éducation

Définition des objectifs et des finalités de l'enseignement philosophique


Note du 8 décembre 1975, rédigée sur papier à en-tête du ministère. La note proprement dite est précédée de l’introduction que nous reproduisons, signée de Jacques Muglioni.

Ce texte est en grande partie la reprise du texte publié dans la Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, intitulé À l’occasion de l’entrée en vigueur du nouveau programme. Il est avec ce dernier l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.


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Conformément à l’échéancier de l’application de la loi 11 juillet 1975, l’inspection générale de philosophie propose une définition des finalités et des objectifs de l’enseignement philosophique.

Dans un passé récent, nous avons eu maintes fois l’occasion de présenter des notes, rapports et exposés qui ont contribué à faire connaître les réflexions de notre groupe sur les finalités et les objectifs de la discipline dont il a la responsabilité. Ce sont ces réflexions que le texte ci-joint rassemble pour l’essentiel.


Définition des finalités et des objectifs 

de l’enseignement philosophique


La définition de la philosophie et de sa finalité ne constitue pas un préalable de l’enseignement philosophique.

Le philosophe tient pour paradoxal qu’on l’interroge sur la finalité de son étude, c’est-à-dire qu’on lui pose comme une question qui appelle réponse une question qu’il ne cesse lui-même de se poser dans son enseignement. Il retournera donc la question à ceux qui la lui adressent : quel est le type d’enseignement qui s’interroge sur le sens de son activité sinon l’enseignement philosophique ? Et si l’on convie les autres disciplines à réfléchir sur ce qu’elles sont pour justifier ce qu’elles font, n’est-ce pas au nom d’une exigence qu’on pourrait qualifier de philosophique dans son intention sinon dans ses moyens. Dès lors ne faudrait-il pas dire que toute activité suppose finalement cette conscience philosophique, laquelle à son tour ne suppose qu’elle-même ? Mais on peut dire les choses autrement. La question du sens de la philosophie constitue la philosophie même bien plus que la réponse à cette question ne la définit. La question de la finalité de la philosophie ne se confond donc, pas avec la question de la finalité de l’enseignement philosophique.

Savoir s’il existe une fin de la philosophie, si la philosophie peut s’enseigner etc. est un problème spéculatif qui intéresse au même titre que d’autres le philosophe et peut faire ainsi l’objet d’enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu et la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques qui se donnent pour le modèle de la rigueur se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question de son programme ; une question, parce que précisément les philosophes peuvent avoir des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais les professeurs de philosophie ne peuvent pas ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que vise l’enseignement philosophique qui intègre justement leurs divergences éventuelles sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction que nul n’est obligé de remplir.

L’enseignement philosophique vis des objectifs spécifiques

Les traits distinctifs de l’enseignement philosophique sont les suivants :

L’enseignement philosophique engage une réflexion et une interrogation radicales sur les fondements du savoir et sur les fins de l’activité humaine.

Sur le plan théorique la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs selon un mode spécifique d’interdisciplinarité ainsi les concepts philosophiques d’expérience, de preuve, de vérité etc. intéressent plusieurs disciplines et surtout en ce qu’elle entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée.

Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral, et de même de l’instruction civique ou de la morale, en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, et surtout d’établir qu’ils constituent un problème et requièrent une justification.

L’enseignement philosophique, sans être la seule discipline à contribuer à la formation du jugement, remplit dans cette formation une fonction essentielle.

On pense avoir tout dit en disant que l’enseignement philosophique vise la formation d’un jugement autonome, d’un esprit libre non seulement à l’égare des préjugés de toutes sortes, mais qui se sent libre, c’est-à-dire capable par lui-même d’apprécier vers quoi et comment orienter sa réflexion et de répondre à lui-même du sérieux et de la sincérité de cette réflexion. À la formation de ce jugement aussi éloigné du scepticisme paresseux que de la crédulité facile la-philosophie peut contribuer en donnant à l’adolescent la maîtrise d’instruments de pensée qui aide à l’ouverture de l’esprit, détache de problèmes affectifs ou d’expériences saisies affectivement, le garde des réponses hâtives ou prévenues, de l’indifférence et du dogmatisme, le rende attentif à la réflexion d’autrui et, par une vue plus équitable des champs de l’activité humaine, lui permette enfin une adaptation aux circonstances mouvantes de sorte qu’il ne soit pas coupé de son temps, sans tomber dans un dogmatisme sommaire. Au risque de simplifier et sans confondre l’enseignement philosophique avec la diffusion d’une idéologie, c’est vouloir faire du sujet un citoyen et, sans confondre la maturité avec l’âge, de l’adolescent un adulte.

Assurément ces objectifs ne sont pas spécifiques et d’autres disciplines peuvent les énoncer. Aussi l’enseignement philosophique ne croit-il-pouvoir s’approprier cet idéal commun que parce qu’il prétend y’apporter un complément essentiel celui d’une réflexion qui appelle et fonde cette autonomie et marque un style propre de l’exercice de la pensée.

Des questions d’intérêt philosophique se posent en dehors de la philosophie, mais elles ne deviennent philosophiques que par la méthode qui les traite

Il n’y a certes pas d’art, de science, de technique ou de politique qui ne soulève des interrogations et qui ne véhicule bien souvent en guise de réponses des conceptions philosophiques vulgarisées ou dégradées en idéologies. De manière générale, le goût de la spéculation, quand il s’exprime dans une curiosité ouverte à toutes les apparences, avide de réponses et prompte à recevoir de n’importe quoi ses lumières sur tout, accrédite l’idée que la philosophie étant chose spontanée exclut un enseignement alors qu’il en manifeste l’urgence. Mais pas plus qu’on ne saurait prétendre que la philosophie absorbe toutes les activités de l’homme, on ne devrait appeler philosophie une réflexion sans règle où la notion de rigueur intellectuelle se perd. Si des questions d’intérêt philosophique se posent ailleurs et en dehors de la philosophie, elles ne deviennent philosophiques que par la méthode qui les traite, son rôle étant d’analyse, de distinction, d’évaluation.

