Voici une page admirable et des plus mal comprises de Platon. Ce dernier en effet médite ici sur l'égalité fondamentale des "fils de la terre", et sur la dimension mythique, fictive, quoi que nécessaire, des inégalités sociales. Réfléchissant sur l'articulation des natures individuelles et de l'art éducatif, il suggère en effet que l'idée de "mérite", n'est au fond, qu'un mensonge nécessaire. Il faut que les hommes s'imaginent avoir des mérites propres là où n'a peut-être joué que l'art social. Le sentiment d'excellence, l'orgueil des élites, ne seraient ainsi jamais qu'effets d'institution dont il s'agit d'abord de n'être point dupes. Car nous n'estimons que trop mériter nos vertus, aussi les aristocrates ne sont-ils pas toujours ceux que l'on croit...
— Alors quel moyen aurions-nous, dis-je, de persuader surtout les dirigeants eux-mêmes, mais à défaut le reste de la cité, d’un certain noble mensonge, (c) un de ces mensonges produits en cas de besoin dont nous parlions tout à l’heure ?
— Quel mensonge ? dit-il.
— Ce n’est rien de nouveau, dis-je, une invention d’origine phénicienne , qui s’est dans le passé présentée en nombre d’endroits déjà, à ce qu’affirment les poètes et à ce qu’ils ont fait croire, mais qui ne s’est pas présentée de notre temps, et je ne sais pas si cela pourrait se présenter ; c’est que pour en persuader les gens, il faudrait une grande force de persuasion.
— Tu me fais l’effet, dit-il, de quelqu’un qui hésite à parler.
— Et il te semblera tout à fait normal que j’hésite, dit-il, une fois que j’aurai parlé.
— Parle, dit-il, et n’aie pas peur.
— Eh bien je parle — (d) et pourtant je ne sais de quelle audace ni de quelles paroles il me faudra user pour parler, et pour entreprendre d’abord de persuader les dirigeants eux-mêmes et les militaires, et ensuite le reste de la cité également, de ceci : que ce dont nous les avons pourvus en les élevant et en les éduquant, c’était comme un songe qui leur donnait l’impression d’éprouver tout cela et de le voir se produire autour d’eux ; mais qu’en vérité ils étaient alors sous la terre, en son sein, en train d’être modelés et élevés eux-mêmes, leurs armes et tout le reste de leur équipement étant en cours de fabrication ; (e) qu’une fois que leur fabrication avait été terminée, la terre, qui est leur mère, les avait mis au monde ; et qu’à présent ils doivent délibérer au sujet du pays où ils sont, et le défendre contre quiconque l’attaque, comme si c’était là leur mère et leur nourrice, et penser aux autres citoyens comme à des frères nés comme eux de la terre.
— Pas étonnant, dit-il, que tu aies longtemps eu honte à l’idée de dire ce mensonge.
— Oui, dis-je, c’était bien (415) normal. Et cependant écoute-moi, et écoute le reste de l’histoire. "C’est que vous êtes tous, vous qui êtes dans la cité, c’est sûr, des frères " , ainsi dirons-nous en leur racontant l’histoire. " Mais le dieu, en modelant ceux d’entre vous qui sont aptes à diriger, a mêlé en eux de l’or en les faisant naître, c’est pourquoi ils ont le plus de valeur ; en ceux qui sont auxiliaires, de l’argent ; et du fer et du bronze pour les cultivateurs et les autres artisans. À présent, du fait que vous êtes tous parents, même si la plupart du temps vous engendrerez des enfants qui vous ressemblent, il peut arriver qu’à partir (b) de l’or naisse un rejeton d’argent, et de l’argent un rejeton d’or, et tous les autres métaux ainsi les uns à partir des autres. Donc à ceux qui dirigent, le "dieu prescrit d’abord et avant tout d’être de bons gardiens de la descendance plus que de tout autre bien, et de ne prendre garde à rien avec plus de soin qu’à elle, pour détecter lequel des métaux a été mêlé aux âmes des enfants ; et si leur propre enfant naît avec une part de bronze ou de fer, qu’ils n’aient aucune (c) pitié, mais que, lui accordant le rang qui convient à sa nature, ils le repoussent chez les artisans ou chez les cultivateurs ; et si au contraire un enfant né de ces derniers a une nature mêlée d’or ou d’argent, qu’ils lui accordent des honneurs, élevant celui-ci à la garde, celui-là à l’auxiliariat, parce qu’il existe un oracle disant que la cité sera détruite, lorsque celui qui la gardera sera l’homme de fer ou de bronze. " Eh bien, vois-tu quelque moyen de pouvoir les convaincre de cette histoire ?
— Aucun, dit-il, (d) en tout cas pas pour ces hommes-la eux-mêmes. Mais pour leurs fils, oui, et pour ceux qui viendront ensuite, et pour les autres humains qui viendront plus tard.