Platon

La morale du propriétaire. République I [329e-331c]

Socrate poursuit son entretien avec le vénérable Céphale en redoublant d'insolence. Après avoir suggéré que sa modération ne doit rien à son coeur, Socrate attaque frontalement son interocuteur : sa richesse n'est-elle pas la cause réelle de sa sagesse et de sa respectabilité? Faut-il être riche, en somme, pour être juste? La belle réponse de Céphale livrera ainsi, à qui sait lire, la quintessence de la morale du propriétaire, et une vue imprenable sur le mystère de l'argent, qui est peut-être celui de notre époque. 
 


Je [e] m'imagine, Céphale, que, quand tu parles de la sorte, la majorité de tes auditeurs ne t'approuvent pas ; ils croient plutôt que, si tu supportes facilement la vieillesse, ce n'est point grâce à ton caractère, mais à ta grosse fortune ; car les riches ont, dit-on, bien des consolations. 

— Tu dis vrai, répondit-il, ils ne m'approuvent pas, et ils ont un peu raison, mais pas autant qu'ils le croient. La vérité se trouve dans la réponse de Thémistocle à l'homme de Sériphos. Celui-ci l'injuriait [330 a] en lui disant que ce n'était pas à son mérite, mais à sa patrie qu'il devait sa réputation. « Il est vrai, répliqua-t-il, que, si j'étais de Sériphos, je ne serais pas célèbre ; mais toi non plus, si tu étais d'Athènes. » Le mot s'applique bien aux gens peu fortunés qui trouvent la vieillesse pénible : l'homme raisonnable ne saurait supporter la vieillesse avec une aisance parfaite, s'il est dans la pauvreté ; mais l'homme déraisonnable aura beau être riche: la richesse n'adoucira pas son humeur. 

Dis-moi, Céphale, repris-je ; le gros de ta fortune te vient- il d'un héritage de famille, ou si tu l'as beaucoup augmentée toi-même? 

[b] Si je l'ai augmentée, Socrate ? répliqua-t-il ; dans cette question de fortune, j'ai tenu le milieu entre mon grand-père et mon père. Mon grand-père, dont je porte le nom, hérita d'une fortune à peu près égale à celle que je possède actuellement, et il l'accrut de plusieurs fois autant ; mais Lysanias, mon père, la ramena au-dessous de ce qu'elle est à présent. Pour moi, il me suffit de laisser à mes enfants que voici une fortune, non pas moindre, mais un peu supérieure à celle que j'ai reçue en héritage. 

Si je t'ai fait cette question, dis-je, c'est que tu m'as semblé [c] médiocrement attaché à la richesse : c'est généralement le cas de ceux qui ne l'ont pas acquise par eux-mêmes ; ceux qui la doivent à leur industrie y sont deux fois plus attachés que les autres. De même que les poètes aiment leurs vers et les pères leurs enfants, ainsi les hommes d'affaires s'attachent à leur fortune, parce qu'elle est leur ouvrage ; ils s'y attachent en raison de son utilité, comme les autres hommes. Aussi sont-ils d'un commerce difficile, ne consentant à louer rien d'autre que l'argent. 

C'est vrai, avoua-t-il. 

Parfaitement, repris-je. Mais dis-moi encore ceci : (330 d) de quel bien suprême penses-tu que la possession d'une grosse fortune t'ait procuré la jouissance ? 

