Platon

Billet n°6 – 20 juin 1958. Version pdf.

Alain n’aimait pas lire les pages que Platon a écrites contre la démocratie. Il y voyait surtout le mépris aristocratique et le radical en lui se révoltait. Ces pages nous irritent, il est vrai, parce qu’elles nous condamnent tous. Nous nous reconnaissons dans ce régime bariolé comme un manteau multicolore, digne de la curiosité des femmes et des enfants, que Platon décrit d’après Athènes. Personne n’y gouverne car personne ne s’y gouverne. Autant de partis que d’humeurs, c’est-à-dire plus que d’individus ; autant d’opinions que d’intérêts ou de modes changeantes ; c’est au surplus une foire aux constitutions, où l’amateur n’a que l’embarras du choix. Cette diversité est séduisante et cette liberté sans frein plaît d’abord. Les bêtes mêmes en profitent, car dans ce régime, les chiennes ressemblent à leurs maîtresses et les ânes bousculent les passants.

Mais la démocratie est surtout la proie des orateurs et des sophistes. Ceux-ci flattent le peuple, sans souci du vrai et du bien commun. Ils savent comment séduire les assemblées. Ils sont experts dans l’art d’apprivoiser la foule, ce gros animal dont les passions violentes sont déchaînées ou calmées par des discours. Alors vient le temps où le peuple désespéré se choisit un protecteur et, fanatique, se livre au tyran. Et le peuple épouvanté se réveille un matin dans la peur et dans le crime.

Voilà pourquoi Platon dénonce les dérèglements de la démocratie. Il nous dit notre destin : un peuple qui s’abandonne connaîtra la terreur et la guerre, un peuple qui désobéit aux lois servira un maître, une démocratie qui refuse de se donner des règles finira dans la tyrannie. Certes, la question demeure toujours, depuis l’illustre République, de savoir quel est le meilleur régime politique et quelle doit être sa constitution. Mais nous qui avons appris le goût de la liberté et le sens de l’égalité, nous devrions savoir que, loin d’être des biens de consommation, elles sont des vertus difficiles. Nous devrions savoir aussi que la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. Solon est grand, mais il n’est pas la République. Il peut faire des lois, dans le présent, mais l’avenir reste l’affaire des partis et des hommes. Or, pour accomplir la tâche civique, ce qui manque aujourd’hui, comme hier, ce n’est pas l’intelligence, mais le courage.


La liberté

Billet n°7 – 11 juillet 1958. Version pdf

Le citoyen contre les pouvoirs, soit ! Encore faut-il qu’il y ait des pouvoirs. L’anarchie ? Si l’on veut, car « parfois un beau désordre est quelque effet de l’art ». Mais sans art, c’est-à-dire sans volonté directrice, il n’est ni œuvre ni société. Par exemple, un gouvernement faible ne peut pas garantir la liberté des citoyens : ou bien il a peur de cette liberté, ou bien il n’a pas les moyens de briser les forces qui la combattent. De même il est incapable d’une action généreuse : ses ennemis y verraient un signe de faiblesse.

Mais ceux qui parlent avant de penser continuent de vouloir une démocratie sans tête. Car ils croient que les pieds iront où ils doivent aller. Or dix mille pieds font du bruit et courent en tous sens, soit par peur, soit par colère ; ils ne font pas un peuple. Mais ils feront aisément une armée pour peu qu’une musique leur impose sa fière cadence. Rien n’est plus près du désordre « anarchique » que l’ordre militaire. Marcher au pas n’est qu’une habitude des pieds et comme une règle de ne pas penser. Un peuple c’est autre chose : il lui faut des citoyens, non pas des soldats. Or un citoyen est un homme qui veut un ordre universel, c’est-à-dire un ordre qu’il puisse concevoir et le seul auquel il puisse consentir.

Il reste à dire qu’un homme n’est libre, lorsqu’il obéit, que s’il sait d’abord se gouverner lui-même. S’il veut être un parti à lui seul, il n’a plus d’autre recours que la révolte. S’il résiste au pouvoir sans être capable de l’exercer à son tour, il ne mérite pas le nom de citoyen. La paix elle-même, comme l’a montré Kant, est une règle d’obéissance à laquelle les nations décident de se conformer. Or chacun peut savoir aujourd’hui que les peuples les mieux gouvernés, c’est-à-dire les plus libres, sont ceux qui ont le plus petit nombre de partis, qui désignent un homme pour diriger les affaires, qui obéissent aux lois, mais dont le jugement est impitoyable le jour venu. Donc la démocratie n’est réelle que si le peuple s’est mis en mesure de prendre des décisions et d’en assurer l’exécution. Mais cette liberté est trop difficile pour ceux qui veulent avoir raison tout de suite et qui ne supportent pas d’attendre. Ces défenseurs de la liberté montrent enfin leur vrai visage quand ils cèdent à la tyrannie qu’ils ont rendue fatale. Il n’y a pas, alors, de valets plus serviles ni de partisans plus fanatiques. Il n’y a plus de peuple, mais seulement une troupe qui passe.

Les vacances

Billet n°8 – 22 août 1958. Version pdf.

La civilisation mécanique nous tient de trop près pour que nous n’éprouvions pas le besoin de rompre avec nos coutumes et de nous absenter un temps de notre vie. De plus, nous avons les moyens d’aller très loin en peu de temps, de voir des pays qui n’étaient promis autrefois qu’aux grands voyageurs, de nous informer des curiosités et des sites. Mieux, nous pouvons emporter avec nous notre confort et nous aventurer ainsi, dans des conditions à peine différentes de celles que nous exigeons chez nous, dans des contrées encore « sauvages ». Bref, grâce aux facilités de la vie moderne, nous avons à notre disposition tous les trésors de la nature et de l’art.

En fait, que voyons-nous ? Des voyageurs pressés qui fixent un paysage en un centième de seconde ou qui, sans avoir besoin de les voir, prennent un soin méticuleux pour mettre en conserve les couleurs d’Italie. D’ailleurs, on ne s’arrête qu’aux points marqués sur le guide ; l’admiration aussi est « planifiée ». Enfin, c’est un soulagement que de rencontrer des compatriotes avec qui l’on peut échanger des impressions d’hôtel. Car la gastronomie laisse les souvenirs les plus durables et le salon d’hôtel préserve des contacts insolites auxquels exposait l’auberge d’autrefois. On y donne des représentations « folkloriques » à l’usage des touristes pour qu’ils n’aient pas à se rendre compte par eux-mêmes des mœurs et des hommes.

Mais, dira-t-on, beaucoup de voyageurs préfèrent la nature au point de camper presque nus au bord de l’eau. Ce retour à la nature est singulier. J’en ai vu qui allaient pêcher à la ligne à trois mille kilomètres de chez eux, ignorant tout sur leur passage, volcans, musées, ruines prestigieuses. Voyez ces camps où se concentrent en foule des va-nu-pieds munis du gaz et de l’électricité, couchant dans des cirques qu’ils déplient et replient au gré des étapes, pourvus de boîtes à musique qui leur restituent le bruit de la ville. Par milliers les barbares campent ainsi sur les anciennes terres de civilisation. Ce sont les vacances !

Il n’est donc plus vrai que les voyages forment la jeunesse ou qu’ils rapprochent les peuples. On en revient avec un album d’images déjà vues, avec un registre d’opinions déjà faites. Mais on n’en retire aucune connaissance des choses et des hommes. On y gagne seulement un peu plus de présomption.


Le droit à l'erreur

Billet n°9 – 17 octobre 1958. Version pdf.

Qui aime la vérité ne se lasse pas de la chercher et tout à la fois tolère ses propres erreurs. Au contraire, le fanatique ne cherche pas quelle chose est vraie, il veut que telle chose soit vraie. Il lui faut, avant tout, avoir raison. C’est une précaution qu’il prend contre lui-même. Car le doute est un risque qu’il ne peut pas courir. Sa vérité perdue, il ne lui resterait aucune raison de vivre.

S’il est vraiment convaincu que sa vérité est bonne, pourquoi ne consent-il pas à la mettre en question ? Au contraire il se replie sur soi pour se défendre contre les incertitudes de sa propre pensée. À cette fin, il simplifie le réel selon une loi grossière de partage entre la vérité et l’erreur, le bien et le mal. Il conçoit la vérité comme un camp retranché où il engloutit toute la richesse du monde. 

Galilée n’avait pas besoin de persuader. Le mouvement de la terre se défendait tout seul. Le fanatique au contraire veut convaincre. Il est politique parce qu’il est militant : il est religieux parce qu’il croit la vérité profanée. L’erreur est un péché dont il veut purifier le monde. Cette hantise du salut conduit à l’inquisition. Cette belle générosité qui croit sauver les hommes de l’erreur nourrit les flammes du bûcher.

Le fanatisme est un règlement chirurgical de l’incertitude. Mais il périt par sa propre violence, car il méconnaît que ce qui prépare toute vérité, c’est le libre examen, que ce qui la fonde, c’est le libre consentement. Cette idée nous montre la tolérance dans sa profondeur. La fausse tolérance, celle des sceptiques, est une sorte d’indifférence à la vérité. Elle revient à croire que l’erreur est de mon côté ou que peut-être toutes nos pensées se valent. La vraie tolérance, c’est plutôt de consentir à l’existence d’autrui et à son erreur possible. Tolérer l’erreur, c’est plutôt comprendre que la vérité ne peut être imposée du dehors, c’est comprendre qu’elle a sa source dans la liberté l’esprit.