Despotisme

"Je crois les institutions provinciales utiles à tous les peuples"


Nouvel extrait de la Démocratie en Amérique de Tocqueville (I.I.V) : « Nécessité d’étudier de ce qui se passe dans les Etats particuliers avant de parler du gouvernement de l’Union» (GF p. 164-165) 
 

Je crois les institutions provinciales utiles à tous les peuples; mais aucun ne me semble avoir un besoin plus réel de ces institutions que celui dont l'état social est démocratique. 

Dans une aristocratie, on est toujours sûr de maintenir un certain ordre au sein de la liberté. Les gouvernants ayant beaucoup à perdre, l'ordre est d'un grand intérêt pour eux. On peut dire également que dans une aristocratie le peuple est à l'abri des excès du despotisme, parce qu'il se trouve toujours des forces organisées prêtes à résister au despote. Une démocratie sans institutions provinciales ne possède aucune garantie contre de pareils maux. Comment faire supporter la liberté dans les grandes choses à une multitude qui n'a pas appris à s'en servir dans les petites? Comment résister à la tyrannie dans un pays où chaque individu est faible, et où les individus ne sont unis par aucun intérêt commun? Ceux qui craignent la licence, et ceux qui redoutent le pouvoir absolu, doivent donc également désirer le développement graduel des libertés provinciales. Je suis convaincu, du reste, qu'il n'y a pas de nations plus exposées à tomber sous le joug de la centralisation administrative que celles dont l'état social est démocratique. Plusieurs causes concourent à ce résultat, mais entre autres celles-ci: 


La tendance permanente de ces nations est de concentrer toute la puissance gouvernementale dans les mains du seul pouvoir qui représente directement le peuple, parce que, au-delà du peuple, on n'aperçoit plus que des individus égaux confondus dans une masse commune. Or, quand un même pouvoir est déjà revêtu de tous les attributs du gouvernement, il lui est fort difficile de ne pas chercher à pénétrer dans les détails de l'administration, et il ne manque guère de trouver à la longue l'occasion de le faire. Nous en avons été témoins parmi nous. 
Il y a eu, dans la Révolution française, deux mouvements en sens contraire qu'il ne faut pas confondre: l'un favorable à la liberté, l'autre favorable au despotisme. Dans l'ancienne monarchie, le roi faisait seul la loi. Au-dessous du pouvoir souverain se trouvaient placés quelques restes, à moitié détruits, d'institutions provinciales. Ces institutions provinciales étaient incohérentes, mal ordonnées, souvent absurdes. Dans les mains de l'aristocratie, elles avaient été quelquefois des instruments d'op¬pression. La Révolution s'est prononcée en même temps contre la royauté et contre les institutions provinciales. Elle a confondu dans une même haine tout ce qui l'avait précédée, le pouvoir absolu et ce qui pouvait tempérer ses rigueurs; elle a été tout à la fois républicaine et centralisante. 

Ce double caractère de la Révolution française est un fait dont les amis du pouvoir absolu se sont emparés avec grand soin. Lorsque vous les voyez défendre la centralisation administrative, vous croyez qu'ils travaillent en faveur du despotisme? Nullement, ils défendent une des grandes conquêtes de la Révolution. De cette manière, on peut rester populaire et ennemi des droits du peuple; serviteur caché de la tyrannie et amant avoué de la liberté. J'ai visité les deux nations qui ont développé au plus haut degré le système des libertés provinciales et j'ai écouté la voix des partis qui divisent ces nations. En Amérique, j'ai trouvé des hommes qui aspiraient en secret à détruire les institutions démocratiques de leur pays. En Angleterre, j'en ai trouvé d'autres qui attaquaient hautement l'aristocratie; je n'en ai pas rencontré un seul qui ne regardât la liberté provinciale comme un grand bien. J'ai vu, dans ces deux pays, imputer les maux de l'État à une infinité de causes diverses, mais jamais à la liberté communale. J'ai entendu les citoyens attribuer la grandeur ou la prospérité de leur patrie à une multitude de raisons; mais je les ai entendus tous mettre en première ligne et classer à la tête de tous les autres avantages la liberté provinciale. Croirai-je que des hommes naturellement si divisés, qu'ils ne s'entendent ni sur les doctrines religieuses ni sur les théories politiques, tombent d'accord sur un seul fait, celui dont ils peuvent le mieux juger, puisqu'il se passe chaque jour sous leurs yeux, et que ce fait soit erroné ? 

Il n'y a que les peuples qui n'ont que peu ou point d'institutions provinciales qui nient leur utilité; c'est-à-dire que ceux-là seuls qui ne connaissent point la chose en médisent.

"Ce n'est pas par hasard que j'examine d'abord la commune"

 

Extrait du chapitre V du livre I du premier tome « Nécessité d’étudier de ce qui se passe dans les Etats particuliers avant de parler du gouvernement de l’Union» GF p. 122-123

 

Ce n'est pas par hasard que j'examine d'abord la commune. 

La commune est la seule association qui soit si bien dans la nature, que partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-même une commune. 

La société communale existe donc chez tous les peuples, quels que soient leurs usages et leurs lois; c'est l'homme qui fait les royaumes et crée les républiques; la commune paraît sortir directement des mains de Dieu. Mais si la commune existe depuis qu'il y a des hommes, la liberté communale est chose rare et fragile. Un peuple peut toujours établir de grandes assemblées politiques; parce qu'il se trouve habituellement dans son sein un certain nombre d'hommes chez lesquels les lumières remplacent jusqu'à un certain point l'usage des affaires. La commune est composée d'éléments grossiers qui se refusent souvent à l'action du législateur. La difficulté de fonder l'indépendance des communes, au lieu de diminuer à mesure que les nations s'éclairent, augmente avec leurs lumières. Une société très civilisée ne tolère qu'avec peine les essais de la liberté communale; elle se révolte à la vue de ses nombreux écarts, et désespère du succès avant d'avoir atteint le résultat final de l'expérience. 

Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s'établit si difficilement, est aussi la plus exposée aux invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institutions communales ne sauraient guère lutter contre un gouvernement entreprenant et fort; pour se défendre avec succès, il faut qu'elles aient pris tous leurs développements et qu'elles se soient mêlées aux idées et aux habitudes nationales. Ainsi, tant que la liberté communale n'est pas entrée dans les mœurs, il est facile de la détruire, et elle ne peut entrer dans les mœurs qu'après avoir longtemps subsisté dans les lois. 

La liberté communale échappe donc, pour ainsi dire, à l'effort de l'homme. Aussi arrive-t-il rarement qu'elle soit créée; elle naît en quelque sorte d'elle-même. Elle se développe presque en secret au sein d'une société demi-barbare. C'est l'action continue des lois et des mœurs, les circonstances et surtout le temps qui parviennent à la consolider. De toutes les nations du continent de l'Europe, on peut dire qu'il n'y en a pas une seule qui la connaisse. 

C'est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n'a pas l'esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d'un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l'indépendance; mais le despotisme refoulé dans l'intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface.