Platon

Le mensonge des natures, République III [414b-415d]


Voici une page admirable et des plus mal comprises de Platon. Ce dernier en effet médite ici sur l'égalité fondamentale des "fils de la terre", et sur la dimension mythique, fictive, quoi que nécessaire, des inégalités sociales. Réfléchissant sur l'articulation des natures individuelles et de l'art éducatif, il suggère en effet que l'idée de "mérite", n'est au fond, qu'un mensonge nécessaire. Il faut que les hommes s'imaginent avoir des mérites propres là où n'a peut-être joué que l'art social. Le sentiment d'excellence, l'orgueil des élites, ne seraient ainsi jamais qu'effets d'institution dont il s'agit d'abord de n'être point dupes. Car nous n'estimons que trop mériter nos vertus, aussi les aristocrates ne sont-ils pas toujours ceux que l'on croit... 
 


— Alors quel moyen aurions-nous, dis-je, de persuader surtout les dirigeants eux-mêmes, mais à défaut le reste de la cité, d’un certain noble mensonge, (c) un de ces mensonges produits en cas de besoin dont nous parlions tout à l’heure ? 
— Quel mensonge ? dit-il. 
— Ce n’est rien de nouveau, dis-je, une invention d’origine phénicienne , qui s’est dans le passé présentée en nombre d’endroits déjà, à ce qu’affirment les poètes et à ce qu’ils ont fait croire, mais qui ne s’est pas présentée de notre temps, et je ne sais pas si cela pourrait se présenter ; c’est que pour en persuader les gens, il faudrait une grande force de persuasion. 
— Tu me fais l’effet, dit-il, de quelqu’un qui hésite à parler. 
— Et il te semblera tout à fait normal que j’hésite, dit-il, une fois que j’aurai parlé. 
— Parle, dit-il, et n’aie pas peur. 
— Eh bien je parle — (d) et pourtant je ne sais de quelle audace ni de quelles paroles il me faudra user pour parler, et pour entreprendre d’abord de persuader les dirigeants eux-mêmes et les militaires, et ensuite le reste de la cité également, de ceci : que ce dont nous les avons pourvus en les élevant et en les éduquant, c’était comme un songe qui leur donnait l’impression d’éprouver tout cela et de le voir se produire autour d’eux ; mais qu’en vérité ils étaient alors sous la terre, en son sein, en train d’être modelés et élevés eux-mêmes, leurs armes et tout le reste de leur équipement étant en cours de fabrication ; (e) qu’une fois que leur fabrication avait été terminée, la terre, qui est leur mère, les avait mis au monde ; et qu’à présent ils doivent délibérer au sujet du pays où ils sont, et le défendre contre quiconque l’attaque, comme si c’était là leur mère et leur nourrice, et penser aux autres citoyens comme à des frères nés comme eux de la terre. 
— Pas étonnant, dit-il, que tu aies longtemps eu honte à l’idée de dire ce mensonge. 
— Oui, dis-je, c’était bien (415) normal. Et cependant écoute-moi, et écoute le reste de l’histoire. "C’est que vous êtes tous, vous qui êtes dans la cité, c’est sûr, des frères " , ainsi dirons-nous en leur racontant l’histoire. " Mais le dieu, en modelant ceux d’entre vous qui sont aptes à diriger, a mêlé en eux de l’or en les faisant naître, c’est pourquoi ils ont le plus de valeur ; en ceux qui sont auxiliaires, de l’argent ; et du fer et du bronze pour les cultivateurs et les autres artisans. À présent, du fait que vous êtes tous parents, même si la plupart du temps vous engendrerez des enfants qui vous ressemblent, il peut arriver qu’à partir (b) de l’or naisse un rejeton d’argent, et de l’argent un rejeton d’or, et tous les autres métaux ainsi les uns à partir des autres. Donc à ceux qui dirigent, le "dieu prescrit d’abord et avant tout d’être de bons gardiens de la descendance plus que de tout autre bien, et de ne prendre garde à rien avec plus de soin qu’à elle, pour détecter lequel des métaux a été mêlé aux âmes des enfants ; et si leur propre enfant naît avec une part de bronze ou de fer, qu’ils n’aient aucune (c) pitié, mais que, lui accordant le rang qui convient à sa nature, ils le repoussent chez les artisans ou chez les cultivateurs ; et si au contraire un enfant né de ces derniers a une nature mêlée d’or ou d’argent, qu’ils lui accordent des honneurs, élevant celui-ci à la garde, celui-là à l’auxiliariat, parce qu’il existe un oracle disant que la cité sera détruite, lorsque celui qui la gardera sera l’homme de fer ou de bronze. " Eh bien, vois-tu quelque moyen de pouvoir les convaincre de cette histoire ? 
— Aucun, dit-il, (d) en tout cas pas pour ces hommes-la eux-mêmes. Mais pour leurs fils, oui, et pour ceux qui viendront ensuite, et pour les autres humains qui viendront plus tard.

