Prolétariat

Maîtres et esclaves

On me demande si je suis avec le prolétariat. Réponse: je ne suis avec personne. Autrefois on me demandait, aux Université populaires: Vous n'aimez donc pas le peuple? Réponse: Non, je n'aime pas le peuple. J'ai été amené, par des passions de résistance qui ne sont pas petites, à tout revoir, dans la philosophie, la politique et l'économique, par mes ressources, et sans m'occuper de l'approbation. Entreprise évidemment au-dessus des mes forces. Mais je me suis trouvé maître à penser comme d'autre maître à danser; je ne veux pas tromper ni me tromper. De quel côté courraient mes passions, si l'on se mettait à courir, ceux qui ne l'ont pas deviné ne sont pas dignes de le savoir. Mais je veux traiter présentement de la lutte des classes en rapport avec la dialectique Hégélienne. 

Celui qui veut remonter à la source, je le renvoie à la Phénoménologie, où Hegel analyse et développe l'opposition entre Maître et Serviteur. Le combat, qui est un moment de l'orgueilleuse pensée, fait un vaincu, donc un esclave; et l'opposition entre le maître et l'esclave se développe de façon que le maître perd toute pensée réelle, et que l'esclave, au contraire, forme toute pensée réelle. Pourquoi ? Parce que toute pensée réelle se forme dans l'action contre la chose, action qui est travail; au lieu que l'action contre l'homme, qui est le travail du maître, est nécessairement mythologique.

Mon commentaire est ici tout à fait libre; je ne crois pas déformer la pensée de Hegel, mais j'essaie de la développer. Je veux dire qu'une pensée réelle n'est jamais la suite d'une pensée, mais toujours l'effet d'une nature vivante qui se développe contre l'obstacle propre, et qui gagne sa vie, comme on dit énergiquement. Ne tombons pas ici dans la rêverie.

Un policier ne gagne pas sa vie, un militaire ne gagne pas sa vie, un professeur ne gagne pas sa vie; ces espèces sont nourries, vêtues, abritées, chauffées par d'autres hommes. Observez cet étrange travail, qui consiste à épier, à forcer, à persuader l'homme; vous comprendrez que ce travail ne nourrit pas. Pourquoi ? Parce que l'objet antagoniste est ici le semblable, qui répond par des pensées, est l'antique trompeur et le père de toutes les religions. Par exemple l'enfant est magicien et mythologue tant qu'il obtient sa nourriture par des cris. Suivez l'idée avec patience; elle mène loin.

Un exemple bien Hégélien; les procès tueraient le droit, par les apparences du droit, et par des victoires sur l'homme, toujours par des cris. Ce qui fait vivre le droit c'est le conflit de l'homme et de la terre, c'est telle servitude, concernant la source, le chemin, le mur, telle nécessité, concernant l'équipe, l'outil, la machine, tel marché de bœufs, de moutons, de blé, car ici il faut résoudre, et la nature n'attend pas; c'est par cette irrésistible pression que la jurisprudence a fait peu à peu le droit et continuellement le transforme. Par exemple la loi sur les accidents du travail a suivi les changements du machinisme; l'accident n'est pas le même, aux yeux du juge, si un homme remue les tonneaux à la main, que s'il les enlève au moyen d'une grue électrique. Cet exemple est parmi les plus faciles; il y en a bien d'autres, tout à fait neufs, et qui attendent l'analyse. Ce que je veux seulement faire apercevoir, c'est que c'est le travail réel, travail contre la chose, qui fait la loi et qui change la loi; autrement dit que l'idée politique naît du travail, et non point de la pensée abstraite d'un réformateur. On devine ici les chemins de l'analyse politique, et que Marx, en montrant l'exemple, n'a pas épuisé la question. Où est donc à mes yeux la lutte de classes, sinon dans ce mouvement de pensée qui remonte du travail, et qui change continuellement les mœurs et les religions? Mais cela ne signifie pas qu'un ouvrier pense juste en toutes choses; cela signifie qu'il pense juste autant qu'il pense les conditions de son travail; et cette remarque peut servir à distinguer le syndicalisme, chose neuve et créatrice, de tous les genres de socialisme et de communisme, qui sont, je le crains, des pensées bourgeoises, ou, si l'on veut, logiques, c'est-à-dire des pensées nées de pensées. Maintenant vous me demandez si je suis avec le prolétariat. Qu'est-ce que cela veut dire? Essayons de sortir de l'enfance. 