La méthode philosophique consiste à maîtriser les pouvoirs de la réflexion.

La formation et la connaissance philosophique sont une capacité propre. Elles rendent aptes à reconnaître les concepts majeurs que telle recherche non philosophique implique ou exploite, à discerner par là-même les vraies questions, à s’interroger à propos sur ces questions parfois obscurcies par les prestiges d’une technicité insolite. Beaucoup de platitudes, voire d’erreurs portant sur des sujets débattus dans l’actualité – on sait que ce risque n’épargne pas les spécialistes –sont imputables à une culture et à une réflexion insuffisamment averties. Pour ne citer qu’un seul exemple, les bruyantes et injustes controverses qui ont entouré le vote d’une récente loi auraient eu plus d’intérêt si l’on avait d’abord respecté certaines distinctions conceptuelles entre la morale, les mœurs, la législation, le droit, ou encore si l’on s’était interrogé sur la difficulté de dégager une définition univoque de la vie. On voit que l’enseignement philosophique n’est pas hors du temps, qu’il a son utilité, propre, qu’il signale l’imprudence, d’aborder une question, si brûlante soit-elle, sans disposer d’une solide assise conceptuelle.

La méthode philosophique traduit une triple exigence.

Des problèmes d’intérêt philosophique peuvent donc se poser en dehors de la philosophie, mais s’ils sont posés ailleurs et sont philosophiques dans leur intention, ils ne sont pas traités philosophiquement. Ils ne le deviennent que par la méthode. Cette méthode traduit une triple exigence élucidation radicale, universalité, unité. Élucidation, c’est-à-dire interrogation.

Première exigence : élucidation radicale.

analyse, distinction, mise en, place, évaluation radicale parce que fondamentale et sans restriction. Élucidation de l’expérience car l’expérience vécue ne dit ni son pourquoi ni son comment. Élucidation des concepts formés au contact de l’expérience, car il n’y a pas d’objets bruts qu’on transformerait en objets philosophiques, mais des objets élaborés à des niveaux-différents.

Deuxième exigence : universalité. 

D’où ressort la seconde exigence inséparable de la première :exigence d’universalité. La nature propre de la réflexion philosophique la conduit à préciser des principes d’intelligibilité qui, en dégageant la signification universelle de toute expérience permettent une appréciation qui soit autre que la simple préférence individuelle ou l’idéologie collective. Une conceptualisation qui associe l’analyse des notions et des problèmes à l’étude des textes et des œuvres éloigne autant de la confusion empirique que de l’abstraction scolaire.

Troisième exigence : unité

Exigence d’unité enfin : reliant des disciplines différentes, l’enseignement philosophique est la recherche d’un point de vue à partir duquel des connaissances particulières puissent être évaluées. Quand on parle de domaines ou de thèmes qui auraient pour fonction de coordonner des approches différentes, le rôle de la philosophie en ce cas ne devrait-il pas se situer au point où l’on peut comparer des méthodes et des résultats ? Unité ne signifie donc pas réduction mais pluralisme cohérent, et pour le moins coordination acceptée de manière raisonnée.

La philosophie, loin d’être fermée sur soi, se nourrit de ce qui n’est pas elle.

On ne saurait donc confondre l’exigence philosophique avec une sorte d’intégrisme qui ferait de l’univers philosophique un monde clos et lui assignerait des frontières définitives. Rien ne serait plus ruineux pour l’avenir de la philosophie que la constitution d’un véritable ghetto puriste où la philosophie n’aurait de contact qu’avec elle-même. La philosophie se nourrit de ce qui n’est pas elle ; cette formule de M. Canguilhem, nous la reprenons à notre compte. Il ne s’agit pas d’annexion d’autrui, ni d’abdication devant autrui, mais d’échanges et de dialogues qui permettraient de donner un contenu réel à la notion souvent vague et indéterminée d’interdisciplinarité, de favoriser l’invention pédagogique tout en maintenant dans sa rigueur, encore une fois critique et théorique, la spécificité de la réflexion philosophique.

La philosophie joue dans l’interdisciplinarité un rôle majeur en raison de sa fonction médiatrice.

Sa spécificité exclut de concevoir la philosophie comme la suivante, voire la servante des autres disciplines. Elle n’est pas faite pour orner les loisirs des spécialistes et des savants dans les conversations d’après-dîner. Elle ne vit pas de brèves rencontres ou de courtes liaisons avec les autres disciplines en quête de bonne conscience philosophique. Cette spécificité ne l’enferme pas davantage dans une solidarité close qui ne répondrait ni aux besoins de l’enseignement supérieur ni à l’actualité de la recherche philosophique. On sait que la pensée philosophique n’a cessé d’engendrer et qu’elle continue d’inspirer de façon souvent décisive des disciplines très différentes, sans que cependant elle entretienne avec telle ou telle des liens exclusifs. Non seulement la psychologie et la sociologie, mais encore l’épistémologie, l’esthétique, voire la théologie, intéressent fondamental6ment une réflexion philosophique dont la capacité de renouvellement atteste une solidarité ouverte avec l’ensemble du savoir. Élucider, par exemple, la signification des modèles linguistiques qui ont récemment bouleversé des disciplines aussi différentes que l’ethnologie et la biologie n’entre dans le projet d’aucune d’entre elles : c’est une question philosophique. Dans l’univers en expansion et en apparence si divergent des recherches contemporaines, la philosophie continue de remplir, de façon irremplaçable, sa fonction médiatrice.

Le besoin d’une formation philosophique est rendu plus impérieux encore par la spécialisation scientifique et technologique.

