Nous ne savons pas si ces pages – dont nous ne possédons qu’un tapuscrit – ont été publiées quelque part. On le verra, elles sont l’expression parfois violente d’une indignation contre la destruction de l’école par la société « libérale ». Il n’est pas sûr qu’un tel propos exagère la catastrophe scolaire, sociale et finalement politique qu’il dénonce.
Il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne, comme le texte intitulé L’école et le politique. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.
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La cause profonde des malheurs scolaires reste enfouie sous un amas de jugements improvisés, de propos se donnant des airs scientifiques, invoquant surtout les changements irrésistibles, le cours du monde. Il existe un vrai fatalisme, une superstition de la modernité dispensant de toute conviction réelle le consentement inconditionnel au seul spectacle du changement. La vie c’est tout ce qui bouge. L’insincérité patente des propos tenus en la matière n’est pas accidentelle mais, si l’on peut dire, constitutive.
Ainsi on sait très bien que trop souvent l’école renonce à instruire, qu’un écolier sans soutien familial a moins de chance qu’autrefois à l’école du canton d’acquérir les méthodes et les connaissances élémentaires sur lesquelles on doit pouvoir faire fond si l’on veut poursuivre raisonnablement des études. On sait aussi que les examens n’ont plus la même signification, que ce qu’on appelle qualification professionnelle peut souvent cacher les plus graves lacunes relatives aux connaissances de base qui commandent toute capacité d’adaptation aux tâches nouvelles. On sait encore que le kaléidoscope audio-visuel fonctionne comme un divertissement perpétuel, qu’il n’instruit pas, qu’il se présente non pas comme une invitation à penser, mais comme un objet de consommation condamné à s’abolir par l’acte même de s’en saisir. Mais on veut que l’enfant ne se sente pas dépaysé à l’école, qu’il y retrouve son monde quotidien, que dans cette garderie sans gardien il puisse acquérir les titres reconnus par la société productiviste et marchande, même et surtout si ces titres n’ont aucune valeur scolaire, s’ils ne participent ni de l’instruction proprement dite, ni de la culture. L’essentiel, c’est l’adaptation au monde comme il va, l’habileté de faire sans savoir, de prévoir sans comprendre, de tirer parti d’un mode d’emploi ou d’une recette, le flair de s’orienter dans le supermarché des nouveautés réelles et imaginaires.
Qui pouvait se douter que la société libérale, au sens des premiers physiocrates, nourrirait un principe d’intolérance, aurait l’ambition d’absorber l’humanité tout entière, de lui imposer une seule et même dimension, de l’enfermer dans une totalité sans dissidence possible quant à ses fins ? Les doctrinaires de la révolution sociale ont été relayés par les intégristes de la spontanéité et de la convivialité. Le malheur veut que les seconds se trouvent en accord avec l’économie de marché que leurs aînés rêvaient d’abolir. Tout ce qui singularisait l’école et la distinguait du reste de la société doit être écarté. C’est le rejet de l’idée même d’école qui demeure caché aux yeux de la plupart des pédagogues, ce qui paraît ainsi garantir leur pauvre sincérité. La nullité de la préoccupation pédagogique apparaît seulement quand on a compris cette collusion, cette adhésion irréfléchie aux exigences tyranniques de la société moderne.
Ce n’est pas en raison de ses lacunes et de ses faiblesses réelles que l’école d’autrefois est déconsidérée par ceux-là mêmes qui, à une génération près, lui doivent tout ce qu’ils peuvent être. Une haine inexpiable de la Troisième République habite les rejetons d’une mémoire malheureuse. Mais surtout la modernité a le culte de l’ingratitude ; elle a complètement renversé l’appréciation du passé. Il faut être Grec pour respecter les anciens, leur reconnaître l’autorité que leur confère le seul fait d’avoir déjà vécu, car toute vie est leçon. Le renouvellement saisonnier, non pas des techniques elles-mêmes, mais des produits de consommation courante, du moins de leur emballage, entretient le mépris, voire la haine des ancêtres, suscite une émeute permanente contre ceux qui nous ont faits. Les fanatiques des grandes surfaces trouvent ridicule qu’on se serve parfois à l’épicerie du coin où l’on vous dit encore bonjour et bonsoir. Le déclin de la connaissance au sens classique entraîne infailliblement celui de la reconnaissance. Les expressions à la mode, rétro, ringard, ou prétentieusement obsolète, en disent long sur la bonne conscience des nouveaux barbares. Le mal présent, c’est la faute au passé. D’ailleurs c’est toujours une faute d’avoir précédé. Car, contrairement au sens premier, précéder ce n’est plus être devant et frayer le chemin, c’est être derrière, dépassé, rejeté, à la traîne. La vie même ne veut plus se penser comme un don. On ne sait plus vivre sans humilier ceux qui nous ont donné la vie. L’honneur de la modernité, c’est de ne rien devoir ! Le nouveau venu éprouve l’originalité de son présent comme par une sorte de ressentiment. Il se veut causa sui ; rien avant !