Bourgeois et prolétaires

Quelqu'un me disait que les ajusteurs sont plus bourgeois que ceux qui mettent le minerai, la fonte et l'acier en première forme. Je le crois bien. Ajuster est plus près d'un jeu d'esprit ; la matière est déjà apprivoisée ; au lieu que ceux qui travaillent à hausser la terre au niveau du métal savent ce qu'ils remuent, et retrouvent l'usure de leurs muscles dans cette énergie suspendue qui, dès lors, travaillera pour nous. C'est une erreur de croire que celui qui monte une pile électrique et l'essaie de mille façons approche par là de connaître la sévère loi des choses. Car tout est fait quand les minéraux inertes sont transformés en zinc et en acide ; il n'y a plus qu'à jouer avec ces choses. C'est pourquoi le physicien risque toujours de manquer l'idée même de loi, et de ne saisir que l'arrangement. C'est par ce tour d'esprit que l'on nous annonce des machines qui marcheront toutes seules. C'est assez dire que les expériences de physique, celles dont on voit dans les livres les images immuables, une main qui tient l'éprouvette ou qui soulève le plateau électrisé, c'est assez dire qu'elles n'apprennent rien de vrai, et que les enfants y perdent leur temps, admirant des effets qui sont, en quelque sorte, coupés de l'univers. Ce n'est que miracle. Et la plus grosse bobine d'induction du monde est aussi la plus trompeuse ; car je vois bien la plus longue étincelle du monde des laboratoires ; mais comment cette bobine a été faite, fondue, forgée, cuite et recuite à partir des minéraux terreux, voilà ce que je ne vois point. Les durs travaux, les résistants travaux sont faits, très convenablement vernis et brillants ; l'esprit ne s'y instruit pas plus qu'à faire la lumière en tournant le commutateur. On s'instruirait mieux à creuser quelques mètres de la profonde tranchée où les fils sont couchés ; mais aussi, ce n'est plus miracle et ce n'est plus spectacle ; il s'agit de lancer à la pelle cette terre sur laquelle la masse terrestre ne cesse de tirer. On saurait alors ce qu'est le travail et ce qu'il coûte. 
  
Je suppose que le bon physicien vaincra la physique ; mais je ne jetterai pas l'enfant dans ce combat inégal contre des apparences bien plus trompeuses que celles de la nature. Si j'étais roi d'enseignement, je gagnerais allégrement un bon nombre d'heures du temps scolaire, en barrant d'un trait de plume toute la physique expéri­mentale, et premièrement ce qu'ils osent nommer travaux pratiques, où l'on ne fait jamais que jouer avec le travail d'autrui. Ainsi j'aurais du temps de reste pour les précieuses sciences des liaisons, comme géométrie et mécanique ; car celles-là nous préparent à saisir, non pas les qualités occultes dont chaque chose semble chargée, mais les dépendances toujours extérieures qui sont l'objet du déplacement, seul travail réel. Après quelques années de cette virile discipline, on trouverait peut-être un étudiant qui déchirerait avec indignation le journal où l'on imprime que la propulsion par fusée se fera aussi bien dans le vide. O d'Alembert !
  
On remarquera que c'est exactement la même faute de ne pas se demander d'où vient le zinc de la pile, et combien d'heures de travail humain représente cette énergie dressée, et de ne pas se demander d'où vient l'argent quand on touche le miraculeux chèque. Un bohème, après avoir réfléchi à sa manière sur la puissance du chèque, de lui jusqu'alors inconnue, disait à son éditeur : "Puisqu'il vous suffit de signer pour avoir autant d'argent que vous en voulez, signez dix mille francs pour mon compte ; je vous assure que j'en ai grand besoin". Voilà comment raisonnent les enfants, qui ne croient jamais qu'on ne peut pas, et qui croient toujours qu'on ne veut pas. Oustric était à peu près de cette force, et assuré que la richesse s'obtenait par persuasion. Et remarquons que le pur bourgeois, qui a obtenu de l'argent par persuasion, en dirigeant, plaidant ou enseignant, obtient l'électricité aussi par persuasion. D'où il vient à s'étonner que l'on n'ait pas encore persuadé l'électricité de vouloir bien faire tous les travaux. "On n'aura plus qu'à tourner le commutateur". Belle physique! Non. Si vous tenez aux expériences, faites-les contre cette pesanteur qui ne nous lâche jamais, et avec laquelle on ne peut tricher. Montez des leviers, des treuils, des poulies, des moufles ; comparez l'effort et le produit ; alors vous éveillerez l'esprit juste ; et admirez le double sens de ce mot. 

Texte extrait des Propos d'économique (LXXI) ; propos du 14 janvier 1933.


Note  
Oustric est un homme d’affaire pris alors dans une affaire de faillite frauduleuse, etc., à laquelle étaient liés des ministres.