L’apprentissage de la réflexion philosophique ne se présente donc pas comme un complément s’ajoutant de l’extérieur à la formation scientifique : il en constitue la reprise et, d’une certaine manière, l’approfondissement ; il la valorise parce qu’il tend à assurer son équilibre et son unité. Donc plus on s’engage dans la voie obligée d’un enseignement scientifique et technologique, plus il importe de solliciter chez les élèves les ressources de la réflexion et de la culture. Parce que jamais le monde n’a posé de façon aussi pressante des problèmes qui relèvent de la philosophie, l’interrogation philosophique correspond aujourd’hui, pour un nombre croissant d’hommes, à une attente et à une exigence majeure. Le monde présent appelle une prise de conscience qui, sans la médiation de la philosophie, resterait plus vulnérable à tous les dogmatismes. Aussi son enseignement prépare-t-il les élèves à mieux comprendre et assumer, dans les études comme dans la vie, la responsabilité de leurs choix.

L’apprentissage de la réflexion critique répond plus que jamais à une exigence majeure.

D’ailleurs personne n’oserait avouer qu’il renonce à philosopher. Il serait commode de renoncer à l’étude de la philosophie sans renoncer à la philosophie elle-même. C’est déjà l’illusion des hommes d’État, des poètes et des artisans dont Socrate finit par découvrir qu’il est plus savant qu’eux tous parce que sa sagesse l’exempte de croire qu’il sait quand il ne sait pas. La méthode philosophique n’est pas spontanée et doit s’apprendre. C’est précisément parce que l’exigence philosophique de totalisation et d’unification est à l’œuvre en tout homme qu’il convient de l’éclairer et de l’éduquer : la passion de la totalité mène au totalitarisme, la passion de l’unité à la simplification et au fanatisme. Il n’y a donc pas à délibérer sur la question de savoir s’il faut donner à tous une formation appropriée et qui soit à la mesure d’ambitions irrépressibles.

L’apprentissage dé la réflexion critique consiste développer la conscience que la raison prend d’elle-même.

En quoi la contribution essentielle de la philosophie à la formation du jugement consiste-t-elle ? Kant nous avertit, que le jugement ne peut, au sens ordinaire du terme, s’apprendre et que l’enseignement ne se donne que par la communication des règles : « dans tout ce qui doit cultiver l’entendement, les règles doivent être présentes ».Toute formation intellectuelle vise donc à pourvoir la pensée de règles qui, sans déterminer ses jugements, fortifient sa capacité de juger. Quant à la formation philosophique, elle se propose de cultiver le pouvoir de découvrir soi-même les règles, de développer ainsi la conscience que la raison prend d’elle-même et de ses pouvoirs, d’exercer la pensée à s’interroger sur son fondement et sur sa valeur. Elle se garde donc d’encourager le mouvement naturel qui porte l’esprit à débattre ou à conclure sans préparation et à s’enfermer dans une opinion. Ayant ainsi un projet, une démarche et des moyens propres, notamment un langage-dont la technicité, puisée aux sources de son histoire, est exigée pour la précision de l’analyse conceptuelle, l’enseignement philosophique n’est ni-plus ni moins ésotérique que les mathématiques ou toute autre discipline qu’on ne peut savoir sans l’avoir apprise. Il ne suffit pas d’avoir des oreilles pour être musicien, des yeux pour être astronome, un entendement pour être philosophe. Non point – encore une fois – que la philosophie soit absente dés pensées qui se forment et des projets qui se trament partout dans le monde hors de la philosophie. Non point qu’il s’agisse d’initier l’élève parla brusque révélation d’un secret, comme dans les mystères antiques. Mais le terme d’initiation peut être gardé parce qu’il exprime fortement l’idée d’un commencement qui change les dispositions de l’esprit et l’introduit à une vie nouvelle.

De, ces remarques découlent les conclusions suivantes :

L’enseignement philosophique est autonome et distinct.

1. Ouvert par nature à l’interdisciplinarité, l’enseignement philosophique et entièrement autonome. En particulier il est distinct des lettres et des sciences humaine avec lesquelles il entretient des rapports positifs, mais qui excluent tout amalgame.

L’enseignement philosophique supposant une culture préalable doit se situer au terme des études secondaires.

2. Cet enseignement a d’autant plus de portée qu’il est dispensé à des élèves disposant déjà en d’autres matières de connaissances suffisantes pour être maîtrisées et susciter une réflexion authentique. C’est pourquoi dans l’économie actuelle des études l’enseignement obligatoire de philosophie doit se situer en classe terminale.

L’enseignement philosophique doit se présenter, au niveau d’une première initiation, sous une forme globale exigeant un horaire hebdomadaire substantiel.

3. L’enseignement philosophique visant, non pas uniquement à transmettre un savoir, mais également à élucider des connaissances et des expériences déjà données ailleurs à une compréhension préphilosophique, le progrès de la réflexion n’est ni linéaire ni cumulatif ; il consiste dans une initiation lente et régulière, mais globale et supposant un horaire hebdomadaire substantiel comme assise pédagogique d’une réflexion qui implique indissolublement, au niveau d’une première initiation, intensité et continuité.

L’enseignement philosophique s’adresse à tous les élèves, quelles que soient leurs orientations professionnelles ou universitaires.

4. L’enseignement philosophique ne s’adresse qu’exceptionnellement à de futurs spécialistes de philosophie. Apprentissage d’un exercice méthodique et critique de la réflexion qui vise l’éducation du jugement : négativement par la critique des idées reçues, positivement par l’appropriation d’instruments de pensée qui rende l’élève véritablement maître de ses démarches et de ses adhésions, cet enseignement s’adresse à tous. Sans enseignement philosophique l’élève ne serait pas tant privé d’un savoir que d’une relation au savoir qui n’est pas possession mais usage et culture. C’est pourquoi en particulier un tel enseignement doit donner aux élèves d’orientation technologique les moyens d’une réflexion sur les problèmes de sens et de fondement.

L’enseignement philosophique implique, dans sa pratique pédagogique, la liberté réciproque du maître et de l’élève.

5. Interrogatif par essence, l’enseignement philosophique implique un pluralisme de principe. La philosophie, en effet, vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance-au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour-quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en son genre en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit-pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une fois pour toutes du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours-actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel c’est-à-dire comme institution.

L’enseignement philosophique, en raison de son principe d’ordre, contribue à maîtriser la crise actuelle des savoirs et de la culture.