L’école a su réussir dans une société hostile dont elle combattait avec résolution les préjugés et l’ignorance. Elle s’enlise aujourd’hui dans une société qui lui impose ses propres normes et lui conteste toute indépendance. Reproduire, est-ce émanciper des esprits, les mettre sur le chemin de la connaissance, ou bien entretenir un lieu de vie et d’adaptation, copie conforme de l’environnement, sauf pour la minorité qui a les moyens d’échapper à la fatalité commune ? De qui se moque-t-on lorsque, chiffres en main, on compare « scientifiquement » ce qui n’est pas comparable, ce qui n’a pas de mesure commune ? On compare l’école aux prises avec la condition prolétarienne, qui forçait à gagner sa vie le plus tôt possible, et l’école dévorée par la société de consommation, qui incite à travailler le plus tard possible. La première a su s’imposer à une société difficile et c’est en cela qu’elle a réussi, n’en déplaise à nos sociologues férus de statistiques. Il faut être veule, amnésique ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaître dans la trop célèbre théorie de la reproduction le plus grossier truquage. Réussir, cela voulait dire au temps du petit père Combes instruire directement en français des écoliers dont il n’était pas alors la langue maternelle, Bretons, Basques ou Corses. Et par bonheur les instituteurs n’avaient pas suivi de stage particulier qui les eût certainement empêchés d’accomplir leur tâche ; ils enseignaient le français en français, élément par élément, et ils l’enseignaient à des Français, non pas comme une langue étrangère, mais comme s’il s’agissait de leur propre langue. À l’un d’entre eux, sorti de l’école normale d’Ajaccio en 1905 au moment de la séparation des Églises et de l’État, fut demandé un mémoire sur la meilleure manière de s’y prendre pour enseigner le français aux écoliers du cours préparatoire ; il répondit qu’il suffisait de leur faire la classe en français, y compris pour régler la discipline courante. Par chance il n’avait aucune notion de ses pseudo-sciences qui servent aujourd’hui à empêcher l’enseignement. Mais les instituteurs à tour de rôle vérifiaient que des écoliers ne traînaient pas dans les chemins creux au lieu de faire leurs devoirs après la classe.
Réussir, cela veut dire aussi que l’école avait alors la capacité de changer le monde extérieur ; c’est elle qui, par exemple, enseignait la propreté élémentaire du corps, l’hygiène générale, et dans une large mesure elle a contribué à modifier des habitudes, même dans l’agriculture. Mais alors le maître d’école était le messager de la république ; il avait derrière lui toute la nation. Voilà qui ne figure pas dans les statistiques. Apprendre à se tenir, à suivre une règle et à la faire sienne ; le désir de s’instruire et la volonté d’instruire. Noblesse du devoir aujourd’hui brocardée et présentée comme aveuglement servile. C’était le contraire d’une école stérile, devenue incapable d’assurer sa propre reproduction. Il suffirait de revoir des bandes d’actualité sur la sortie d’une école en 1930 pour avoir sous les yeux la différence. Les statistiques, c’est bon pour mentir ou pour régler des comptes par ressentiment. On se souvient encore dans un village de montagne perdu dans une île qu’il y a beaucoup moins d’un demi-siècle il avait fallu sortir les baquets un dimanche matin pour laver à fond les enfants, car l’instituteur avait annoncé son intention de les passer en revue le lundi. L’école savait faire honte à la société extérieure qui, aujourd’hui, fait honte à l’école. Qu’on dise quelle statistique peut vérifier ce fait.
Sans doute l’école n’est-elle pas seule en cause. S’il arrive aujourd’hui que la famille s’en prenne au maître, c’est que la société a bien changé, Autrefois c’est l’enfant qui était corrigé ; aujourd’hui c’est le maître. La faute a changé de camp. La bonne conscience aussi. Et comme le maître ne veut pas être pris en faute, comme il a mauvaise conscience, il peut arriver qu’il n’enseigne plus rien. L’école se met au niveau de la société ; elle exclut de se distinguer, de faire bande à part. Comment peut-il être encore question de chasser les poux quand la drogue circule ? La classe prend le métro ou va au cinéma, comme tout le monde. Ce n’est plus entre les quatre murs nus d’une classe qu’on enjambe le temps et l’espace, qu’on salue l’infini, qu’on change le monde. Il faut vivre avec son temps, se cloîtrer dans l’environnement, même bête et ignare. De la maison, de la rue à l’école, nul dépaysement. L’école est de plain-pied.
L’écolier qui autrefois était chargé de mettre les bûches dans le poêle ne savait guère faire autre chose. Mais alors l’idiot du village se disait au singulier. Et il ne fréquentait pas encore le bistrot du coin qui était dépourvu de machine à sous. Au temps des bordels, la discothèque n’était pas l’annexe du collège et l’on ne vendait pas la drogue à la porte de la classe. Il était plus difficile de tromper la vigilance du concierge qu’aujourd’hui de traverser un cordon de C.R.S.
