De l'amitié en de "sombres temps"

Les extraits rassemblés dans cette page sont tirés de la conférence donnée en 1959 par Hannah Arendt « De l’Humanité dans de « sombres temps », Réflexions sur Lessing », à l'occasion de la réception du prix Lessing. On y trouvera un effort pour distinguer l'amitié vraie, qui est pour elle profondément politique, de la fraternité ou de la compassion par lesquelles nous semblons fuir le monde et chercher alors dans le spectacle de la souffrance un semblant de communauté humaine. On comparera cette amitié invitant à partager lucidement un monde conflictuel, et l'invitation platonicienne à éprouver notre identité commune dans le partage du dialogue et de la pensée. 
 

Tout cela n’est qu’une autre façon de dire que l’humanité créée par la fraternité convient difficilement à qui n’appartient pas au nombre des humiliés et des offensés, et ne peut y participer qu’au travers de la compassion. La chaleur des peuples parias ne peut légitimement s’étendre à ceux qui se solidarisent avec eux : car une position différente dans le monde fait peser sur eux une autre responsabilité à l’égard du monde, qui leur interdit de partager l’insouciance des parias. Mais il est vrai que dans les « sombres temps », la chaleur qui est, pour les parias le substitut de la lumière exerce une grande fascination sur tous ceux qui ont honte du monde tel qu’il est, au point de vouloir se réfugier dans l’invisibilité. Et dans l’invisibilité, dans cette obscurité où, étant soi-même caché, on n’a plus besoin non plus de voir le monde visible, seules la chaleur et la fraternité d’hommes étroitement serrés les uns contre les autres peuvent compenser l’irréalité mystérieuse qui affecte les relations humaines, chaque fois qu’elles se développent dans une acosmie absolue et sans être relié à un monde commun à tous. Dans une telle absence de monde et de réalité, il est facile de conclure que l’élément commun à tous les hommes n’est pas le monde, mais une « nature humaine » interprétée de telle ou telle façon. (…) 

En fait, cette « nature humaine » et l’humanité correspondante ne se manifestent que dans l’obscurité, et ne peuvent donc pas être identifiées dans le monde. Davantage, dans des conditions de visibilité, elles se dissipent comme des fantômes. L’humanité des humiliés et des offensés n’a jamais survécu à l’heure de la libération, fût-ce une minute. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit rien, puisqu’elle rend effectivement l’humiliation supportable ; mais cela veut dire que, politiquement, elle est absolument non pertinente. (…) 

Ainsi, sous le troisième Reich, dans le cas d’une amitié entre un Allemand et un Juif, ce n’aurait pas été un signe d’humanité si les amis avaient dit : ne sommes-nous pas tous deux des hommes ? Ce n’aurait été qu’une simple évasion hors du réel et hors du monde commun à tous deux à cette époque, nullement une prise de position contre le monde tel qu’il était. Une loi interdisant toute relation entre Juifs et Allemands pouvait être éludée, mais non défiée, par des hommes qui déniaient toute réalité à cette distinction. Du point de vue d’une humanité qui garderait la réalité pour sol, d’une humanité dans la réalité de la persécution, ils auraient dû se dire l’un à l’autre : Allemand, Juif, et amis. Mais partout où réussit à cette époque (bien sûr, la situation a totalement changé de nos jours), partout où elle fut maintenue dans sa pureté, c’est-à-dire sans faux complexes de culpabilité d’un côté ou d’infériorité de l’autre, une parcelle d’humanité dans un monde devenu inhumain s’est trouvée réellement accomplie. (…) 

Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les grecs l’appelaient philanthropia, « amour de l’homme », parce qu’elle se manifeste dans une disposition à partager le monde avec d’autres hommes. Son opposé, la misanthropie, signifie simplement que le misanthrope ne trouve personne avec qui il se soucie de partager le monde, qu’il ne tient personne pour digne de se réjouir avec lui dans le monde, la nature et le cosmos. (…) 

Que l’humain ne se manifeste pas dans l’exaltation, mais dans la sobriété et la lucidité, que l’humanité s’atteste non pas dans la fraternité, mais dans l’amitié, que l’amitié ne soit pas intimement personnelle mais pose des exigences politiques et demeure référée au monde, tout cela nous paraît si exclusivement caractériser l’Antiquité classique, que nous sommes plutôt déconcertés en retrouvant des traits apparentés dans Nathan le Sage, qu’on pourrait à bon droit, tout moderne qu’il est, tenir pour le drame classique de l’amitié. 