6. L’enseignement philosophique se situe au point où des connaissances particulières et juxtaposées peuvent être comparées, confrontées et évaluées. Il exerce une fonction ordre d’autant plus indispensable que la mobilité des savoirs et des techniques imprime à l’enseignement, dans tous les domaines, un cours désordonné et imprévisible. Il n’y a pas de crise propre à l’enseignement philosophique. Mais s’il est vrai qu’il y a une crise générale des savoirs et de la culture, la pensée philosophique est nécessairement conduite à s’interroger sur une crise qui n’est pas née de la philosophie même, mais qu’elle a vocation d’élever à la réflexion.

L’enseignement philosophique s’identifie an projet éducatif lui-même.

7. L’enseignement philosophique intervenant au terme des études secondaires, au moment des choix professionnels et à la veille des spécialisations universitaires, ne tend pas seulement à introduire de l’ordre et de la clarté dans les connaissances préalablement acquises ; loin de se juxtaposer à elles, il invite l’élève à les mettre en perspective et ainsi il s’identifie au projet éducatif lui-même.


La vraie question est-elle : comment enseigner ou qu'est-ce qu'apprendre ?

Discours prononcé lors du Colloque national des professeurs de philosophie dans les écoles normales, à l’École normale d'Auteuil, 20-22 mai 1981. 

Texte publié dans : 

-Colloque national des professeurs de philosophie dans les écoles normales, Paris, CNDP, 1982

-Revue Humanisme, 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329

Texte adopté : les actes du colloque

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Au seuil de nos travaux je n’exprime qu’un vœu. Alors que tant d’énergies, dans nos sociétés si peu clairvoyantes, s’abandonnent au vertige de l’organisation, de la complication, ce qui a pour effet de réduire l’éducation à une sorte de système dont le fonctionnement tend à devenir de plus en plus étranger à sa fin, puissions-nous, au contraire, être attentifs à l’enseignement lui-même et à la classe où le maître a la charge d’instruire ses élèves selon le vrai pour qu’ils soient en mesure d’exercer leur liberté d’homme !

C’est pour tenter d’illustrer ce vœu que, sans préjuger de vos recherches et de vos débats, je me risque à vous proposer, le plus brièvement que je pourrai, trois ou quatre remarques très générales sur l’objet et la raison de notre rencontre, je veux dire l’essence éminemment philosophique de tout enseignement.

La première de ces remarques est que nul terme n’est de nos jours plus suspect que celui d’éducation. Ce titre, on le sait, sert parfois à couvrir des entreprises qui n’ont pas pour fin de faire des hommes libres. Si éduquer, en effet, c’est seulement conformer, moins à un modèle, il est vrai, qu’à une situation — ce que sous-entend l’injonction souvent faite à l’école de s’adapter au monde comme il va —, alors l’éducation ne consiste qu’en procédures d’imprégnation et elle vise à communiquer un ensemble de gestes, à monter des habitudes, à produire les comportements pouvant le mieux contribuer à la conservation d’un état de choses. Bref, sans l’instruction, l’éducation n’est rien d’autre que dressage ; elle désigne une technique de la servitude et non pas l’école de la liberté.

L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu.

Mais il faut aussi dire résolument que le projet d’instruire serait dénué de sens s’il ne supposait la juste appréciation d’un savoir édifié à hauteur d’homme et accessible à tout homme acceptant de suivre une méthode avec un peu d’attention. Car s’il n’était pas possible de commencer par des connaissances élémentaires, parfaites dans leur ordre et pouvant servir à en acquérir d’autres, le savoir échapperait au jugement, ne disposerait plus de règle sûre, se déroberait enfin à l’enseignement. Descartes note qu’« un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver ». Ce qui invite à écarter le préjugé sinon nouveau, du moins aujourd’hui singulièrement tenace, selon lequel le dernier cri de la science jette le discrédit sur toute la science enseignée et, en conséquence, doit entraîner le bouleversement des études. Une instruction publique n’est possible que s’il existe un savoir élémentaire et incontestable sur lequel un esprit simplement attentif peut faire fond.

À cet égard il peut être utile de comparer la méthode du savoir en général et l’écriture alphabétique qui rend possible en peu de temps un bon apprentissage de la lecture et de l’écriture. En effet, comme on sait lire et écrire sans avoir tout lu, on peut s’approprier dans divers domaines quelques connaissances parfaites, sans qu’il soit nécessaire de tout connaître. L’écriture alphabétique est elle-même une méthode universelle de lecture aisément transmissible et dont l’emploi n’a pas de limite, si bien que qui sait lire et écrire non seulement est déjà instruit, mais encore dispose de ce fait de quoi s’instruire. S’il faut, au contraire, déchiffrer un signe différent pour chaque chose ou pour chaque idée, l’apprentissage est pratiquement infini ; non seulement peu d’hommes parviennent à savoir lire, mais chacun d’eux sait plus ou moins lire, et surtout la lecture ne relève pas d’un apprentissage consistant à s’incorporer des règles, mais elle est plutôt comparable à une initiation toujours inachevée et faite de révélations successives. Au contraire, grâce à l’alphabet, l’écriture devient chose profane et virtuellement démocratique. Il est donc essentiel que l’apprentissage de la lecture suive la méthode d’une écriture qui répond de sa seule nature au projet d’instruire.

Or ce qui s’est passé pour l’apprentissage de la lecture offre déjà l’exemple de l’impatience pédagogique qui porte à délaisser l’idée d’instruction. Tout enseignement inclinant à commencer par des données globales et complexes revient à prétendre qu’on peut apprendre à lire sans apprendre les lettres et les règles de formation des mots. Et certes il peut sembler qu’on y parvienne d’une certaine manière, mais ce genre de réussite est sans remède. Car cette pédagogie hiéroglyphique ou idéographique, pour éviter les mots de la mode, qui tend à prévaloir sous le signe magique de l’ouverture au monde, favorise de redoutables habiletés et de petits talents, mais laisse sans secours le plus grand nombre des esprits qui ont besoin de comprendre et de suivre une règle pour aller plus loin. Au lieu de constituer une ouverture, cette pédagogie enferme l’élève dans le cercle sans fin des situations, des informations et des images. Le faux concret de l’imagerie et de la rumeur environnante est le plus sûr obstacle au savoir, parce qu’il incite à mépriser l’élémentaire et le simple, à se détourner de ce qui instruit vraiment et qui demande toujours un peu d’attention. On ne peut guère attendre de qui, même parmi les plus habiles, n’a pas commencé par le commencement.

