Comédie

"Il eut le courage d'être timide..."

Stendhal est en tout point maître de liberté, car il ne manque jamais de montrer que le malheur et l'esclavage tiennent d'une même cause, qui est de trop se croire au miroir social. Ainsi les puissants qui croient à leurs cordons et à leurs titres ne sont-ils que des personnages ridicules. Car dupes de nous mêmes, de quels plaisirs saurions-nous véritablement jouir? Aussi la véritable la grandeur tient-elle ici à cette qualité d'âme qui permet au Comte Mosca, auréolé de tous les honneurs, de ne cesser jamais pour autant de se juger ; et l'amour ternit alors tous les ornements du pouvoir, remis alors à leurs vraies places, celle d'une comédie. Les importants ne savent point aimer, ce qui est à la fois leur vocation, et leur punition ; telle est peut-être la leçon de La Chartreuse de Parme. 
 

Note sur le texte 

Nous ne savions où couper le texte, car il faudrait tout lire ! Aussi donnons-nous tout de même le portrait d'Ernest IV, Prince de Parme, qui précède le passage célèbre de la Scala afin de mieux éclairer celui de Mosca. Le légitimisme du premier consiste à croire en la politique, et d'abord en une respectabilité des rangs et donc des mérites : il en est payé de sa peur et du ridicule, plus mortel encore ; à l'inverse Mosca sait prendre les dignités pour ce qu'elles sont parce que son amour naissant pour la belle comtesse Pietranera soutient ici sa redoutable lucidité à l'égard de lui-même. Qui a dit que l'amour rendait aveugle? 
 

 

— Le croiriez-vous ? disait à la comtesse un autre voyageur, la nuit, au troisième étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d’heure, hurlent une phrase entière, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes fermées à dix verrous, et les pièces voisines, au-dessus comme au-dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet vient à crier, il saute sur ses pistolets et croit à un libéral caché sous son lit. Aussitôt toutes les sonnettes du château sont en mouvement, et un aide de camp va réveiller le comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire ; seul avec le prince, et armé jusqu’aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre à une foule d’action ridicules dignes d’une vieille femme. Toutes ces précautions eussent semblé bien avilissantes au prince lui-même dans les temps heureux où il faisait la guerre et n’avait tué personne qu’à coups de fusil. Comme c’est un homme d’infiniment d’esprit, il a honte de ces précautions, elles lui semblent ridicules, même au moment où il s’y livre, et la source de l’immense crédit du comte Mosca, c’est qu’il emploie toute son adresse à faire que le prince n’ait jamais à rougir en sa présence. C’est lui, Mosca, qui, en sa qualité de ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on à Parme, jusque dans les étuis de contrebasses’. C est le prince qui s’y oppose, et plaisante son ministre sur sa ponctualité excessive."Ceci est un parti, lui répond le comte Mosca : songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n’est pas seulement votre vie que nous défendons ; c’est notre honneur."Mais il paraît que le prince n’est dupe qu’à demi, car si quelqu’un dans la ville s’avise de dire que la veille on a passé une nuit blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant à la citadelle, et une fois dans cette demeure élevée et en bon air, comme on dit à Parme, il faut un miracle pour que l’on se souvienne du prisonnier. C’est parce qu’il est militaire, et qu’en Espagne, il s’est sauvé vingt fois le pistolet à la main, au milieu des surprises, que le prince préfère le comte Mosca à Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux et l’on fait des histoires sur leur compte. Les libéraux prétendent que, par une invention de Rassi, les geôliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que, tous les mois à peu près, l’un d’eux est conduit à la mort. Ce jour-là les prisonniers ont la permission de monter sur l’esplanade de l’immense tour, à cent quatre-vingts pieds d’élévation, et de là ils voient défiler un cortège avec un espion qui joue le rôle d’un pauvre diable qui marche à la mort. 


Ces contes, et vingt autres du même genre et d’une non moindre authenticité, intéressaient vivement Mme Pietranera, le lendemain elle demandait des détails au comte Mosca, qu’elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui soutenait qu’au fond il était un monstre sans s’en douter. Un jour, en rentrant à son auberge, le comte se dit : "Non seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante ; mais quand je passe la soirée dans sa loge, je parviens à oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le cœur." 


