Cette page classique introduit la réflexion sur l'homme tyrannique par une réflexion sur les désirs. Si les désirs sont les mêmes en chacun, au point que nul homme ne puisse jamais se prétendre totalement à l'abris de devenir tyran, il faut comprendre que les désirs ne sont pas en nous une fatalité consciente, mais bien plutôt une matière informe qu'il appartient à chacun de sculpter, par la vigilance qu'il porte sur lui-même, et les mots qu'il emploie pour parler de ses rêves et de ses aspirations.
Il nous reste donc à examiner l'homme tyrannique, [571a] comment il naît de l'homme démocratique, ce qu'il est une fois formé, et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.
Oui, dit-il, cet homme-là reste à examiner.
Or sais-tu, demandai-je, ce qui pour moi laisse encore à désirer?
Quoi?
En ce qui concerne les désirs, leur nature et leurs espèces, il me semble que nous avons donné des définitions insuffisantes; et tant que ce point sera défectueux, l'enquête [571b] que nous poursuivons manquera de clarté.
Mais n'est-il pas encore temps d'y revenir?
Si, certainement. Examine ce que je veux voir en eux. Le voici. Parmi les plaisirs et les désirs non nécessaires, certains me semblent illégitimes ; ils sont probablement innés en chacun de nous, mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, avec l'aide de la raison, ils peuvent, chez quelques-uns, être totalement extirpés ou ne rester qu'en petit nombre et affaiblis, tandis que chez les autres ils subsistent plus forts et plus nombreux. [571c]
Mais de quels désirs parles-tu?
De ceux, répondis-je, qui s'éveillent pendant le sommeil, lorsque repose cette partie de l'âme qui est raisonnable, douce, et faite pour commander à l'autre, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée de nourriture ou de vin, tressaille, et après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. Tu sais qu'en pareil cas elle ose tout, comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne [571d] craint point d'essayer, en imagination, de s'unir à sa mère, où à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n'importe quel meurtre, et de ne s'abstenir d'aucune sorte de nourriture; en un mot, il n'est point de folie, point d'impudence dont elle ne soit capable.
Tu dis très vrai.
Mais lorsqu'un homme, sain de corps et tempérant, se livre au sommeil après avoir éveillé l'élément raisonnable de son âme, et l'avoir nourri de belles pensées et de nobles spéculations en méditant sur lui-même; [571e] lorsqu'il a évité d'affamer aussi bien que de rassasier l'élément concupiscible, afin qu'il se tienne en repos et n'apporte point de trouble, par ses joies ou par ses [572a] tristesses, au principe meilleur, mais le laisse, seul avec soi-même et dégagé, examiner et s'efforcer de percevoir ce qu'il ignore du passé, du présent et de l'avenir; lorsque cet homme a pareillement adouci l'élément irascible, et qu'il ne s'endort point le cœur agité de colère contre quelqu'un; lorsqu'il a donc calmé ces deux éléments de l'âme et stimulé le troisième, en qui réside la sagesse, et qu'enfin il repose, alors, tu le sais, il prend contact [572b] avec la vérité mieux que jamais, et les visions de ses songes ne sont nullement déréglées.