S’instruire, c’est d’abord ne rien recevoir et ne rien faire qui ne dérive d’une règle par laquelle l’esprit ait fait sa tâche proprement sienne. C’est construire partiellement, avec toute la lenteur qui convient même aux plus habiles, la mémoire de la raison. C’est se munir intérieurement des règles permettant de retrouver soi-même les premières connaissances et, de là, d’en acquérir d’autres, même parmi les plus difficiles, tant que l’attention ne se lasse pas. Car l’attention est requise, non seulement pour retenir la règle et pour l’appliquer, mais plus encore pour penser, en tel ou tel cas, à l’appliquer. C’est ainsi que les exercices, comme leur répétition variée et appropriée, qui constituent l’un des principaux ressorts de l’enseignement, sont avant tout des exercices du jugement.

C’est dire que l’enfant doit apprendre très tôt, et sur les choses les plus simples, qu’il est personnellement responsable de la vérité et qu’il existe un ordre de vérité où nul ne peut lui en conter. En serions-nous donc venus au point où les jeux d’ombre que Platon situait dans une obscure caverne pourraient bien faire croire que, selon une fiction célèbre, d’inlassables chercheurs, de préférence américains, ont fini par découvrir dans les recoins du monde un nombre entier compris entre onze et douze ? Très croyable nouvelle, en effet, car dans l’ordre des choses ainsi révélées (information ici, c’est révélation) rien n’est impossible ni absurde. L’autonomie de l’élève, ce n’est donc pas la possibilité qui lui serait offerte de se procurer en abondance des documents et des images ; c’est plutôt de s’exercer dans la pratique d’une méthode qui lui donne le pouvoir de mettre à l’épreuve ses propres pensées et de ne pas croire n’importe quoi.

Il faut déjà être très instruit, en effet, pour choisir et interpréter des documents, trier des informations, remonter à leur source, déterminer leur valeur. Le bon usage des documents n’est pas l’origine du savoir, il en est le résultat. Bien plus, le savoir n’est pas une somme d’informations, un capital de données recueillies au hasard des rencontres ou dues à la générosité dispensatrice de ceux qui savent. Une information ne contribue à la connaissance que pour un esprit capable de mettre en œuvre la méthode permettant de l’établir et de la comprendre. Car apprendre quelque chose à quelqu’un est une formule qui ne met pas en jeu le sens vrai du verbe apprendre, signifiant seulement ici informer, renseigner, apporter une nouvelle. Pour que la nouvelle soit comprise, encore faut-il que celui qui l’apprend se réfère à ce qu’il sait déjà et peut trouver en lui-même, comme les notions de temps (s’il s’agit d’une date, par exemple), ou d’espace, ou de cause, etc. L’information par elle-même n’instruit pas, mais elle peut être utile à celui qui, par ailleurs, est déjà instruit. Apprendre quelque chose à quelqu’un ne constitue pas, mais suppose un apprendre fondamental qui fait toute la différence entre la machine informatique et l’esprit humain.

Enfin tenir une chose de la parole d’autrui ou d’une image tout faite, c’est la savoir sans l’avoir apprise ; et quand il s’agit de la connaissance rationnelle, qui suppose toujours le labeur de la pensée, ce genre de savoir corrompt, comme fait par exemple le faux savoir de l’enfant ou de l’adulte persuadé que la terre tourne autour du soleil, sans avoir jamais regardé le ciel qui pendant tant de siècles avait paru dire aux plus grands esprits tout le contraire. Le faux savoir venu du dehors affaiblit l’esprit plus que ne le fait l’ignorance même. Le monde autour, dont on fait si grand cas de nos jours, est la source permanente des préjugés, tel le racisme qui est appris, porté par l’air du temps. Or l’école c’est d’abord le refus de la rumeur et du spectacle qui, loin d’être des ouvertures, sont pour l’esprit des bornes. C’est pourquoi Descartes nous avertit qu’il vaut mieux ne jamais chercher la vérité sur aucune chose plutôt que de le faire sans méthode et met tant de soin à distinguer ce que chacun peut comprendre par sa seule raison, par la lumière naturelle, de ce que, au contraire, nous devons au hasard des choses ou au témoignage d’autrui.

Mais — c’est ma seconde remarque — l’idée de l’homme qui lui commande de s’instruire et, autant qu’il peut, d’instruire ses semblables, n’a aucune chance d’être seulement entrevue tant qu’on persiste à prendre l’activité technique pour le modèle unique de l’homme seulement défini comme producteur, utilisateur d’outil, outil d’outil. Aristote nous enseigne que la vie est action, non pas production, car celle-ci n’a pas sa fin en elle-même, mais hors d’elle-même. On ne tisse pas pour tisser, mais pour pouvoir couper des vêtements, et l’on ne fabrique pas des vêtements pour le plaisir, mais pour se vêtir. De plus, l’activité fabricatrice, esclave de la nécessité, n’incline pas naturellement à se penser elle-même. Car pour comprendre, il faut suspendre l’effort, mettre en doute, ne pas se contenter de réussir. Même rapportée aux tâches vitales, l’instruction suppose le désir de comprendre et l’exigence spéculative à laquelle se reconnaît l’homme libre. L’école n’existe que par une telle exigence et pour un tel désir. C’est une idée de Descartes que la connaissance de la géométrie permettrait aux artisans de s’instruire sur leurs métiers, comme la pratique des métiers pourrait donner à la géométrie l’occasion de servir à quelque chose.

