Kant

Du jugement transcendantal en général


[A 132 B 171] Si l'on définit l'entendement en général la faculté de concevoir les règles (Das Vermogen der Regeln), le jugement sera la faculté de subsumer sous des règles, c'est-à-dire de décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée (casus datœ legis). La logique générale ne contient pas de préceptes pour le jugement, et n'en peut pas contenir. En effet, comme elle fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il ne lui reste plus qu'à exposer séparément, par voie d'analyse, la simple forme de la connaissance dans les concepts, les jugements et les raisonnements, et qu'à établir ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Que si elle voulait montrer d'une manière générale comment on doit subsumer sous ces règles, c'est-à-dire décider si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait à son tour qu'au moyen d'une règle. Or cette règle, par cela même qu'elle serait une règle, exigerait une nouvelle instruction de la part du jugement; par où l'on voit que si l'entendement est susceptible d'être instruit et formé par des règles, le jugement est un don particulier, qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu'on nomme le bon sens (Mutterwitz), et le manque de bon sens un défaut qu'aucune école ne saurait réparer. On peut bien offrir à un entendement borné une provision de règles et greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étrangères, mais il faut que l'élève possède déjà par lui-même la faculté de s'en servir exactement ; et en l'absence de ce don de la nature, il n'y a pas de règle qui soit capable de le prémunir contre l'abus qu'il en peut faire*. Un médecin, un juge ou un politique (Stasstskundiger), peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, au point de montrer en cela une science profonde, et pourtant faillir aisément dans l'application de ces règles, soit parce qu'ils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela d'entendement), et que, s'ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de décider si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu'ils n'ont pas été assez exercés à cette sorte de jugements par des exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, l'unique utilité des exemples, est-elle d'exercer le jugement. Car, quant à l'exactitude et à la précision des connaissances de l'entendement, ils leur sont plutôt funestes en général ; il est rare en effet qu'ils remplissent d'une manière adéquate la condition de la règle (comme casus in terminis) ; et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension de l'entendement nécessaire pour apercevoir les règles dans toute leur généralité et indépendamment des circonstances particulières de l'expérience, de sorte que l'on finit par s'accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les exemples sont donc pour le jugement comme une roulette pour l'enfant, et celui-là ne saurait jamais s'en passer auquel manque ce don naturel.…
 
* Le manque de jugement est proprement ce que l'on nomme stupidité (Dummheit) et c'est là un vice auquel il n'y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée à laquelle il ne manque que le degré d'entendement convenable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup d'instruction et même d'érudition. Mais, comme le jugement (secundo Petri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n'est pas rare de rencontrer des hommes fort instruits, qui laissent fréquemment voir, dans l'usage qu'ils font de leur science, cet irréparable défaut.
 

Kant, Critique de la raison pure, Analytique des principes, Introduction (trad. Barni).


Remarques 

casus datœ legis : le cas correspondant à une loi donnée
casus in terminis : le cas à la lettres, c’est-à-dire correspondant littéralement à la règle
secundo Petri : la note de la pléiade renvoie à la 2° épitre de Pierre.

Comment un jugement synthétique a priori est-il possible?

L'éclatant exemple des mathématiques nous montre jusqu'où nous pouvons aller dans la connaissance a priori sans le secours de l'expérience. Il est vrai qu'elles ne s'occupent d'objets et de connaissances que dans la mesure où ils peuvent être représentés comme tels dans l'intuition; mais on peut facilement négliger cette circonstance, puisque l'intuition dont il s'agit ici peut elle-même être donnée a priori et que, par conséquent, elle se distingue à peine d'un simple et pur concept. Entraîné par cette preuve de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne voit plus de bornes. La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide. C'est ainsi que Platon quittant le monde sensible, qui renferme l'intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l'entendement pur. Il ne s'apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu'il n'avait pas de point d'appui, de support sur lequel il pût se poser et appliquer ses forces pour changer l'entendement de place. C'est le sort ordinaire de la raison humaine, dans la spéculation, de construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s'assurer si les fondements en sont solides.

Critique de la raison pure, Introduction, III. Trad. Barni.


