Utilité

Faut-il se demander, avant de philosopher : « à quoi ça sert ?», Logique, Introduction

Il est d'usage d'opposer à la philosophie, et à la culture en général, la question de son utilité. Il y aurait semble-t-il toujours mieux à faire qu'à penser et à s'instruire, ce que ne manque guère de souligner désormais bien des puissances en place. L'école et le vrai loisir ne sont pas toutefois en n'importe quel sens un luxe. Aussi, et parce que cette question de l'utilité interroge directement le sens d'une université populaire comme la nôtre, ne nous semble-t-il pas inutile d'y répondre. Ou plutôt de laisser un grand homme y répondre pour nous. Car l'effort même de lecture, toujours difficile en un sens, est un moment pris sur l'urgence quotidienne, et l'occasion de se connaître esprit. 

 

Il n'est point de connaissance qui soit superflue et inutile de façon absolue et à tous égards, encore que nous ne soyons pas toujours à même d'en apercevoir l'utilité. - C'est par conséquent une objection aussi mal avisée qu'injuste que les esprits superficiels adressent aux grands hommes qui consacrent aux sciences des soins laborieux, lorsqu'ils viennent demander : à quoi cela sert-il ? On ne doit en aucun cas poser une telle question quand on prétend s'occuper de science. A supposer qu'une science ne puisse apporter d'explication que sur un quelconque objet possible, de ce seul fait son utilité serait déjà suffisante. Toute connaissance logiquement parfaite(1) a toujours quelque utilité possible : même si elle nous échappe jusqu'à présent, il se peut que la postérité la découvre. - Si en cultivant les sciences on n'avait jamais mesuré l'utilité qu'au profit matériel qu'on pourrait retirer, nous n'aurions pas l'arithmétique et la géométrie. Aussi bien notre intelligence est ainsi conformée qu'elle trouve satisfaction dans la simple connaissance, et même une satisfaction plus grande que dans l'utilité qui en résulte. Platon l'avait remarqué. L'homme y prend conscience de sa valeur propre ; il a la sensation de ce qui se nomme : se savoir esprit (2). Les hommes qui ne sentent pas cela doivent envier les bêtes. La valeur intrinsèque que les connaissances tiennent de leur perfection logique est incomparable avec leur valeur extrinsèque, qu'elles tirent de leur application. 

Kant, Logique, Introduction, Traduction Guillermit, Vrin p. 45. Ce sont des notes de cours revues par Kant lui-même. 


1 - parfaite en tant que connaissance (et pas seulement cohérente). 

2 - Verstand haben. Traduction libre "d'avoir l'intelligence" (Note de JM Muglioni).