Ce que les statistiques cachent effrontément, c’est qu’une école qui conduisait un enfant d’illettré jusqu’au certificat d’études devait être beaucoup plus solide qu’aujourd’hui une école accueillant un fils de bachelier jusqu’à une licence dérisoire. Bac + n serait-elle la formule moderne de l’inculture ? L’école qui ne sait plus apprendre à lire, qui parfois même ne s’en soucie guère, l’école de la calculette et de la télévision, l’école à tu et à toi, l’école lieu de vie, échappe à toutes les statistiques. On nous assure que le niveau monte. Il était idiot d’apprendre ses départements ; est-il sublime d’ignorer que Lyon est au confluent de deux fleuves, que l’Europe est comprise entre l’Atlantique et l’Oural ? Il paraît que les enfants savent autre chose que nous ne savions pas. Que savent-ils donc ? Mais on ne veut surtout pas savoir ce que veut dire savoir. La calculette dispense d’apprendre que « deux et deux sont quatre ». L’école naturalise toutes les décadences ; le ton traînard, gouailleur, la prononciation asyllabique… Si l’on s’étonne, on s’entend répondre : « et puis après ? ». Toute règle est conventionnelle, donc arbitraire : le progrès consiste à répudier tout ce qui précède. Dès que, s’agissant d’une règle de grammaire ou simplement de politesse, on entend dire qu’il faut savoir évoluer, il est sûr qu’on fait peu de cas de l’humanité.
La mauvaise foi conduit à dire qu’il faut prendre les enfants « tels qu’ils sont aujourd’hui », comme s’ils étaient nés ainsi, comme si parents et maîtres ne portaient pas l’entière responsabilité de ce qu’ils sont. Les adultes, si l’on peut dire qu’il en existe encore, attribuent à la nouvelle génération des caractéristiques dont ils feignent d’être les premiers surpris, comme s’ils n’y étaient pour rien. Ils ne veulent absolument pas voir que les enfants sont conformes à l’éducation qu’ils leur ont donnée. Les chenapans de Sartrouville ou d’ailleurs sont copie conforme.
Les adultes font les enfants à leur image. Il arrive alors un moment où la résistance à l’éducation devient la chance de l’éducation. Le happy few parvient alors à s’en tirer. Mais si tous les enfants étaient conformes à l’éducation ordinaire, la barbarie ne serait pas loin. Nature n’est pas barbarie. L’enfant peut encore être transporté par Mozart ; encore faut-il qu’il ait eu l’occasion de le rencontrer ! Mais les adultes sont persuadés que Mozart n’est pas de son âge, comme si Mozart avait perdu son temps à jouer et à écrire de la musique qui n’était pas de son âge ! S’étonnera-t-on de ce que, dans une école de musique aujourd’hui, avec instrument et partition, les enfants sont aussi dociles qu’il y a cent ans. Pourquoi n’en est-il pas de même au collège et au lycée ? Il suffirait, d’examiner cette question pour conclure qu’il faut abolir toutes les réformes en cours.
Les réformateurs tournent le dos à l’évidence ; au-delà du seuil de l’instruction élémentaire due au futur citoyen, nul ne doit être forcé d’apprendre, ou de faire semblant, sinon de quoi exercer honnêtement une profession. On doit suivre jusqu’au bout l’idée qu’il faut apprendre, mais que, si cela ne plait pas ou rencontre trop de résistance, on fasse nécessairement autre chose. Mais voilà ; il n’y a plus rien à faire, car ramasser les ordures aujourd’hui, c’est juste bon pour les Arabes ou pour les Nègres ! Notre société libérale, si harmonieuse qu’elle paraît être discrètement gouvernée par la providence, est incapable de retenir à l’école ceux qui peut-être y apprendrait encore quelque chose à condition d’être invités à la discipline et à l’instruction ; elle est également incapable de leur offrir l’emploi, même le plus modeste, car on leur reproche de manquer de qualification ; on a aboli l’antique devise fabricando fit faber, et dans une société qui méprise l’école on exige étrangement un titre universitaire pour balayer la cour, pour tout simplement gagner sa vie. Un nombre croissant d’adolescents découvrent que la société n’a pas besoin d’eux, qu’ils sont de trop. Ils n’ont plus d’autre ressource que de casser, de détruire symboliquement un monde qu’on leur interdit d’habiter, qui n’a rien à leur dire, qui leur fait honte d’exister. Cette société sans principe, si contente d’elle-même, fomente en réalité toute les subversions. Elle paraît n’avoir aucune idée de son extrême fragilité.
Et pendant ce temps-là nos pédagogues poussent à la roue. Ils se font les commis voyageurs de l’incompétence, de l’ignorance, de l’inculture conviviale. Ils ne voient même pas que l’économie de marché n’a pas besoin d’eux, que le système a la capacité d’assurer sa reproduction, et même son expansion, que la raison d’être de l’école ne doit pas être cherchée dans la déroutante modernité, car elle est plusieurs fois millénaire. Mais le jeu parfois subtil, il est vrai, des mécanismes économiques et sociaux leur est une bonne raison d’en finir une fois pour toutes avec l’intelligence. Et quel bonheur de se croire dans un monde post-historique, sans passé et sans obligation !