"Ce ministre, malgré son air léger et ses façons brillantes, n’avait pas une âme à la française ; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son chevet avait une épine, il était obligé de la briser et de l’user à force d’y piquer ses membres palpitants."Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l’italien. 


Le lendemain de cette découverte, le comte trouva que, malgré les affaires qui l’appelaient à Milan, la journée était d’une longueur énorme ; il ne pouvait tenir en place ; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta à cheval pour aller au Corso ; il avait quelque espoir d’y rencontrer Mme Pietranera ; ne l’y ayant pas vue, il se rappela qu’à huit heures le théâtre de la Scala ouvrait ; il y entra et ne vit que dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver là."Est-il possible, dit-il, qu’à quarante-cinq ans sonnés je fasse des folies dont rougirait un sous-lieutenant ! Par bonheur personne ne les soupçonne."Il s’enfuit et essaya d’user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le théâtre de la Scala. Elles sont occupées par des cafés qui, à cette heure, regorgent de monde ; devant chacun de ces cafés, des foules de curieux établis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les passants. Le comte était un passant remarquable ; aussi eut-il le plaisir d’être reconnu et accosté. Trois ou quatre importuns, de ceux qu’on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d’avoir audience d’un ministre si puissant. Deux d’entre eux lui remirent des pétitions ; le troisième se contenta de lui adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique. 
"On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit ; on ne se promène point quand on est aussi puissant."Il rentra au théâtre et eut l’idée de louer une loge au troisième rang ; de là son regard pourrait plonger, sans être remarqué de personne, sur la loge des secondes où il espérait voir arriver la comtesse. Deux grandes heures d’attente ne parurent point trop longues à cet amoureux ; sur de n’être point vu, il se livrait avec bonheur à toute sa folie."La vieillesse, se disait-il, n’est-ce pas, avant tout, n’être plus capable de ces enfantillages délicieux ? " 
Enfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette, il l’examinait avec transport."Jeune, brillante, légère comme un oiseau, se disait-il, elle n’a pas vingt-cinq ans. Sa beauté est son moindre charme : où trouver ailleurs cette âme toujours sincère, qui jamais n’agit avec prudence, qui se livre tout entière à l’impression du moment, qui ne demande qu’à être entraînée par quelque objet nouveau ? Je conçois les folies du comte Nani." 


Le comte se donnait d’excellentes raisons pour être fou, tant qu’il ne songeait qu’à conquérir le bonheur qu’il voyait sous ses yeux. Il n’en trouvait plus d’aussi bonnes quand il venait à considérer son âge et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie."Un homme habile à qui la peur ôte l’esprit me donne une grande existence et beaucoup d’argent pour être son ministre ; c’est-à-dire tout ce qu’il y a au monde de plus méprisé voilà un aimable personnage à offrir à là comtesse ! "Ces pensées étaient trop noires, il revint à Mme Pietranera ; il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser à elle il ne descendait pas dans sa loge."Elle n’avait pris Nani, vient-on de me dire, que pour faire pièce à cet imbécile de Limercati qui ne voulut pas entendre à donner un coup d’épée ou à faire donner un coup de poignard à l’assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle", s’écria le comte avec transport. A chaque instant il consultait l’horloge du théâtre qui par des chiffres éclatants de lumière et se détachant sur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de l’heure où il leur est permis d’arriver dans une loge amie. Le comte se disait : "Je ne saurais passer qu’une demi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance de si fraîche date ; si j’y reste davantage, je m’affiche, et grâce à mon âge et plus encore à ces maudits cheveux poudrés, j’aurai l’air attrayant d’un Cassandre."Mais une réflexion le décida tout à coup : "Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bien récompensé de l’avarice avec laquelle je m’économise ce plaisir."Il se levait pour descendre dans la loge où il voyait la comtesse ; tout à coup, il ne se sentit presque plus d’envie de s’y présenter."Ah ! voici qui est charmant, s’écria-t-il en riant de soi-même et s’arrêtant sur l’escalier ; c’est un mouvement dé timidité véritable ! voilà bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m’est arrivée." 


Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-même ; et, profitant en homme d’esprit de l’accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout à montrer de l’aisance ou à faire de l’esprit en se jetant dans quelque récit plaisant, il eut le courage d’être timide, il employa son esprit à laisser entrevoir son trouble sans être ridicule."Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds à jamais. Quoi ! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans le secours de la poudre paraîtraient gris ! Mais enfin la chose est vraie, donc elle ne peut être ridicule que si je l’exagère ou si j’en fais trophée."La comtesse s’était si souvent ennuyée au château de Grianta vis-à-vis des figures poudrées de son frère, de son neveu et de quelques ennuyeux bien pensants du voisinage qu’elle ne songea pas à s’occuper de la coiffure dé son nouvel adorateur. 

La Chartreuse de Parme, VI, extrait (1839)

Sganarelle et le sceptique Marphurius, Le mariage forcé, scène V

 


Voici la caricature géniale que Molière nous donne du philosophe sceptique. Sganarelle cherche à savoir s’il a ou non raison de se marier et interroge sur ce point un philosophe sceptique, Marphurius. 
 

MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle? 
SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j'aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s'agit; et je suis venu ici pour cela. Ah! Voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci. 
MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive; de parler de tout avec incertitude; de suspendre toujours son jugement: et par cette raison vous ne devez pas dire "Je suis venu"; mais "Il me semble que je suis venu." 
SGANARELLE.- Il me semble? 
MARPHURIUS.- Oui. 
SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu'il me semble, puisque cela est. 
MARPHURIUS.- Ce n'est pas une conséquence; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable. 
SGANARELLE.- Comment, il n'est pas vrai que je suis venu? 
MARPHURIUS.- Cela est incertain; et nous devons douter de tout. 
SGANARELLE.- Quoi? Je ne suis pas ici; et vous ne me parlez pas? 
MARPHURIUS.- Il m'apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle: mais il n'est pas assuré que cela soit. 
SGANARELLE.- Eh! Que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement; et il n'y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j'ai envie de me marier. 
MARPHURIUS.- Je n'en sais rien. 
SGANARELLE.- Je vous le dis. 
MARPHURIUS.- Il se peut faire. 
SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle. 
MARPHURIUS.- Il n'est pas impossible. 
SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l'épouser? 
MARPHURIUS.- L'un, ou l'autre. 
SGANARELLE.- Ah! Ah! Voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d'épouser la fille dont je vous parle. 
MARPHURIUS.- Selon la rencontre. 
SGANARELLE.- Ferai-je mal? 
MARPHURIUS.- Par aventure. 
SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut. 
MARPHURIUS.- C'est mon dessein. 
SGANARELLE.- J'ai une grande inclination pour la fille. 
MARPHURIUS.- Cela peut être. 
SGANARELLE.- Le père me l'a accordée. 
MARPHURIUS.- Il se pourrait. 
SGANARELLE.- Mais en l'épousant, je crains d'être cocu. 
MARPHURIUS.- La chose est faisable. 
SGANARELLE.- Qu'en pensez-vous? 
MARPHURIUS.- Il n'y a pas d'impossibilité. 
SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place? 
MARPHURIUS.- Je ne sais. 
SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire? 
MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira. 
SGANARELLE.- J'enrage! 
MARPHURIUS.- Je m'en lave les mains. 
SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur. 
MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra. 
SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé. 
MARPHURIUS.- Ah! ah! ah! 
SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias; et me voilà content. 
MARPHURIUS.- Comment? Quelle insolence! M'outrager de la sorte! Avoir eu l'audace de battre un philosophe comme moi! 
SGANARELLE.- Corrigez, s'il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu; mais qu'il vous semble que je vous ai battu. 
MARPHURIUS.- Ah! Je m'en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j'ai reçus. 
SGANARELLE.- Je m'en lave les mains. 
MARPHURIUS.- J'en ai les marques sur ma personne. 
SGANARELLE.- Il se peut faire. 
MARPHURIUS.- C'est toi, qui m'as traité ainsi. 
SGANARELLE.- Il n'y a pas d'impossibilité. 
MARPHURIUS.- J'aurai un décret* contre toi. 
SGANARELLE.- Je n'en sais rien. 
MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice. 
SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra. 
MARPHURIUS.- Laisse-moi faire. 
SGANARELLE.- Comment? On ne saurait tirer une parole positive de ce chien d'homme-là, et l'on est aussi savant à la fin, qu'au commencement. Que dois-je faire dans l'incertitude des suites de mon mariage? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah! Voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.