Ici paraît, au sujet des rapports de l’instruction et du travail, la difficulté majeure que Simone Weil a tenté d’élucider, à savoir que l’enchaînement des mouvements et des travaux réels n’étant pas le même que l’enchaînement des pensées, ils sont souvent l’un sans l’autre ; d’où l’on voit que le travail le plus méthodique peut s’accomplir absolument sans pensée. Il y a de la méthode dans les opérations de production, mais, par un paradoxe qui menace la condition même du travail, plus ces opérations procèdent d’une méthode et moins il est nécessaire, ou même possible, d’appliquer la pensée à l’exécution. À la limite se tient la machine, mieux la machine automatique qui n’est rien d’autre qu’une méthode parfaite sans pensée aucune. Il importe de distinguer l’invention de la machine, sa conception, sa fabrication, son fonctionnement et aussi son emploi. Rarement le même homme conçoit et exécute ; et, même dans ce cas, il fait l’un et l’autre à des moments différents. Cette condition du travail pour la plupart, dans son rapport avec le savoir détenu par quelques-uns, est incomparablement plus importante que le seul statut juridique de la propriété, car elle détermine encore plus sûrement que celui-ci la détention effective des moyens de production. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer au sort de ces ignorants spécialisés qui, pour survivre au progrès des techniques, sont condamnés, comme de simples produits, au recyclage, c’est-à-dire à un dressage périodique. Un spécialiste c’est, à la lettre, quelqu’un qui ne sait rien. Si donc la science venait à se confondre avec un savoir ésotérique et source réelle du pouvoir, elle finirait par établir une implacable tyrannie. À moins que, grâce à l’école, la science ne soit autre chose, en premier lieu le droit et le pouvoir conférés à tout homme de juger depuis son propre poste. Cette vigilance seule donne la force de ne pas se laisser intimider ou éblouir par un appareil technique dont les performances tendent, comme c’est aujourd’hui le cas de l’informatique, à détourner d’une réflexion sur les principes les plus simples. Il est donc essentiel de distinguer entre, d’un côté, la pensée qui demande seulement un certain exercice de l’attention et, de l’autre, l’habileté dans l’emploi des mécanismes, c’est-à-dire surtout des codes mis en œuvre, qui relève d’un dressage plus ou moins long, au terme duquel la pensée n’est pas plus prête à surgir qu’après le fonctionnement prolongé d’une machine. L’école seule peut donc sauver la science et la rendre à son idée première. Elle seule a le loisir de nous apprendre que l’ordre vrai est celui des pensées et qu’il est sot de consacrer son ignorance par l’admiration des effets.

Il nous est aisé d’imaginer une organisation de la production assez perfectionnée pour réduire à peu de chose le travail humain. Mais il y a loin du loisir de l’homme libre selon les Grecs, tourné vers l’action et la spéculation, à l’oisiveté résultant simplement de l’absence d’occupation. C’est pourquoi, quel que soit l’avenir de l’industrie et du système économique, il faut instruire le travail par respect pour le travailleur, et instruire plus librement encore le futur travailleur par respect pour le citoyen et pour l’homme. Ce projet d’instruction publique suppose que la liberté vraie soit rigoureusement distinguée de la puissance et qu’elle se définisse, non pas comme l’alliance de la puissance et du désir, mais comme l’accord de la pensée et de l’action. Cette vue qui n’est pas neuve annonce peut-être la seule révolution qui soit véritable. Mais elle ne paraît qu’à deux conditions. La première est de cesser d’entourer la science de mystère — disons même la plus haute science — et de la présenter comme inaccessible, comme la propriété intransmissible des seuls spécialistes. La croyance non critique en la complexité croissante et la technicité quasi initiatique du savoir encourage une vulgarisation dérisoire, conduit à confondre science et puissance, détourne finalement d’instruire. La seconde condition est de s’arracher à la fascination de l’économie et du productivisme pour former une autre idée de l’homme. Il faut réapprendre ce qu’Aristote savait déjà : fabriquer, échanger, s’enrichir relèvent de techniques qui ne définissent ni le citoyen ni l’homme au sens plein. Concluons que le divorce est absolu entre une politique qui se fait la servante de l’économie et un projet d’instruction publique ayant pour fin la liberté des hommes.

Ma troisième remarque est suscitée par la constatation suivante : l’invasion de la pédagogie par les modèles technologiques ou économiques conduit à attribuer les difficultés de l’enseignement aux seules procédures de transmission, comme s’il n’était qu’un fait de communication et d’échange. Mais si l’enseignement était tel, comment pourrait-il arriver que celui qui est censé partager ou donner devienne plus riche qu’auparavant ? C’est sans doute que dans l’ordre de la pensée il n’y a ni partage ni transport. On ne peut, en effet, s’approprier les pensées comme des choses ; les pensées sont toujours nos pensées et, avant d’être nôtres, elles n’étaient aucunement des pensées pour nous. Il est ainsi tout à fait vain de se demander comment, selon l’expression familière, faire passer ce qu’on sait, car d’un esprit à l’autre, en toute rigueur, rien ne peut passer. Faire provision de connaissances emmagasinées en nous comme des choses étrangères, ce n’est pas apprendre. Du moins un tel apprentissage n’intéresse-t-il qu’une mémoire sans âme, qu’on appelle encore mémoire, sans doute par dérision, comme celle d’un ordinateur. L’essentiel est de tenir ferme l’idée qu’il n’existe pas de connaissance constituée pouvant se conserver comme physiquement et par inertie hors d’un esprit, et que celui-ci n’aurait plus qu’à recevoir. Laissant à la rhétorique la part qui certes lui revient, concluons que le difficile est moins d’enseigner que d’apprendre soi-même. On montre qu’on est incompétent en matière d’enseignement quand on fait dépendre son succès de techniques ayant pour objet d’accroître l’efficacité de la communication. De telles techniques, en effet, ne concernent en aucune façon l’acte même d’apprendre.