Notes 

La conférence est publiée en français dans le volume suivant : Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974 (réédition en Tel) p. 11-40. 

On pourra trouver  un commentaire de cette page à la fin de la séance du 26 mars 2009 de l'atelier consacré par Frédéric Dupin à la lecture de la République de Platon.

Education et conservation

Parce que le monde est mortel, il faut sans cesse lutter contre les forces dissolvantes qui sont à l'ouvre. L'éducation, en ce sens, doit toujours raccomoder et rattrapper le fil du temps. En ce sens elle conserve. Mais c'est alors parce qu'elle est conservatrice qu'elle préserve la possibilité d'un futur qui soit propre. Ainsi offrir les trésors du passé à la jeunesse n'est pas lui refuser un avenir, c'est faire en sorte que celui-ci soit bien le sien.

Evitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose, - l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau [...] 

Au fond , on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, c'est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d'éduquer de façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c'est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu'en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu'il sera. C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. 

La véritable difficulté de l'éducation moderne tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd'hui extrêmement difficile de s'en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l'éducation est tout simplement impossible

Texte extrait de "la crise de l'éducation", in Arendt, La crise de la culture, 1961.

 

Note :

ce texte a fait l'objet l'objet d'un commentaire dans la première séance de la cinquième année du commentaire de la République de Platon de Frédéric Dupin

Que l'instruction n'est d'aucun parti

Faut-il se féliciter que nombre d'universités populaires, se disent profondément "politiques" ? N'y a-t-il pas une profonde contradiction à défendre la liberté de jugement, et dans le même mouvement, lui donner les fers de slogans divers? Stendhal disait qu'un bon raisonnement offense, en cela l'esprit libre sera toujours mauvais camarade. Et il est vrai que les enthousiasmes et les adhésions les plus légitimes s'insurgent des esprits portés au doute et à l'ironie ; faire le difficile sur les raisons, n'est-ce pas jouer le jeu de "l'ennemi"? Ce n'est toutefois pas dire que la libre pensée suppose l'apolitisme, mais plutôt qu'il convient, en toute chose, de faire la part de l'action et de la réflexion.  C'est du moins ce à quoi nous invite ici encore Alain dans ce Propos du Lundi 1er mai 1905.


Le Congrès des Universités populaires, auquel j’ai assisté en spectateur, m’a donné l’occasion de bien comprendre en quoi diffèrent la pensée et l’action. 

L’action, et notamment l’action politique, suppose coopération, c’est-à-dire accord; et il ne peut y avoir accord sur le but et les moyens que si chacun sacrifie un peu de ses opinions personnelles. Car si l’on attend, pour agir, que l’accord se fasse entre les idées, on discutera sans fin, et l’on n’agira pas. 
Cela est vrai aussi pour un homme qui agit seul. Il ne peut discuter sans fin avec lui-même; il ne peut pas attendre de tout savoir pour agir. Agir, c’est se risquer. Agir, c’est suivre ses idées comme si elles étaient définitives, tout en sachant bien qu’elles ne peuvent pas l’être. 
Aussi, voyez comment la Séparation sera votée, si elle l’est. On peut dire qu’aucun de ceux qui voteront le texte de la loi n’en sera pleinement satisfait. Ceux qui triomphent là-dessus et se moquent confondent le penser et l’agir. 
On peut rire aussi des socialistes, et de l’accord qu’ils viennent de réaliser. Si l’on y réfléchit, on les reconnaîtra, d’après cela, hommes d’action, justement parce qu’ils ont tous sacrifié beaucoup de leurs idées et de leurs sentiments, pour en arriver à l’unité de programme et à l’unité de tactique. Les Débats et Le Temps, journaux graves, au lieu de se moquer, devraient comprendre et admirer un si bel exemple de discipline. 
Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit militaire, les socialistes l’ont éminemment. 