Le naturel "philosophe" du gardien [375a-376c]

Socrate a suivi Glaucon dans la construction d'une société malade, d'une société de désirs ; or l'excès engendre la guerre et donc la nécessité d'une classe de la population vouée à la conquête des terres nécessaires aux passions publiques et privées, comme à la défense de la cité. Ce sont les gardiens, dont l'éducation sera tout l'enjeu des premiers livres. Mais comment éduquer un guerrier s'il n'a une nature qui le rend apte à l'éducation et à la civilité? L'image du chien, animal dont la nature à la fois placide et ardente, doit nous permettre de comprendre ce que l'art de la guerre et la philosophie ont en commun, nous guidera ici dans l'examen de la justice comme douceur et discernement dans l'action. 

 

— Eh bien crois-tu, dis-je, que la nature d’un jeune chien né pour la garde diffère en rien de celle d’un jeune homme bien né ? 
— Que veux-tu dire ? 
— Que par exemple chacun d’eux doit avoir les sens aiguisés pour apercevoir sa proie, et être assez rapide pour la rattraper à la course quand il l’a aperçue, et vigoureux aussi, s’il lui faut vaincre sa proie quand il l’a attrapée. 
— Oui, dit-il, il faut tout cela. 
— Et à coup sûr qu’il soit plein d'ardeur , s’il doit bien combattre. 
— Oui, bien sûr. 
— Mais s’agissant de cette ardeur , est-ce que s’il n’est pas plein de cœur, un cheval, un chien ou quelque autre animal sera disposé à l’être ?(b) Ne t’es-tu pas rendu compte à quel point le cœur est chose impossible à combattre et à vaincre, et que quand il l’assiste l’âme est, en son entier, face à toutes choses, dépourvue de peur et indomptable ? Si, je m’en suis rendu compte. 
— Donc, du côté du corps, on voit comment doit être le gardien, 
— Oui. 
— Et pour ce qui touche à l’âme aussi, n’est-ce pas, à savoir qu’il doit être plein de cœur. 
— Oui, on le voit aussi. 
— Alors, dis-je, Glaucon, de quelle façon éviter que les gardiens se comportent avec sauvagerie les uns envers les autres et envers le reste des citoyens, si teilles sont leurs natures ? 
— Par Zeus, dit-il, ce n’est pas facile. 
— Et cependant il faut bien qu’envers ceux (c) de chez eux ils soient doux, et durs envers les ennemis. Sinon, ils n’attendront pas que d’autres les détruisent, mais ils prendront les devants pour le faire eux-mêmes. 
— C’est vrai, dit-il. 
— Que ferons-nous alors ? dis-je. Où trouverons-nous une façon d’être à la fois douce, et pleine de cœur ? Car une nature douce est en quelque sorte le contraire d’une nature pleine de cœur. 
— C’est ce qui apparaît. 
— Et cependant, si quelqu’un est privé de l’une de ces deux natures, il n’y a aucune chance qu’il devienne un bon gardien. Or ceci ressemble à une situation impossible, et s’il en est ainsi (d) il en découle donc qu’il est impossible que se forme un bon gardien. 
— C’est bien probable, dit-il. Me sentant dans l’impasse moi aussi, et examinant ce qui avait été dit avant : 
— C’est justice, mon ami, dis-je, que nous soyons dans l’impasse : car nous avons dérivé loin de l’image que nous avions posée d’abord. 
— Que veux-tu dire ? 
— Nous ne nous sommes pas aperçus qu’existent en fait des natures telles que celles que nous avons crues impossibles, possédant ces aptitudes contraires. 
— Où donc ? 
— On pourrait certes les voir chez d’autres animaux aussi, mais surtout chez celui que nous comparions au gardien ; (e) tu sais bien que les chiens de bonne race, c’est là leur façon d’être naturelle : envers ceux qui vivent avec eux et leur sont connus, ils sont les plus doux possible, et envers ceux qu’ils ne connaissent pas, le contraire. 
— Je le sais bien. 
— Cela est donc possible, dis-je, et il n’est pas contre nature que nous cherchions un gardien qui soit tel. 
— Apparemment pas. 
— Ton avis est-il alors que celui qui va être voué à la garde doit avoir aussi, en plus du cœur, une nature philosophe ? 
— Comment donc ? dit-il. Je ne conçois pas (376) cela. 
— Cela aussi, dis-je, tu l’observeras chez les chiens, et cela mérite qu’on s’en étonne chez un animal. 
— De quoi s’agit-il ? 
— Du fait qu’à tout inconnu qu’il voit, il gronde, sans avoir reçu auparavant de lui aucun mal ; mais que devant tout homme connu, il se fait affectueux, même s’il n’en a encore jamais reçu aucun bien. Ne t’en es-tu encore jamais étonné ? 
— Non, dit-il, jusqu’à présent je n’y avais pas vraiment prêté attention. Mais on voit bien que c’est ce qu’il fait. 
— Eh bien la sensibilité de sa nature paraît bien délicate, (b) et philosophique au vrai sens du mot. 
— En quel sens ? 
— En ce que, dis-je, il ne distingue un visage ami d’un ennemi par rien d’autre que par ceci : l’un il le connaît, l’autre il l’ignore. Certes, comment ne serait-il pas ami de la connaissance, l’être qui par la connaissance et par l’ignorance délimite ce qui est de chez lui et ce qui lui est étranger ? 
— Impossible, dit-il, qu’il ne le soit pas. 
— Mais, dis-je, ce qui est ami de la connaissance et ce qui est ami de la sagesse, philosophe, c’est la même chose ? 
— Oui, la même chose, dit-il. 
— Poserons-nous donc sans hésiter que dans le cas de l’homme aussi, si l’on veut qu’il soit doux envers ceux de chez lui (c) et ceux qu’il connaît, il faut qu’il soit par nature philosophe et ami de la connaissance ? 
- Oui, nous le poserons, dit-il.