Apprendre, dans le sens vrai, c’est apprendre soi-même et apprendre de soi, ce qui n’est rien d’autre que penser. Apprendre à penser à autrui dénote alors une intention illusoire ; c’est du moins une formule trompeuse. Car peut-on seulement apprendre à penser soi-même ? Non certes si l’on veut dire qu’on peut passer, par un acte de production, d’un moment où l’on ne pense pas encore à un moment où l’on pense enfin. Et en effet la pensée ne peut prendre appui que sur elle-même, ce qui veut dire qu’en un sens elle ne commence jamais. S’adresser à autrui, en particulier à un élève, c’est supposer qu’il pense déjà. S’interroger soi-même, c’est solliciter de soi des ressources qu’on ne doute pas de posséder. Et si la question vient d’autrui, elle ne rencontre d’écho que si, à mon tour, je me pose effectivement la question pour la faire mienne. C’est pourquoi le seul art pédagogique, et ce n’est pas rien, est de savoir donner l’exemple d’une pensée en acte qui s’interroge, afin que l’élève se sente incité à s’interroger à son tour. La pensée n’a qu’à paraître pour faire aussitôt penser. Mais y a-t-il en toute rigueur, pour la pensée, un art de paraître pouvant s’ajouter à son être pour la rendre sensible à qui d’abord ne pense pas ? Non, car la pensée ne parle qu’à la pensée. Si donc, en vérité, il est peu concevable d’apprendre à penser, comme on apprend quelque chose qu’on ne sait pas faire, du moins peut-on apprendre à reconnaître en soi-même, sans production aucune, le moment vrai de la pensée, ce qui n’est possible que si, en un sens on pense déjà.

Faut-il donc nier que l’art d’enseigner s’ajoute à la faculté d’apprendre ? Du moins enseigner est-il facile dés qu’on sait vraiment apprendre et qu’on a résolu la difficulté, la seule véritable, qui est d’apprendre soi-même. La faute originelle en pédagogie est de croire que l’échec d’un enseignement est seulement celui de la communication, comme si le maître qui sait ne savait pas comment s’y prendre pour exprimer et communiquer ce qu’il sait. Il est, en effet, étrange de constater qu’en général on se plaint d’un maléfice qui empêcherait l’auditoire d’apprendre à son tour ce qu’on ne doute pas soi-même de savoir et de savoir bien. Ce qui nous paraît disqualifier l’inquiétude pédagogique, c’est qu’elle ne porte jamais sur la qualité et la ferme présence du savoir chez le maître. Répétons-le : il est moins difficile d’enseigner que d’apprendre et, pour commencer, de le vouloir. Aussi ne peut-il guère arriver qu’on enseigne mal, mais plutôt que pour soi-même on apprenne mal, car c’est en tant qu’il apprend, en tant qu’élève, que le maître devient ce qu’il est. Voilà pourquoi l’on a pu dire que, dans l’enseignement, c’est celui qui enseigne qui apprend le plus. C’est ce que précisément l’on oublie quand on tient l’art d’enseigner pour une capacité à part, relevant d’un don ou d’une acquisition entièrement distincte. Ce pouvoir n’est rien d’autre que la capacité d’apprendre, c’est-à-dire, comme Platon nous l’a enseigné sans aucune faute, de découvrir en soi-même, non sans de laborieuses recherches, ce que d’une certaine façon on sait déjà et que tout homme peut savoir.

C’est donc dans la nature et la qualité de la relation qu’il entretient d’abord avec lui-même que se joue l’audience du maître dans sa classe. Nul ne l’ignore, même pas celui qui, fuyant l’épreuve de vérité, multiplie les diversions. Quand, dans la pratique quotidienne, un maître croit faire dépendre son audience de la disposition des tables, des techniques de groupe, ou quand il gémit sur la misère des temps, il est à craindre que ce dont il est en principe le gardien, mathématiques, histoire, philosophie, ne compte plus guère pour lui. Mais si, avant ou après la classe, il s’interroge sur ce qu’il comprend d’un texte ou d’un problème jusqu’à solliciter, s’il le faut, l’aide d’autrui, alors il est certain que les élèves s’instruisent et connaissent, comme le maître, le bonheur d’apprendre. Mais ce n’est pas une inquiétude pédagogique, c’est une inquiétude intellectuelle qui permet au maître de s’apercevoir qu’il n’interprète pas bien un texte ou qu’il construit de travers une démonstration. Et cette inquiétude, loin de lui inspirer une tristesse impuissante, lui donne la force de reprendre l’initiative et de valoir mieux demain. On n’est plus capable d’enseigner quand on n’est plus capable d’apprendre. C’est vrai de l’instituteur qui apprend à compter aux enfants. S’il se contente de répéter, le travail de la pensée sur elle-même ne se fait plus ; et l’auditoire qui voit loin, si jeune soit-il, songe à autre chose. Le secret d’enseigner, c’est de savoir, de vouloir, d’aimer apprendre même ce qu’on sait.

Il peut être utile de remarquer pour finir que l’acte d’apprendre considéré en lui-même rend seul son intérêt à la relation du maître et de l’élève. Par exemple, si l’on suit une récente indication de M. Dumont, on découvre que la relation entre l’enseignant et l’enseigné, que la mode obscurcit par l’effacement des substantifs et la réduction de l’enseignement aux techniques de communication, prend de façon inattendue son sens philosophique dans la Physique d’Aristote. Car dans ce cas particulier du mouvement, qui est tout l’objet de cette physique, la relation grammaticale entre l’actif et le passif exprime une relation réelle entre l’agent et le patient au cours de la transmission d’une forme. L’analyse aristotélicienne occupe peu d’espace, quelques lignes seulement dans le livre III de la Physique, mais l’exemple de l’enseignement est si constamment présent dans l’ensemble de cette œuvre, ainsi que dans la Métaphysique, sans parler de la Politique, qu’il est manifestement un sujet que l’auteur a beaucoup médité. Essayons donc d’entrevoir comment, sur l’enseignement, la lecture d’Aristote peut nous instruire.