Or, au Congrès des Universités populaires, il y avait naturellement un bon nombre d’hommes d’action, et on l’a bien vu; car ils ont fait voter là encore une espèce d’Unité. 
Non seulement ils ont fédéré les Universités populaires de France, ce qui peut être utile, mais ils ont défini l’Université populaire, comme s’il était nécessaire ici, de se mettre d’accord sur le but et les moyens. Et justement non. 
Car il n’est plus question ici d’agir ensemble, mais de penser en commun. Et, si l’on veut apprendre en commun à bien penser, il ne faut pas commencer par se mettre d’accord. Il ne faut pas même chercher à se mettre d’accord. Il n’est pas même bon d’espérer qu’on puisse y arriver jamais. L’égoïsme est ici le premier des devoirs. Chacun doit rester soi, avec férocité. Le moindre sacrifice est une faute; la moindre concession perd tout, et rabaisse l’Université populaire au niveau de l’Académie française. 


Nul ne doit rien sacrifier de ses idées. Chacun doit penser librement, et ne se laisser ni étonner par l’autorité, ni attendrir par la vertu, ni arrêter par l’âge et les cheveux blancs. Chacun doit discuter sans peur, et ne se rendre qu’à l’évidence. 
C’est pourquoi vouloir définir un but et des moyens, c’est une faute. Je sais que la définition dont il s’agit est inoffensive. Il n’importe; on ne devrait pas l’imposer. 
L’Université populaire est définie comme « laïque et républicaine ». Laïque? Un pasteur n’y pourra-t-il entrer? Politique d’enfants peureux. Eh diable, si le monarchiste avait raison? Vous n’avez pas le droit de décider d’avance qu’il a tort. 
De même pour le reste. Que l’Université populaire ait pour but de « préparer l’émancipation matérielle du prolétaire par son émancipation intellectuelle », je le veux bien. Les mots n’ont point de vertu par eux-mêmes, et ils sont comme on les entend. Il n’est point de curé ou de « grand patron » qui ne soit prêt à accepter cette formule, pour peu q’il ait l’esprit souple. 
Non. Point de définition. Point de but fixé d’avance. On pense pour penser. Si celui qui pense se fixe d’abord une conclusion, à laquelle il veut arriver, c’en est fait de la liberté de son jugement. L’esprit religieux est ainsi fait : il ne pense que pour prouver ce qu’il croit. 

Le malheur est que ceux qui comprennent bien cela, et ont su garder un esprit libre et éveillé, se trompent à leur tour souvent, et transportent ces principes dans l’action, où ils n’ont que faire. Aussi n’agissent-ils jamais. 
Il est très difficile d’être à la fois homme de pensée et homme d’action; de savoir se décider comme une brute sans être une brute, et discuter avec soi-même sans dissoudre sa volonté. Savoir accepter une discipline pour l’action, cela est beau, mais à la condition que la pensée reste intacte et libre. Ce n’est pas la même chose de serrer fortement une chaîne, ou d’être serré par une chaîne. 
Il faut méditer sur cette maxime un peu obscure, qui est, je crois, de Marc Aurèle : « Il est nécessaire de pousser ensemble, non de penser ensemble. » et comme les maximes obscures sont fort utiles pour réveiller l’esprit, je traduirai la même pensée, à la moderne, de la façon suivante : « Garde-toi de demander à tes actes ce que tu penses », ou plus brièvement : « Garde ton collier dans ta main. » 


Propos extrait de Premier journalisme d’ Alain, Institut Alain, 2001, p326 à 328. 

Note


Merci à Pierre Heudier et à Jean-Michel Muglioni de m'avoir communiqué ces extraits (Note de Frédéric Dupin).