Flaubert

"Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. " Bouvard et Pécuchet, chapitre VIII

« Une fois maîtres de l’instrument logique, ils passèrent en revue les différents critériums, d’abord celui du sens commun.

Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans, par cela même qu’elle est vieille ne constitue pas la vérité. La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mène le progrès.

Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe.

La raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle. Mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors, la raison devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-là soit juste.

On recommande de la contrôler avec les sens. Mais ils peuvent épaissir leurs ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.

Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins étaient la mesure de l’absolu !

Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à elle-même son critérium. M. Cousin l’a démontré.

— « Je ne vois plus que la Révélation » dit Bouvard. « Mais pour y croire il faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu, admettre le sens et la raison, témoignages humains, et par conséquent suspects. »

Pécuchet réfléchit, se croisa les bras : — « Mais nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme. »
Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
— « Merci du compliment ! » répliqua Pécuchet. « Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. »
— « Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un à peu près du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible ? »
— « Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! » Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours.
Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps à autre – et renouant la conversation :
— « C’est qu’il est difficile de ne pas douter ! Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable.

« Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu’est l’une et l’autre. L’impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des mystères aussi bien que mon âme – à plus forte raison l’union de l’âme et du corps.

« Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bossuet y voit un miracle perpétuel, ce qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle ».

— « Effectivement ! » dit Pécuchet.

Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre sans elle. »