Plainte d'Héphaïstos, Prométhée enchaînée

La beauté de la poésie tragique consiste peut-être à nous faire par trop sentir notre servitude : à la faveur de belles et grandes images, nous nous prenons alors en pitié. La condition de l'homme n'est-elle pas de vivre sous le joug de la nécessité? Le devoir s'exécuterait alors dans la peine, tandis que le prix de la justice ne serait jamais que douleurs et sacrifice. Qui ne verserait des larmes sur soi-même ici? Car si cette figure d'un monde livré à la force et au pouvoir nous émeut par son amère dureté, et à travers elle l'idée de l'ami de l'homme puni et crucifié, peut-être ne faut-il seulement voir ici qu'un moment de notre coeur, et comme un soupir de découragement. Le platonisme ne s'est pas sans fondement méfié des poètes : la mélancolie et la misanthropie rattrapent en effet parfois les âmes tragiques. Eschyle nous peint ici la peine d'un Dieu conduit à châtier son propre frère, contraint à cela par la Force et le Pouvoir, véritables rois du monde, dans ces premiers vers de cette grande poésie. A nous de ne pas trop y croire? 
 

Kratos 
Nous sommes arrivés au dernier sentier de la terre, dans le pays Skythique, dans la solitude non foulée. Hèphaistos ! fais ce que le Père t’a ordonné d’accomplir. Par les immuables étreintes des chaînes d’acier, cloue ce Sauveur d’hommes à ces hautes roches escarpées. Il t’a volé la splendeur du Feu qui crée tout, ta Fleur, et il l’a donnée aux mortels. Châtie-le d’avoir outragé les Dieux. Qu’il apprenne à révérer la tyrannie de Zeus, et qu’il se garde d’être bienveillant aux hommes. 

Hèphaistos 
Kratos et Bia ! Pour ce qui vous concerne, l’ordre de Zeus est accompli. Rien de plus. À cet escarpement tempétueux je n’ose lier violemment un Dieu fraternel. Mais la nécessité me contraint d’oser. Il est terrible d’enfreindre l’ordre du Père. 
Ô fils sublime de la sage Thémis ! contre mon gré, malgré toi, par d’indissolubles chaînes, je te lierai à cette roche inaccessible aux hommes, là où tu n’entendras la voix, où tu ne verras la face d’aucun mortel, où, lentement consumé par l’ardente flamme de Hèlios, tu perdras la fleur de ta peau ! Tu seras heureux quand la Nuit, de sa robe enrichie d’étoiles, cachera l’éclat du jour, et quand Hèlios dissipera de nouveau les gelées matinales. Elle te hantera à jamais, l’horrible angoisse de ta misère présente, et voici qu’il n’est pas encore né, Celui qui te délivrera ! C’est le fruit de ton amour pour les hommes. Étant un Dieu, tu n’as pas craint la colère des Dieux. Tu as fait aux Vivants des dons trop grands. Pour cela, sur cette roche lugubre, debout, sans fléchir le genou, sans dormir, tu te consumeras en lamentations infinies, en gémissements inutiles. L’esprit de Zeus est implacable. Il est dur celui qui possède une tyrannie récente. 

Kratos 
Allons ! Que tardes-tu ? Vainement tu le prends en pitié. Ce Dieu, en horreur aux Dieux, qui a livré ton bien aux mortels, ne le hais-tu point ? 

Hèphaistos 
Sang et amitié ont une grande force. 

Kratos 
Certes, mais peux-tu mépriser les ordres du Père ? Ne serait-ce pas plus effrayant ? 

Hèphaistos 
Tu es toujours dur et plein d’audace. 

Kratos 
Le plaindre n’est point un remède. Qu’en sera-t-il ? Ne t’émeus point vainement. 

Hèphaistos 
Ô travail très-détestable de mes mains ! 

Kratos 
Pourquoi ? En vérité, je te dirai ceci : la cause de ses maux n’est point dans ton art. 

Hèphaistos 
Cette tâche ! Que n’est-il donné à un autre de l’accomplir ! 

Kratos 
Toutes choses sont permises aux Dieux. Ceci leur est refusé. Nul n’est libre, si ce n’est Zeus. 

Hèphaistos 
Je le sais. Je n’ai rien à dire. 

Kratos 
Hâte-toi donc. Étreins-le de chaînes, de peur que le Père ne sache que tu hésites. 


Note

Ce texte a fait l'objet d'un commentaire dans la séance du 7 janvier 2010 de l'atelier de lecture de la République de Platon.