On est sans doute tenté de croire d'abord que cette proposition 7 + 5 = 12 est une proposition purement analytique qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de 7 et de 5. Mais, quand on y regarde de plus près, on constate que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu'elle ne nous fait nullement concevoir quel est ce nombre unique qui contient ensemble les deux autres. Le concept de douze n'est point du tout pensé par cela seul que je pense cette réunion de cinq et de sept, et j'aurais beau analyser mon concept d'une telle somme possible, je n'y trouverais pas le nombre douze. Il faut que je dépasse ces concepts, en ayant recours à l'intuition qui correspond à l'un des deux, par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou (comme l'enseigne Segner en son arithmétique), à celle de cinq points, et que j'ajoute ainsi peu à peu au concept de sept les cinq unités données dans l'intuition. En effet, je prends d'abord le nombre 7 et, en me servant pour le concept de 5 des doigts de ma main comme d'intuition, j'ajoute peu à peu au nombre 7, à l'aide de cette image, les unités que j'avais d'abord réunies pour former le nombre 5, et j'en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d'une somme = 7 + 5, j'ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. La proposition arithmétique est donc toujours synthétique. C'est ce que l'on verra plus clairement encore en prenant des nombres quelque peu plus grands ; il devient alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne saurions jamais trouver la somme sans recourir à l'intuition et par la seule analyse de ces concepts.


Les principes de la géométrie pure ne sont pas davantage analytiques. C'est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. Car mon concept du droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité: il n'exprime qu'une qualité. Le concept du plus court est donc complètement ajouté, et il n'y a pas d'analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l'intuition: elle seule rend possible la synthèse.

Critique de la raison pure, Introduction, V - B 15 sq. Trad. Barni. 

A priori et a posteriori, extraits de l'introduction de la Critique de la raison pure


La Critique de Kant est d'abord une réflexion sur la nature de nos jugements ordinaires : d'où vient que nous accordions à l'expérience une autorité et une nécessité qu'aucun fait ne saurait établir jamais absolument? Comprendre cette question suppose au fond un point de vocabulaire, il s'agit de distinguer l'a priori, de l'a posteriori. 

 

1. De la différence entre connaissance pure et connaissance empirique

 

Il n'est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l'expérience ; car par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s'exercer, si elle ne l'était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d'un côté, produisent d'eux-mêmes des représentations, et, de l'autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s'appelle l'expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l'expérience, et toutes commencent avec elle. 

Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, il n'en résulte pas qu'elles dérivent toutes de l'expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de connaître tirerait d'elle-même (à l'occasion de ces impressions sensibles), quoique nous ne fus-sions capables de distinguer cette addition d'avec la matière première que quand un long exercice nous aurait appris à y appliquer notre attention et à les séparer l'une de l'autre. C'est donc, pour le moins, une question qui exige un examen plus approfondi et qu'on ne peut expédier du premier coup, que celle de savoir s'il y a une connaissance indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite a priori, et on la distingue de la connaissance empirique, dont les sources sont a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience. 

Mais cette expression n'est pas encore assez précise pour faire comprendre tout le sens de la question précédente. En effet, il y a maintes connaissances, dérivées de sources expérimentales, dont on a coutume de dire que nous sommes capables de les acquérir ou que nous les possédons a priori, parce que nous ne les tirons pas immédiatement de l'expérience, mais d'une règle générale que nous avons elle-même dérivée de l'expérience. Ainsi, de quelqu'un qui aurait miné les fondements de sa maison, on dirait qu'il devait savoir a priori qu'elle s'écroulerait, c'est-à-dire qu'il n'avait pas besoin d'attendre l'expérience de sa chute réelle. Et pourtant il ne pouvait pas non plus le savoir tout à fait a priori ; car il n'y a que l'expérience qui ait pu lui apprendre que les corps sont pesants, et qu'ils tombent lorsqu'on leur enlève leurs soutiens. 

Sous le nom de connaissances a priori, nous n'entendrons donc pas celles qui sont indépendantes de telle ou telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument d'aucune expérience. À ces connaissances sont opposées les connaissances empiriques, ou celles qui ne sont possibles qu'a posteriori, c'est-à-dire par le moyen de l'expérience. Parmi les connaissances a priori, celles-là s'appellent pures, qui ne contiennent aucun mélange empirique. Ainsi, par exemple, cette proposition : tout changement a une cause, est une proposition a priori, mais non pas pure, parce que l'idée du changement ne peut venir que de l'expérience. 

