Platon

Les désirs, le sommeil, et l'informe, République IX [571a-572b]


Cette page classique introduit la réflexion sur l'homme tyrannique par une réflexion sur les désirs. Si les désirs sont les mêmes en chacun, au point que nul homme ne puisse jamais se prétendre totalement à l'abris de devenir tyran, il faut comprendre que les désirs ne sont pas en nous une fatalité consciente, mais bien plutôt une matière informe qu'il appartient à chacun de sculpter, par la vigilance qu'il porte sur lui-même, et les mots qu'il emploie pour parler de ses rêves et de ses aspirations. 

 

Il nous reste donc à examiner l'homme tyrannique, [571a] comment il naît de l'homme démocratique, ce qu'il est une fois formé, et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse. 

Oui, dit-il, cet homme-là reste à examiner. 

Or sais-tu, demandai-je, ce qui pour moi laisse encore à désirer? 

Quoi? 

En ce qui concerne les désirs, leur nature et leurs espèces, il me semble que nous avons donné des définitions insuffisantes; et tant que ce point sera défectueux, l'enquête [571b] que nous poursuivons manquera de clarté. 

Mais n'est-il pas encore temps d'y revenir? 

Si, certainement. Examine ce que je veux voir en eux. Le voici. Parmi les plaisirs et les désirs non nécessaires, certains me semblent illégitimes ; ils sont probablement innés en chacun de nous, mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, avec l'aide de la raison, ils peuvent, chez quelques-uns, être totalement extirpés ou ne rester qu'en petit nombre et affaiblis, tandis que chez les autres ils subsistent plus forts et plus nombreux. [571c] 

Mais de quels désirs parles-tu? 

De ceux, répondis-je, qui s'éveillent pendant le sommeil, lorsque repose cette partie de l'âme qui est raisonnable, douce, et faite pour commander à l'autre, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée de nourriture ou de vin, tressaille, et après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. Tu sais qu'en pareil cas elle ose tout, comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne [571d] craint point d'essayer, en imagination, de s'unir à sa mère, où à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n'importe quel meurtre, et de ne s'abstenir d'aucune sorte de nourriture; en un mot, il n'est point de folie, point d'impudence dont elle ne soit capable. 

Tu dis très vrai. 

Mais lorsqu'un homme, sain de corps et tempérant, se livre au sommeil après avoir éveillé l'élément raisonnable de son âme, et l'avoir nourri de belles pensées et de nobles spéculations en méditant sur lui-même; [571e] lorsqu'il a évité d'affamer aussi bien que de rassasier l'élément concupiscible, afin qu'il se tienne en repos et n'apporte point de trouble, par ses joies ou par ses [572a] tristesses, au principe meilleur, mais le laisse, seul avec soi-même et dégagé, examiner et s'efforcer de percevoir ce qu'il ignore du passé, du présent et de l'avenir; lorsque cet homme a pareillement adouci l'élément irascible, et qu'il ne s'endort point le cœur agité de colère contre quelqu'un; lorsqu'il a donc calmé ces deux éléments de l'âme et stimulé le troisième, en qui réside la sagesse, et qu'enfin il repose, alors, tu le sais, il prend contact [572b] avec la vérité mieux que jamais, et les visions de ses songes ne sont nullement déréglées.

La caverne, République VII [514a-517b]

 


Nous donnons ici le texte du célèbre passage du livre VII où s'élabore l'allégorie de la caverne, véritable résumé de la République de Platon.

 

Socrate [514] Représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée. Imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. 

Glaucon : Je vois cela. 

Socrate : Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois et en toute espèce de matière. Naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent. 

Glaucon : Voilà, un étrange tableau et d'étranges prisonniers. 

Socrate : Ils nous ressemblent, répondis-je. Penses-tu que dans une telle situation ils n'aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face? 

Glaucon : Comment cela se pourrait-il s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie? 

Socrate: Et pour les objets qui défilent n'en est-il pas de même? 

Glaucon : Sans contredit. 

Socrate : Mais, dans ces conditions, s'ils pouvaient se parler les uns aux autres, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu'ils voient? 

Glaucon : Nécessairement. 

Socrate : Et s'il y avait aussi dans la prison un écho que leur renverrait la paroi qui leur fait face, chaque fois que l'un de ceux qui se trouvent derrière le mur parlerait, croiraient-ils entendre une autre voix, à ton avis, que celle de l'ombre qui passe devant eux? 

Glaucon : Non par Zeus. 

Socrate : Assurément, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués. 