C'est ce que, peut-être, répondit-il, je ne persuaderai pas à beaucoup de gens si je le dis. 
Sache bien, en effet, Socrate, que lorsqu'un homme est près de penser à sa mort, crainte et souci l'assaillent à propos de choses qui, auparavant, ne le troublaient pas. Ce que l'on raconte sur l'Hadès et les châtiments qu'y doit recevoir celui qui en ce monde a commis l'injustice, ces fables, dont il a ri jusque-là, tourmentent alors son âme : il redoute qu'elles ne soient vraies. (330 e) Et - soit à cause de la faiblesse de l'âge, soit parce qu'étant plus près des choses de l'au-delà il les voit mieux - son esprit s'emplit de défiance et de frayeur (09) ; il réfléchit, examine s'il s'est rendu coupable d'injustice à l'égard de quelqu'un. Et celui qui trouve en sa vie beaucoup d'iniquités, éveillé fréquemment au milieu de ses nuits, comme les enfants, a peur, et vit dans une triste attente. (331) Mais près de celui qui se sait innocent veille toujours une agréable espérance, bienfaisante nourrice de la vieillesse, pour parler comme Pindare. Car avec bonheur, Socrate, ce poète a dit de l'homme ayant mené une vie juste et pieuse que douce à son coeur et nourrice de ses vieux ans, l'accompagne l'espérance, qui gouverne l'âme changeante des mortels (10). 
Et cela est dit merveilleusement bien. A cet égard je considère la possession des richesses comme très précieuse, non pas pour tout homme, mais pour le sage et l'ordonné. 
(331 b) Car à éviter que, contraint, l'on trompe ou l'on mente, et que, devant des sacrifices à un dieu ou de l'argent à un homme, l'on passe ensuite dans l'autre monde avec crainte, à éviter cela la possession des richesses contribue pour une grande part. Elle a aussi beaucoup d'autres avantages. Mais si nous les opposons un à un, je soutiens, Socrate, que, pour l'homme sensé, c'est là que réside la plus grande utilité de l'argent.

La sagesse vient-elle avec l'âge? République I [328c-329e]

La jeunesse est pleine de force, mais elle ignore tout du monde. Aussi est-ce naturellement l'expérience des choses humaines qu'on respecte d'abord dans le vieillard. On comprendra donc pourquoi l'âge peut aisément en imposer. L'entretien entre Socrate et Céphale doit toutefois nous faire comprendre, par l'insolence même de Socrate, la différence entre la véritable sagesse, qui est intelligence du vrai bien, et l'assagissement que le corps affaibli extorque de nous, et comme malgré nous. Qu'il n'y ait point de grandeur à s'accommoder du nécessaire, c'est ce que cette discussion sur les plaisirs de l'amour nous permettra de deviner. 
 


Aussitôt qu'il m'aperçut, Céphale me salua et me dit : Tu ne descends guère souvent nous voir au Pirée, Socrate ; c'est un tort de ta part. Si moi, j'avais encore assez de force pour faire d'un pied léger le trajet de la ville, tu n'aurais pas [d] besoin de venir ici : c'est nous qui irions chez toi. Mais maintenant c'est à toi de venir ici plus souvent. Je te dirai en effet que, si pour moi les plaisirs des sens sont fanés, je sens croître d'autant le goût et le plaisir de la conversation. Fais- moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes gens, de venir ici et de fréquenter chez nous, comme chez d'intimes amis. 
Et moi, Céphale, répondis-je, j'aime à converser avec les [e] gens d'un grand âge ; il me semble qu'il faut apprendre d'eux, puisqu'ils nous ont devancés sur une route que nous aurons peut-être aussi à parcourir, de quelle nature est cette route, si elle est rude et pénible, ou facile et commode. Aussi j'aurais plaisir à connaître ton sentiment sur ce que les poètes appellent « le seuil de la vieillesse » , puisque tu es arrivé à ce moment de la vie, si c'est un passage difficile de l'existence, ou si tu as autre chose à en dire. 

[329a] III - Oui, par Zeus, je veux bien, Socrate, te dire mon sentiment sur ce point. Souvent en effet nous nous réunissons ensemble entre vieillards à peu près du même âge, justifiant ainsi le vieux proverbe. Or la plupart d'entre nous se lamentent dans ces réunions : ils regrettent les plaisirs de la jeunesse, ils se rappellent les délices de l'amour, du vin, de la bonne chère et d'autres amusements du même genre, et ils se chagrinent, comme s'ils avaient perdu des biens consi- dérables ; il faisait bon vivre alors ; à présent ce n'est même [b] plus vivre. Quelques-uns se plaignent aussi des outrages auxquels leur grand âge les expose de la part de leurs proches, et là-dessus ils rebattent tous les maux dont la vieillesse est pour eux la cause. Mon avis à moi, Socrate, c'est que ces vieillards ne touchent pas la véritable cause ; car, si la vieillesse était la vraie cause, elle aurait eu le même effet sur moi et sur tous ceux qui sont arrivés à cet âge. Or j'ai rencontré au contraire des vieillards animés de sentiments bien différents, entre autres le poète Sophocle. J'étais un jour près de lui, [c] quand on lui demanda : « Où en es-tu, Sophocle, à l'égard de l'amour? es-tu encore capable d'entreprendre une femme ? — Tais-toi, l'ami, répondit Sophocle ; je suis enchanté d'être échappé de l'amour, comme si j'étais échappé des mains d'un maître enragé et sauvage. » Sa réponse me parut belle alors, et aujourd'hui encore elle ne me paraît pas moins belle. Il est certain en effet qu'à l'égard de ces troubles des sens la vieillesse assure la paix et la franchise complètes. Quand les passions ont perdu leur violence et se sont relâchées, c'est à [d] la lettre que le mot de Sophocle se réalise : on est délivré d'une foule de tyrans forcenés. Quant à ces regrets des vieillards et à leurs chagrins domestiques, il n'y a qu'une sorte de cause, et ce n'est pas la vieillesse, Socrate, mais le caractère des hommes. S'ils sont sages et d'humeur facile, la vieillesse alors est peu pénible ; sinon, Socrate, ce n'est pas seulement la vieillesse, c'est encore la jeunesse qui est fâcheuse, avec un caractère difficile.

