il le faut bien. 

Et en général, à l'égard de n'importe quelle autre chose, la justice est inutile, quand on se sert de cette chose, et utile, quand on ne s'en sert pas ? 

Il y a apparence. 

[e] Mais alors, mon ami, la justice n'est pas bonne à grand'chose, si elle n'est utile que pour les choses dont on ne fait pas usage. Mais examinons encore ceci. Est-ce que l’homme le plus adroit à porter des coups, soit au pugilat, soit dans toute autre espèce de lutte, est-ce que cet homme n'est pas aussi le plus adroit à se garder des coups qu'on lui porte ? 

Assurément si. 

De même est-ce que l'homme habile à se garder d'une maladie, n'est pas aussi le plus habile à la donner en secret ? 

Je le crois pour ma part. 

[334 a] Mais alors si quelqu'un s'entend à dérober les desseins et toutes les entreprises de l'ennemi, le même homme saura aussi garder une armée ? 

Oui certes. 

Par conséquent, lorsqu'un homme est habile à garder une chose, il est habile aussi à la dérober. 

Il le semble. 

Si donc le juste est habile à garder de l'argent, il est habile aussi à le dérober. 

C'est du moins, dit-il, une conséquence de ton raisonnement . 

Ainsi le juste vient de nous apparaître comme une sorte de voleur, et il se pourrait que tu aies appris cela d'Homère. Homère en effet fait grand cas de l'aïeul maternel d'Ulysse, [b] Autolycos, et déclare qu'il surpassait tous les hommes dans l'art de dérober et de se parjurer. Par conséquent, selon toi, selon Homère, et selon Simonide, la justice paraît être une sorte d'art de voler, mais dans l'intérêt de ses amis et au préjudice de ses ennemis. N'est-ce pas ce que tu voulais dire ?

De l'amitié en de "sombres temps"

Les extraits rassemblés dans cette page sont tirés de la conférence donnée en 1959 par Hannah Arendt « De l’Humanité dans de « sombres temps », Réflexions sur Lessing », à l'occasion de la réception du prix Lessing. On y trouvera un effort pour distinguer l'amitié vraie, qui est pour elle profondément politique, de la fraternité ou de la compassion par lesquelles nous semblons fuir le monde et chercher alors dans le spectacle de la souffrance un semblant de communauté humaine. On comparera cette amitié invitant à partager lucidement un monde conflictuel, et l'invitation platonicienne à éprouver notre identité commune dans le partage du dialogue et de la pensée. 
 

Tout cela n’est qu’une autre façon de dire que l’humanité créée par la fraternité convient difficilement à qui n’appartient pas au nombre des humiliés et des offensés, et ne peut y participer qu’au travers de la compassion. La chaleur des peuples parias ne peut légitimement s’étendre à ceux qui se solidarisent avec eux : car une position différente dans le monde fait peser sur eux une autre responsabilité à l’égard du monde, qui leur interdit de partager l’insouciance des parias. Mais il est vrai que dans les « sombres temps », la chaleur qui est, pour les parias le substitut de la lumière exerce une grande fascination sur tous ceux qui ont honte du monde tel qu’il est, au point de vouloir se réfugier dans l’invisibilité. Et dans l’invisibilité, dans cette obscurité où, étant soi-même caché, on n’a plus besoin non plus de voir le monde visible, seules la chaleur et la fraternité d’hommes étroitement serrés les uns contre les autres peuvent compenser l’irréalité mystérieuse qui affecte les relations humaines, chaque fois qu’elles se développent dans une acosmie absolue et sans être relié à un monde commun à tous. Dans une telle absence de monde et de réalité, il est facile de conclure que l’élément commun à tous les hommes n’est pas le monde, mais une « nature humaine » interprétée de telle ou telle façon. (…) 

En fait, cette « nature humaine » et l’humanité correspondante ne se manifestent que dans l’obscurité, et ne peuvent donc pas être identifiées dans le monde. Davantage, dans des conditions de visibilité, elles se dissipent comme des fantômes. L’humanité des humiliés et des offensés n’a jamais survécu à l’heure de la libération, fût-ce une minute. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit rien, puisqu’elle rend effectivement l’humiliation supportable ; mais cela veut dire que, politiquement, elle est absolument non pertinente. (…) 

Ainsi, sous le troisième Reich, dans le cas d’une amitié entre un Allemand et un Juif, ce n’aurait pas été un signe d’humanité si les amis avaient dit : ne sommes-nous pas tous deux des hommes ? Ce n’aurait été qu’une simple évasion hors du réel et hors du monde commun à tous deux à cette époque, nullement une prise de position contre le monde tel qu’il était. Une loi interdisant toute relation entre Juifs et Allemands pouvait être éludée, mais non défiée, par des hommes qui déniaient toute réalité à cette distinction. Du point de vue d’une humanité qui garderait la réalité pour sol, d’une humanité dans la réalité de la persécution, ils auraient dû se dire l’un à l’autre : Allemand, Juif, et amis. Mais partout où réussit à cette époque (bien sûr, la situation a totalement changé de nos jours), partout où elle fut maintenue dans sa pureté, c’est-à-dire sans faux complexes de culpabilité d’un côté ou d’infériorité de l’autre, une parcelle d’humanité dans un monde devenu inhumain s’est trouvée réellement accomplie. (…) 

Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les grecs l’appelaient philanthropia, « amour de l’homme », parce qu’elle se manifeste dans une disposition à partager le monde avec d’autres hommes. Son opposé, la misanthropie, signifie simplement que le misanthrope ne trouve personne avec qui il se soucie de partager le monde, qu’il ne tient personne pour digne de se réjouir avec lui dans le monde, la nature et le cosmos. (…) 

Que l’humain ne se manifeste pas dans l’exaltation, mais dans la sobriété et la lucidité, que l’humanité s’atteste non pas dans la fraternité, mais dans l’amitié, que l’amitié ne soit pas intimement personnelle mais pose des exigences politiques et demeure référée au monde, tout cela nous paraît si exclusivement caractériser l’Antiquité classique, que nous sommes plutôt déconcertés en retrouvant des traits apparentés dans Nathan le Sage, qu’on pourrait à bon droit, tout moderne qu’il est, tenir pour le drame classique de l’amitié. 

Notes 

La conférence est publiée en français dans le volume suivant : Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974 (réédition en Tel) p. 11-40. 

On pourra trouver  un commentaire de cette page à la fin de la séance du 26 mars 2009 de l'atelier consacré par Frédéric Dupin à la lecture de la République de Platon.