Individu

Peut-on sacrifier les droits de l'individu au bien public? République IV [420b,421 ]

C'est un reproche courant fait à Platon que de prétendre toujours sacrifier la partie au tout, c'est-à-dire, en politique, à faire passer les droits de la cité avant ceux des individus. La lecture de cette page riche et suggestive devrait permettre d'interroger ce lieu commun, et peut-être de deviner en quoi nos plaisirs les plus personnels sont encore de nature collective. 


Nous répondrons qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que même dans ces canditions ces hommes-là soient suprêmement heureux ; que d’ailleurs nous établissons la cité non pas en cherchant à obtenir qu’un groupe isolé soit chez nous exceptionnellement heureux, mais que soit heureuse, le plus qu’il est possible, la cité tout entière. En effet nous avons pensé que c’est dans une telle cité que nous aurions le plus de chances de trouver la justice, et à l’inverse l’injustice dans celle qui est gouvernée de la pire façon ; et qu’en les inspectant, (c) nous pourrions déterminer ce que nous recherchons depuis longtemps. Pour l’instant donc, à ce que nous croyons, nous devons modeler la cité heureuse non pas en prélevant en elle un petit nombre de gens pour les rendre tels, mais en la rendant telle toute entière. Tout de suite après nous examinerons celle qui est à l’opposé. C’est comme si quelqu’un, alors que nous mettons de la couleur sur une statue d’homme, s’approchait pour nous critiquer, parce que ce n’est pas sur les plus belles parties de l’être vivant que nous appliquerions les plus belles couleurs : ainsi les yeux, alors qu’ils sont ce qu’il y a de plus beau, n’auraient pas été peints en pourpre, mais en noir. Il me semble que notre défense (d) devant lui serait appropriée si nous lui disions: " Homme étonnant, ne crois pas que nous ayons à peindre les yeux en les rendant si beaux qu’ils ne paraissent plus être des yeux, et ainsi de suite pour les autres parties du corps ; examine seulement si, en restituant à chacune d’elles ce qui lui convient, nous rendons beau l’ensemble. Et dans ce cas-ci en particulier ne nous contrains pas à associer aux gardiens un bonheur tel qu’il fera d’eux tout autre chose que des gardiens. Nous savons (e) comment nous y prendre pour revêtir les agriculteurs eux aussi de robes de luxe, les couvrir d’or et les inviter à ne travailler la terre que selon leur bon plaisir ; placer les potiers sur des lits, allongés sur leur côté droit, buvant et festoyant devant le feu, en plaçant devant eux leur tour de potier pour le cas où ils désireraient faire une poterie ; et rendre tous les autres bienheureux, de la même façon, afin que ce soit sans aucun doute la cité tout entière qui soit heureuse. Eh bien non ! ne nous oriente pas dans ce sens-là, pour faire que, si nous te suivions, le cultivateur cesse d’être cultivateur et (421) le potier potier, personne en général n’occupant aucune de ces situations à partir desquelles naît une cité. À vrai dire, quand il s’agit du reste de la population, l’argument a moins de portée. En effet, si ce sont des savetiers qui deviennent médiocres, perdent leur qualité, et prétendent en jouer le rôle sans l’être réellement, pour une cité cela n’a rien de grave ; tandis que des gardiens des lois et de la cité, qui font semblant de l’être sans l’être réellement, tu vois bien qu’ils détruisent complètement toute la cité ; et que réciproquement ils sont les seuls à détenir un élément décisif pour bien administrer une cité et la rendre heureuse. " Alors si pendant que nous, nous faisons des gardiens qui en sont vraiment, c’est-à-dire qui sont les moins (b) susceptibles de faire du mal à la cité, notre interlocuteur en fait des sortes de cultivateurs dont le bonheur est de banqueter comme dans une fête publique, mais non dans une cité, il parle peut-être d’autre chose que d’une cité. Il faut donc examiner si nous voulons instituer les gardiens en visant le but suivant : que le plus grand bonheur possible leur échoie, à eux ; ou s’il faut envisager ce but pour la cité entière, et examiner si le bonheur lui advient à elle : dès lors "contraindre ces auxiliaires et les gardiens à réaliser ce but, (c) et les en persuader, pour en faire les meilleurs artisans possibles dans la fonction qui est la leur, eux et tous les autres pareillement, et, assurés que la cité tout entière, se développant ainsi, est bien administrée, laisser la nature restituer à chaque groupe ce qui lui revient comme part de bonheur.