Glaucon : De toute nécessité. 

Socrate : Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière. En faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un vient lui dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est, ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant? 

Glaucon : Beaucoup plus vraies. 

Socrate : Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'un lui montre? 

Glaucon : Assurément. 

Socrate : Et si, reprise-je, on l'arrache de sa caverne, par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies? 

Glaucon : Il ne le pourra pas, du moins au début. 

Socrate : Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. 

Glaucon : Sans doute. 

Socrate : À la fin, j'imagine, ce sera le soleil, non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit, mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est. 

Glaucon : Nécessairement. 

Socrate : Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne. 

Glaucon : Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera. 

Socrate : Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers? 

Glaucon : Si, certes. 

Socrate : Et s'ils se décernaient alors entre aux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'œil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et de souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et vivre comme il vivait? 

Glaucon : Je suis de ton avis, il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon là. 

Socrate : Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place. N'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil? 

Glaucon : Assurément si. 

Socrate : Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que [517a] ses yeux se soient remis (puisque l'accoutumance à l'obscurité demandera un certain temps), ne va-t-on pas rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils puissent le tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas?

La misologie ou la haine de la raison, Phédon [89-90]



Cet extrait du Phédon de Platon (89 et suivantes) pose de manière inaugurale, dans l'histoire de la philosophie la question de la valeur de la pensée, et de cette sorte très particulière de désespoir qui peut conduire les penseurs à désespérer de la Raison même. 
 

Socrate (qui va bientôt boire la cigüe) 
– Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger. 
Phédon
– Lequel ? dis-je. 
– C’est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive ? 
– Si, dis-je. 
– N’est-ce pas une honte ? reprit-il. N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité ; car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le mi-lieu en très grand nombre. 
– Comment l’entends-tu ? demandai-je. 
– Comme on l’entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? Ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N’as-tu pas remarqué qu’en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ? 
– Si, dis-je. 
– Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l’on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ? 
– C’est vraisemblable, dis-je. 
– Oui, c’est vraisemblable, reprit Socrate ; mais ce n’est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes – c’est toi qui tout à l’heure m’as jeté sur ce sujet et je t’ai suivi – ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l’art de raisonner, qu’un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu’il l’est parfois et parfois ne l’est pas, et l’expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans l’Euripe, et que rien ne demeure un moment dans le même état. 
– C’est parfaitement vrai, dis-je. 
– Alors, Phédon, reprit-il, s’il est vrai qu’il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d’être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s’accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements, au lieu de s’en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et ravaler les raisonnements et serait ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ? 
– Oui, par Zeus, dis-je, ce serait une triste chose. 
– Prenons donc garde avant tout, reprit-il, que ce malheur ne nous arrive. Ne laissons pas entrer dans notre âme cette idée qu’il pourrait n’y avoir rien de sain dans les raisonnements ; persuadons-nous bien plutôt que c’est nous qui ne sommes pas encore sains et qu’il faut nous appliquer virilement à le devenir, toi et les autres, en vue de tout le temps qui vous reste à vivre, et moi en vue de la mort seule ; car, au sujet même de la mort, je crains bien en ce moment de n’avoir pas l’esprit philosophique, et d’être contentieux comme les gens dénués de toute culture. Quand ces gens-là débattent quelque question, ils ne s’inquiètent pas de savoir ce que sont les choses dont ils parlent ; ils n’ont d’autre visée que de faire accepter à la compagnie la thèse qu’ils ont mise en avant. Dans le cas présent, je ne vois entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que mes efforts ne viseront pas à faire croire à la compagnie que ce que je dis est vrai – ce n’est là pour moi que l’accessoire – mais à me le faire croire autant que possible à moi-même. Voici, cher camarade, quel est mon calcul ; vois combien il est intéressé : si ce que j’avance est vrai, combien il m’est avantageux de m’en persuader ! Si au contraire il n’y a rien après la mort, je serai moins tenté, pendant le temps qui m’en sépare, d’ennuyer la compagnie de mes lamentations. Au reste, cette ignorance ne durera pas longtemps, car ce serait un mal ; mais elle finira bientôt. C’est dans cette disposition d’esprit, Simmias et Cébès, que j’aborde la discussion. Pour vous, si vous m’en croyez, faites peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la vérité : si vous trouvez que je dis quelque chose de vrai, convenez-en ; sinon, résistez de toutes vos forces et prenez garde que par excès de zèle je n’abuse à la fois vous et moi-même, et ne m’en aille en laissant, comme l’abeille, mon aiguillon en vous.