Règles

Qu'est-ce qu'un "classique"?

Qu'on ait raison de louer les œuvres des Anciens comme des modèles (Muster), et de nommer leurs auteurs classiques comme s'ils formaient parmi les écrivains une sorte de noblesse qui, par son exemple (Vorgang), donne au peuple des lois, cela semble indiquer que les sources du goût sont a posteriori, et contredire (widerlegen) l'autonomie du goût en chaque sujet. Mais les mathématiciens de l'antiquité, étant tenus jusqu'à présent pour des modèles vraiment indispensables de la plus haute rigueur et de la plus grande clarté dans la méthode synthétique, on pourrait tout aussi bien dire que cela prouve que notre raison est toute d'imitation, et qu'elle est incapable de produire d'elle-même des preuves rigoureuses avec la plus grande intuition, par construction de concepts. Il n'existe aucun usage de nos facultés (Kräfte), si libre qu'il puisse être, pas même l'usage de la raison (quand il faut qu'elle puise a priori tous ses jugements à la même source), qui, si chaque sujet devait chaque fois partir uniquement des dispositions brutes de sa nature, ne se serait fourvoyé dans ses recherches, si d'autres ne l'avaient précédé avec les leurs, non pour condamner leurs successeurs à n'être que des imitateurs, mais pour mettre d'autres hommes sur la voie par leur manière de faire, afin qu'ils cherchent les principes en eux-mêmes, et ainsi suivent leur propre démarche, souvent meilleure. En matière de religion, il faut à coup sûr que chacun tire de lui-même la règle de sa conduite, car c'est à lui-même d'en répondre et il ne peut rejeter la responsabilité de ses fautes sur d'autres, sous prétexte qu'ils ont été ses maîtres ou ses prédécesseurs ; même là cependant, par des préceptes universels, qu'on les ait reçus de prêtres ou de philosophes, ou qu'on les ait tirés de soi-même, on n'obtient jamais tant que par un exemple (Beispiel) de vertu ou de sainteté, lequel proposé par l'histoire, ne rend pas superflu l'autonomie de la vertu, qui procède de l'Idée personnelle et originaire de la moralité (a priori) ou la transforme en un mécanisme d'imitation. Succession, par rapport à un prédécesseur, et non imitation, voilà l'expression juste pour désigner toute influence que peut avoir la production d'un créateur exemplaire (exemplarischen) sur un autre ; ce qui signifie seulement ceci : puiser aux mêmes sources où son prédécesseur a lui-même puisé et n'apprendre de lui que la manière de s'y prendre. Or de toutes les facultés et de tous les talents, le goût est justement celui qui, parce que son jugement n'est pas déterminable par des concepts et des préceptes, a le plus besoin, pour ne pas redevenir bientôt fruste et retomber dans l'état d'inculture (Rohigkeit = être à l'état brut) des premiers essais, des exemples (Beispiele) de ce qui, dans le développement de la culture (im Vorgange der Kultur), a reçu la plus longue approbation (Beifall). 

Kant, Critique de la faculté de juger, §32

Du jugement transcendantal en général


[A 132 B 171] Si l'on définit l'entendement en général la faculté de concevoir les règles (Das Vermogen der Regeln), le jugement sera la faculté de subsumer sous des règles, c'est-à-dire de décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée (casus datœ legis). La logique générale ne contient pas de préceptes pour le jugement, et n'en peut pas contenir. En effet, comme elle fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il ne lui reste plus qu'à exposer séparément, par voie d'analyse, la simple forme de la connaissance dans les concepts, les jugements et les raisonnements, et qu'à établir ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Que si elle voulait montrer d'une manière générale comment on doit subsumer sous ces règles, c'est-à-dire décider si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait à son tour qu'au moyen d'une règle. Or cette règle, par cela même qu'elle serait une règle, exigerait une nouvelle instruction de la part du jugement; par où l'on voit que si l'entendement est susceptible d'être instruit et formé par des règles, le jugement est un don particulier, qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu'on nomme le bon sens (Mutterwitz), et le manque de bon sens un défaut qu'aucune école ne saurait réparer. On peut bien offrir à un entendement borné une provision de règles et greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étrangères, mais il faut que l'élève possède déjà par lui-même la faculté de s'en servir exactement ; et en l'absence de ce don de la nature, il n'y a pas de règle qui soit capable de le prémunir contre l'abus qu'il en peut faire*. Un médecin, un juge ou un politique (Stasstskundiger), peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, au point de montrer en cela une science profonde, et pourtant faillir aisément dans l'application de ces règles, soit parce qu'ils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela d'entendement), et que, s'ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de décider si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu'ils n'ont pas été assez exercés à cette sorte de jugements par des exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, l'unique utilité des exemples, est-elle d'exercer le jugement. Car, quant à l'exactitude et à la précision des connaissances de l'entendement, ils leur sont plutôt funestes en général ; il est rare en effet qu'ils remplissent d'une manière adéquate la condition de la règle (comme casus in terminis) ; et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension de l'entendement nécessaire pour apercevoir les règles dans toute leur généralité et indépendamment des circonstances particulières de l'expérience, de sorte que l'on finit par s'accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les exemples sont donc pour le jugement comme une roulette pour l'enfant, et celui-là ne saurait jamais s'en passer auquel manque ce don naturel.…
 
* Le manque de jugement est proprement ce que l'on nomme stupidité (Dummheit) et c'est là un vice auquel il n'y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée à laquelle il ne manque que le degré d'entendement convenable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup d'instruction et même d'érudition. Mais, comme le jugement (secundo Petri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n'est pas rare de rencontrer des hommes fort instruits, qui laissent fréquemment voir, dans l'usage qu'ils font de leur science, cet irréparable défaut.
 

Kant, Critique de la raison pure, Analytique des principes, Introduction (trad. Barni).


Remarques 

casus datœ legis : le cas correspondant à une loi donnée
casus in terminis : le cas à la lettres, c’est-à-dire correspondant littéralement à la règle
secundo Petri : la note de la pléiade renvoie à la 2° épitre de Pierre.