République I [327a-328b] : le prélude


La République s'ouvre sur une scène de comédie où deux promeneurs, Socrate et Glaucon, tentent d'échapper à l'invitation à philosopher que leur propose un groupe d'amis. Outre la suggestion de nombres de thèmes platoniciens, par exemple que les philosophes devront être contraints à gouverner, ce passage sourit de la versatilité de la piété athénienne : c'est pour aller voir un nouveau culte, introduit par les athéniens mêmes qui reprocheront au philosophe de corrompre la jeunesse par ses innovations morales, que Polémarque retient Socrate et son compagnon... 
 

SOCRATE

(327a) J'étais descendu hier au Pirée avec Glaucon, fils d'Ariston, pour prier la déesse et voir, en même temps, de quelle manière on célébrerait la fête qui avait lieu pour la première fois. La pompe des habitants du lieu me parut belle, encore que non moins distinguée fût celle que les Thraces conduisaient. Après avoir fait nos prières et vu la cérémonie, nous revenions vers la ville (327 b) lorsque, nous ayant aperçus de loin sur le chemin du retour, Polémarque, fils de Céphale, ordonna à son petit esclave de courir après nous et de nous prier de l'attendre. L'enfant, tirant mon manteau par derrière : « Polémarque, dit-il, vous prie de l'attendre. » Je me retournai et lui demandai où était son maître : « Il vient derrière moi, dit-il, attendez-le. - Mais nous l'attendrons, dit Glaucon. » 
(337 c) Et peu après Polémarque arriva accompagné d'Adimante, frère de Glaucon, de Nicératos, fils de Nicias et de quelques autres qui revenaient de la pompe. 
Alors Polémarque dit : Vous m'avez l'air, Socrate, de vous en aller et de vous diriger vers la ville. 
Tu ne conjectures pas mal, en effet, répondis-je. 
Eh bien ! reprit-il, vois-tu combien nous sommes ? 
Comment ne le verrais-je pas ? 
(337 d) Ou bien donc, poursuivit-il, vous serez les plus forts, ou vous resterez ici. 
N'y a-t-il pas, dis-je, une autre possibilité : vous persuader qu'il faut nous laisser partir ? 
Est-ce que vous pourriez, répondit-il, persuader des gens qui n'écoutent pas ? 
Nullement, dit Glaucon. 
Donc, rendez-vous compte que nous ne vous écouterons pas. 
(328) Alors Adimante : Ne savez-vous pas, dit-il, qu'une course aux flambeaux aura lieu ce soir, à cheval, en l'honneur de la déesse? 
A cheval ! m'écriai-je, c'est nouveau. Les coureurs, portant des flambeaux, se les passeront et disputeront le prix à cheval ? Est-ce là ce que tu dis ? 
Oui, reprit Polémarque, et en outre on célébrera une fête de nuit qui vaut la peine d'être vue ; nous sortirons après dîner pour assister à cette fête. Nous y rencontrerons plusieurs jeunes gens et nous causerons. (328 b) Mais restez et n'agissez pas autrement. 
Et Glaucon : Il semble, dit-il, que nous devons rester. 
Mais s'il le semble, répondis-je, c'est ainsi qu'il faut faire.