 

2. Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et le sens commun lui-même n'en est jamais dépourvu


Il importe ici d'avoir un signe qui nous permette de distinguer sûrement une connaissance pure d'une connaissance empirique. L'expérience nous enseigne bien qu'une chose est ceci ou cela, mais non pas qu'elle ne puisse être autrement. Si donc, en premier lieu, il se trouve une proposition qu'on ne puisse concevoir que comme nécessaire, c'est un jugement a priori ; si, de plus, elle ne dérive elle-même d'aucune autre proposition qui ait à son tour la valeur d'un jugement nécessaire, elle est absolument a priori. En second lieu, l'expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité véritable ou rigoureuse, mais seulement supposée et comparative (fondée sur l'induction), si bien que tout revient à dire que nous n'avons point trouvé jusqu'ici dans nos observations d'exception à telle ou telle règle. Si donc on conçoit un jugement comme rigoureusement universel, c'est-à-dire comme repoussant toute exception, c'est que ce jugement n'est point dérivé de l'expérience, mais que sa valeur est absolument a priori. L'universalité empirique n’est donc qu’une extension arbitraire de valeur ; d’une proposition qui s’applique à la plupart des cas on passe à une autre qui vaut pour tous les cas, comme celle-ci, par exemple : tous les corps sont pesants. Lorsque, au contraire, une rigoureuse universalité est le caractère essentiel d’un jugement, c’est qu’il suppose une source particulière de connaissances, c’est-à-dire une faculté de connaître a priori. La nécessité et l’universalité abso-ue sont donc les marques certaines de toute connaissance a priori, et elles sont elles-mêmes inséparables. Mais, comme dans l’usage, il est parfois plus facile de montrer la limitation empirique des jugements que leur contingence, ou l’universalité absolue que la nécessité, il est bon de se servir séparément de ces deux critériums, dont chacun est à lui seul infaillible. 

Maintenant, qu’il y ait dans la connaissance humaine des jugements nécessaires et absolument universels, c’est-à-dire des jugements purs a priori, c’est ce qu’il est facile de montrer. Veut-on prendre un exemple dans les sciences : on n’a qu’à jeter les yeux sur toutes les propositions des mathématiques. Veut-on le tirer de l’usage le plus ordinaire de l’entendement : on le trouvera dans cette proposition, que tout changement doit avoir une cause. Dans ce dernier exemple, le concept d’une cause contient même si évidemment celui de la nécessité d’une liaison entre la cause et l’effet et celui de l’absolue universalité de la règle, qu’il serait tout à fait perdu si, comme l’a tenté Hume, on pouvait le dériver de la fréquente association du fait actuel avec le fait précédent et de l’habitude où nous sommes (et qui n’est qu’une nécessité subjective) d’en lier entre elles les représentations. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs de recourir à ces exemples pour démontrer la réalité de principes purs a priori dans notre connaissance ; on pourrait aussi la prouver a priori, en montrant que, sans eux, l’expérience même serait impossible. En effet, où cette expérience puiserait-elle la certitude, si toutes les règles d’après lesquelles elle se dirige étaient toujours empiriques, et, par conséquent, contingentes ? Aussi ne saurait-on donner des règles de ce genre pour des premiers principes. Mais nous nous contenterons ici d’avoir établi comme une chose de fait l’usage pur de notre faculté de connaître, ainsi que le critérium qui sert à le distinguer. Ce n’est pas seulement dans certains jugements, mais aussi dans quelques concepts que se révèle une origine a priori. Écartez successivement de votre concept expérimental d’un corps tout ce qu’il contient d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste toujours l’espace qu’occupait ce corps (maintenant tout à fait évanoui), et que vous ne pouvez pas supprimer par la pensée. De même, si, de votre concept empirique d’un objet quelconque, corporel ou non, vous retranchez toutes les propriétés que l’expérience vous enseigne, vous ne pouvez cependant lui enlever celles qui vous le font concevoir comme une substance ou comme inhérent à une substance (quoique ce concept soit plus déterminé que celui d’un objet en général). Contraints par la nécessité avec laquelle ce concept s’impose à vous, il vous faut donc avouer qu’il a son siège a priori dans votre faculté de connaître. 


Note 

Ce texte a fait l'objet d'un commentaire dans la séance du 18 janvier 2012 de l'atelier de Jean-Michel Muglioni sur Kant