La nature est une retraite, mais l'homme y demeure le véritable objet de nos pensées, Lettres Morales, VI

Il faut se garder de confondre les promenades dans la forêt de Saint-Germain comme l'occasion de trouver son inspiration au sein d'une nature non altérée par l'homme: ce que Rousseau voit dans la nature, ce ne sont pas des arbres ou des animaux, mais l'homme. Il a besoin de retraite pour se retrouver lui-même. Une lettre adressée à Sophie d'Houdetot permet de le comprendre. 



Quand je vois chacun de nous, sans cesse occupé de l'opinion publique, étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui, sans en conserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible, tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d*araignée qu'il tend surtout ce qui l'environne; l'une est aussi solide que l'autre ; le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement; il mourrait de langueur si on laissait la toile tranquille ; et si d'un doigt on la déchire. 
il achève de s'épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l'instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être; commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu'en cherchant à nous connaître, tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse ; et que comme le premier trait d'un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l'homme est de le séparer de tout ce qui n'est pas lui. 
Mais comment se fait cette séparation ? Cet art n'est pas si difficile qu'on pourrait croire ; il dépend plus de la volonté que des lumières; il ne faut point un appareil d'études et de recherches pour y parvenir. Le jour nous éclaire, et le miroir est devant nous; mais pour le voir, il y faut jeter les yeux; et le moyen de les y fixer est d'écarter les objets qui nous en détournent. Recueillez-vous, cherchez la solitude : voilà d'abord tout le secret, et par celui-là seul on découvre bientôt les autres. 
Pensez-vous en effet que la philosophie nous apprenne à rentrer en nous-mêmes? Ahl combien l'orgueil sous son nom nous en écarte. C'est tout le contraire, ma charmante amie : il faut commencer par rentrer en soi pour philosopher. 
Ne vous effrayez pas, je vous conjure : je n'ai pas dessein de vous reléguer dans un cloître, et d'imposer à une femme du monde une vie d'anachorète. La solitude dont il s'agit est moins de faire fermer votre porte. OU de rester dans votre appartement, que de tirer votre âme de la presse, comme disait Tabbé Terrasson, et de la fermer d'abord aux passions étrangères qui l'assaillent è chaque instant. Mais l'un de ces moyens peut aider à l'autre, surtout au commencement : ce n'est pas l'affaire d'un jour, de savoir être seul au milieu du monde; et après une si longue habitude d'exister dans tout ce qui vous entoure, le recueillement de votre cœur doit commencer par celui de vos sens. Vous aurez d'abord assez à faire à contenir votre imagination, sans être obligée encore de fermer vos yeux et vos oreilles. Eloignez les objets qui doivent vous distraire, jusqu'à ce que leur présence ne vous distraise plus. Alors, vivez sans cesse au milieu d'eux : vous saurez bien, quand il le faudra, vous y retrouver avec vous. Je ne vous dis donc point : quittez la société. Je ne vous dis pas même : renoncez à la dissipation et aux vains plaisirs du monde. Mais je vous dis : apprenez à être seule sans ennui. Vous n'entendrez jamais la voix de la nature, vous ne vous connaîtrez jamais sans cela. 
Ne craignez pas que l'exercice de courtes retraites vous rende taciturne et sauvage, et vous détache des habitudes auxquelles vous ne voudriez pas renoncer. Au contraire, elles ne vous en seront que plus douces. 
Quand on vit seul, on en aime mieux les hommes, un tendre intérêt nous rapproche d'eux, l'imagination nous montre la société par ses charmes, et l'ennui même de la solitude tourne au profit de l'humanité. Vous gagnerez doublement par le goût de cette vie contemplative : vous y trouverez plus d'attachement pour ce qui vous est cher tant que vous l'aurez, et moins de douleur à le perdre quand vous en serez privée. 

Lettres Morales, Lettre VI, O.C., IV, p. 1112-1113