Second discours sur la condition des Grands


Pascal s’adresse ici à un jeune duc. Pourrait-on parler en ces termes à ceux qui aujourd’hui ont coutume de rouler dans de grosses voitures précédées ou suivis de motards ? Dire « Monsieur le duc… » ou « Monsieur le Président… » n’engage en rien le jugement et n’oblige pas à estimer celui auquel on s’adresse. Il est donc vain de refuser par esprit de révolte l’usage de telles formules de politesse : c’est vouloir qu’elles expriment un respect intérieur, c’est rêver qu’un jour les grandeurs d’établissement et les grandeurs naturelles soient confondues. 

 

Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c'est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature. 

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement : après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler. 
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force. 

Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. 

Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des Princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs. 

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit. 

Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs naturelles. M. N. est un plus grand géomètre que moi : en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu'il n'y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d'estime ; mais les hommes n'y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l'estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

"quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice", Lettres persanes, Lettre LXXXIII


Il n'est pas difficile d'opposer à l'idée d'un droit et d'une justice éternels les complications de l'histoire et de la politique. Le cynique hausse en effet alors les épaules et prétend établir par les faits que la justice n'est qu'un mot creux, destiné à couvrir les intérêts des forts ou les coutumes des peuples. Cette sagesse désabusée s'étale partout. Toutefois, que nous puissions former en nous l'idée d'une action juste, indépendante de tout motif intéressé est déjà un signe puissant ; elle exprime la possibilité d'un droit qui passe tous faits et subsiste contre ou malgré eux. Car il importe peu au fond que ce que nous appelons "justice de Dieu" subsiste autre part que dans le fond du coeur humain. Cette idée suffit à justifier le droit contre tous les abus ; et ce droit pur lui-même, ne serait-il qu'une chimère, serait encore plus que le règne de la force par le reproche qu'il incarne et exprime. La leçon d'Usbek serait peut-être ici de montrer qu'en niant le caractère absolu du droit on abandonne d'abord les hommes à la force : tenir sur les principes est en effet le premier refuge des persécutés. 
 

 

Usbek à Rhédi, à Venise. 

S’il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu’il soit juste: car, s’il ne l’était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres. 
La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses; ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme. 
Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports; souvent même, lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent; et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. 
Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les commettre et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent: nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d’intérêt. 
Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste; dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive, car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt. 
Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité. 
Voilà, Rhédi, ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu'il faudrait se dérober à soi-même. 
Nous sommes entourés d'hommes plus forts que nous; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes; les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément. Quel repos pour nous de savoir qu'il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur et nous met à couvert de leurs entreprises! 
Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle; nous passerions devant les hommes comme devant les lions, et nous ne serions jamais assurés un moment de notre bien, de notre honneur et de notre vie. 
Toutes ces pensées m'animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le font agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l'offenser; qui le chargent de toutes les imperfections qu'il punit en nous, et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit. 
Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le coeur juste ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir . il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes. 

De Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715. 
 

Sganarelle et le sceptique Marphurius, Le mariage forcé, scène V

 


Voici la caricature géniale que Molière nous donne du philosophe sceptique. Sganarelle cherche à savoir s’il a ou non raison de se marier et interroge sur ce point un philosophe sceptique, Marphurius. 
 

MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle? 
SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j'aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s'agit; et je suis venu ici pour cela. Ah! Voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci. 
MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive; de parler de tout avec incertitude; de suspendre toujours son jugement: et par cette raison vous ne devez pas dire "Je suis venu"; mais "Il me semble que je suis venu." 
SGANARELLE.- Il me semble? 
MARPHURIUS.- Oui. 
SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu'il me semble, puisque cela est. 
MARPHURIUS.- Ce n'est pas une conséquence; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable. 
SGANARELLE.- Comment, il n'est pas vrai que je suis venu? 
MARPHURIUS.- Cela est incertain; et nous devons douter de tout. 
SGANARELLE.- Quoi? Je ne suis pas ici; et vous ne me parlez pas? 
MARPHURIUS.- Il m'apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle: mais il n'est pas assuré que cela soit. 
SGANARELLE.- Eh! Que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement; et il n'y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j'ai envie de me marier. 
MARPHURIUS.- Je n'en sais rien. 
SGANARELLE.- Je vous le dis. 
MARPHURIUS.- Il se peut faire. 
SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle. 
MARPHURIUS.- Il n'est pas impossible. 
SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l'épouser? 
MARPHURIUS.- L'un, ou l'autre. 
SGANARELLE.- Ah! Ah! Voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d'épouser la fille dont je vous parle. 
MARPHURIUS.- Selon la rencontre. 
SGANARELLE.- Ferai-je mal? 
MARPHURIUS.- Par aventure. 
SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut. 
MARPHURIUS.- C'est mon dessein. 
SGANARELLE.- J'ai une grande inclination pour la fille. 
MARPHURIUS.- Cela peut être. 
SGANARELLE.- Le père me l'a accordée. 
MARPHURIUS.- Il se pourrait. 
SGANARELLE.- Mais en l'épousant, je crains d'être cocu. 
MARPHURIUS.- La chose est faisable. 
SGANARELLE.- Qu'en pensez-vous? 
MARPHURIUS.- Il n'y a pas d'impossibilité. 
SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place? 
MARPHURIUS.- Je ne sais. 
SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire? 
MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira. 
SGANARELLE.- J'enrage! 
MARPHURIUS.- Je m'en lave les mains. 
SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur. 
MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra. 
SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé. 
MARPHURIUS.- Ah! ah! ah! 
SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias; et me voilà content. 
MARPHURIUS.- Comment? Quelle insolence! M'outrager de la sorte! Avoir eu l'audace de battre un philosophe comme moi! 
SGANARELLE.- Corrigez, s'il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu; mais qu'il vous semble que je vous ai battu. 
MARPHURIUS.- Ah! Je m'en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j'ai reçus. 
SGANARELLE.- Je m'en lave les mains. 
MARPHURIUS.- J'en ai les marques sur ma personne. 
SGANARELLE.- Il se peut faire. 
MARPHURIUS.- C'est toi, qui m'as traité ainsi. 
SGANARELLE.- Il n'y a pas d'impossibilité. 
MARPHURIUS.- J'aurai un décret* contre toi. 
SGANARELLE.- Je n'en sais rien. 
MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice. 
SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra. 
MARPHURIUS.- Laisse-moi faire. 
SGANARELLE.- Comment? On ne saurait tirer une parole positive de ce chien d'homme-là, et l'on est aussi savant à la fin, qu'au commencement. Que dois-je faire dans l'incertitude des suites de mon mariage? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah! Voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.