La cité industrieuse, une paix de "pourceaux"? République II [372a-373a]

La première idée qui nous vient d'une cité juste et en paix est celle d'une économie prospère, où chacun trouve par son travail sa place et sa dignité. De même, une vie bonne serait une vie simple où les nécessités du corps sont satisfaites sobrement. Mais est-ce bien là une vie ? Et que signifie en nous l'aspiration à vivre dans le confort et le superflu? Le luxe est-il immoral? Et n'est-il pas la source de tous nos malheurs politiques et sociaux? 
 


Examinons donc en premier lieu de quelle façon vivront les hommes qu’on aura ainsi équipés. Est-ce autrement qu’en faisant du pain, du vin, des manteaux, et des chaussures ? Ils se construiront des maisons, l’été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, et l’hiver habillés et (b) chaussés de façon suffisante. Ils se nourriront en préparant de la farine à partir de l’orge, et de la farine fine à partir du blé, cuisant l’une, pétrissant l’autre, disposant de braves galettes et du pain sur du roseau ou sur des feuilles propres ; s’allongeant sur des couches jonchées de smilax et de myrte, ils feront de bons repas, eux-mêmes et leurs enfants, buvant ensuite du vin, la tête couronnée et chantant des hymnes aux dieux ; ils s’uniront agréablement les uns avec les autres, ne faisant pas d’enfants (c) au-delà de ce que permettent leurs ressources, pour se préserver de la pénurie et de la guerre. 

Alors Glaucon se saisissant de la parole : 
— C’est apparemment sans aucun plat cuisiné, dit-il, que tu fais festoyer ces hommes. 

— Tu dis vrai, répondis-je. J’avais oublié qu’ils auraient aussi des plats cuisinés ; il est évident qu’ils auront du sel, des olives et du fromage, et qu’ils se feront cuire des oignons et des verdures, le genre de potées qu’on fait à la campagne. Nous trouverons même le moyen de leur servir des friandises faites avec des figues, des pois chiches et des fèves, et ils se feront griller au feu (d) des fruits du myrte et du chêne tout en buvant modérément. Passant ainsi leur vie en paix et en bonne santé, et décédant sans doute à un grand âge, ils transmettront à leurs descendants une vie semblable à la leur. Et lui : 

— O Socrate, si c’était une cité de porcs que tu constituais, dit-il, les engraisserais-tu d’autre chose ? 

— Mais comment faut-il faire, Glaucon ? dis-je. 

— Il faut précisément faire ce qui est admis, dit-il. Je crois que des hommes qu’on ne veut pas mettre dans la misère s’assoient sur des lits, dînent (e) à des tables, et ont exactement les mêmes plats cuisinés et friandises qu’ont les hommes d’aujourd’hui. 

— Bien, dis-je. Je comprends. Ce n’est pas seulement une cité, apparemment, que nous examinons, pour voir comment elle naît, mais encore une cité dans le luxe. Eh bien, peut-être cela n’est-il pas mauvais : car en examinant une telle cité nous pourrons peut-être distinguer, en ce qui concerne tant la justice que l’injustice, d’où elles naissent un jour dans les cités. Certes, la cité véritable me semble être celle que nous avons décrite, en tant qu’elle est une cité en bonne santé ; mais si vous le voulez, nous considérerons aussi une cité atteinte de fièvre. Rien ne l’empêche. Car bien sûr à certains, à ce qu’il semble, (373) cela ne suffira pas, ni ne suffira non plus ce régime, mais ils auront en plus des lits, des tables, et les autres meubles, et des plats cuisinés, c’est sûr, des baumes, des parfums à brûler, des hétaïres et des gâteaux, et chacune de ces choses sous toutes sortes de formes. Et en particulier il ne faudra plus déterminer le nécessaire pour ce dont nous parlions en premier lieu, les maisons, les manteaux, et les chaussures, mais il faudra mobiliser la peinture et la broderie, et il faudra acquérir or, ivoire, et toutes les matières semblables. N’est-ce pas ? 

— Oui, dit-il.