En premier lieu, et ce n’est pas peu si l’on veut placer l’enseignement à la hauteur qui convient, l’enseignement donné et l’enseignement reçu sont un seul et même savoir. Autrement dit, le savoir ne change ni de nature ni de valeur en entrant à l’école et, dans la compréhension du problème le plus simple, c’est la vérité mathématique tout entière qui éclaire l’esprit de l’élève. Mais l’identité ne porte que sur le savoir qui se transmet et participe ainsi au mouvement d’enseigner et d’apprendre. Quant au fait même d’enseigner et au fait de recevoir l’enseignement, ils sont aussi différents que la route de Thèbes à Athènes, qui certes demeure égale à elle-même, mais diffère du tout au tout selon qu’on la prend dans un sens ou dans l’autre. Aller d’ici là-bas n’est pas la même chose que revenir ici de là-bas. Comprenons que l’élève et le maître ne peuvent pas être intervertis et que celui-ci ne peut pas se mettre à l’école de celui-là, comme on le répète si souvent de nos jours. Car l’acte de ceci dans cela, c’est-à-dire enseigner, diffère de l’acte de ceci sous l’action de cela, c’est-à-dire apprendre. L’enseignement suppose donc l’existence d’un savoir et de quelqu’un qui sait, son savoir en puissance pouvant être actualisé, notamment par l’acte d’enseigner. Il y a toujours un premier moteur et ce moteur existe en acte : c’est ainsi que l’homme est actualisé par l’homme et le musicien par le musicien. Bref l’enseignement suppose des maîtres et c’est par eux qu’il faut commencer si l’on veut comprendre et fonder l’école.

Mais le difficile est, une fois de plus, de comprendre comment celui qui ne sait pas peut apprendre, quelle que soit l’excellence du maître. Car, répétons-le, le vrai n’est pas une chose qu’on transporte et qu’on peut verser ; le vrai, dit Aristote, c’est saisir et énoncer ce qu’on saisit. L’essentiel est de se convaincre qu’ignorance n’est pas cécité, car si l’élève était un réceptacle inerte, l’enseignement ne pourrait pas commencer. Enseigner ne consiste donc pas à imposer du dehors une forme à une matière, comme font l’architecte ou le sculpteur ; cet acte doit se concevoir, non pas sur le modèle de la fabrication, mais plutôt sur celui de la génération. Il ne s’agit ni de fabriquer ni de façonner, mais d’instruire ; or ce n’est possible que si l’élève est capable d’apprendre comme le grain peut germer sous l’action du soleil. Et l’on n’apprend pas d’autrui, mais par autrui, c’est-à-dire, d’une certaine façon, de soi ; sinon comment Aristote pourrait-il insister sur le fait qu’on apprend à jouer de la cithare en jouant de la cithare, sans se laisser émouvoir par l’argument sophistique selon lequel celui qui ne possède pas la science ferait quand même ce qui est l’objet de la science. Et en effet, toute génération supposant que quelque chose est déjà engendré, tout mouvement en général supposant que quelque chose déjà se meut, il faut bien que celui qui étudie possède déjà quelque élément de la science. Autrement dit, ajouté simplement à l’ignorance, le savoir ne pourrait que s’annuler ; il se dissiperait dans un abîme sans fond. Or nous savons très bien que l’enseignement peut faire fond sur l’élève et que c’est toute sa justification. Le savoir ne s’ajoute jamais. Et dans l’acte d’apprendre — car apprendre est aussi un acte et, comme tel, antérieur à la puissance — celui qui apprend change tout entier et son être est tout entier en mouvement. Enfin le mouvement vers le savoir, qui est le mouvement propre de l’homme, ne prouve qu’il est parvenu à sa fin (c’est, si l’on veut, la théorie aristotélicienne de l’évaluation) que par l’exercice ; sinon l’on se demanderait, comme pour l’Hermès du peintre Pauson, si la science est assimilée ou purement extérieure. « L’œuvre est la fin, et l’acte, c’est l’œuvre ». L’enseignement est ainsi l’art de conduire le mouvement d’apprendre vers sa fin.

Cette brève lecture d’Aristote, dont nous ne faisons presque que reproduire des fragments, nous montre un chemin pour une réflexion philosophique sur l’enseignement et sur l’école. Ce sont les questions sur lesquelles la philosophie manque le moins de ressources. Elle nous instruit sur la fin de l’éducation, sur le sens et le fondement des divers enseignements, mais aussi sur l’enfance. Platon, par exemple, nous rappelle que « de tous les animaux c’est l’enfant qui est le plus difficile à manier », que « par l’excellence même de cette source de raison qui est en lui, non encore disciplinée, c’est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes ». Nous comprenons que la vérité de l’enfant n’est pas ce qu’il est, objet incertain d’une science incertaine, mais ce qu’il est capable de devenir, et que c’est la volonté d’enseigner qui détermine exactement ce que nous avons besoin de savoir à son sujet pour l’instruire, car l’enfant à connaître n’existe pas ailleurs qu’à l’école dont il tient son être, sa dignité et son espérance d’écolier.

Ainsi l’art d’enseigner s’enracine dans une conviction réfléchie qui porte d’une part sur la valeur du savoir, d’autre part sur le mouvement naturel de l’homme vers la vérité. La tâche d’apprendre soi-même et d’aider ses semblables à s’instruire est donc l’une des plus hautes. Elle doit être estimée au-delà de tout prix. L’école ne peut pas être comparée avec les autres exigences du monde et de la vie, car ce n’est pas hors de l’école, mais dans l’école, que, par-delà toutes les modes, se tiennent dès l’origine et le monde et la vie selon l’ordre du vrai. Une école qui aurait à s’ouvrir ne serait pas encore l’école ; ce qui veut dire qu’elle est par définition l’ouverture. Il n’y a qu’une seule façon de sortir du limité et du fini, c’est de se tourner vers l’universel, qui est précisément l’objet de l’instruction et de l’éducation véritable. C’est pourquoi la société doit être invitée à se référer à l’école, et non pas, comme on ne cesse de le prétendre, l’école à la société. Quel autre sens donner de cette ferme injonction que Platon lance peu avant d’évoquer l’âge difficile de l’enfance : « Dès que revient la lumière du jour, il faut que les enfants prennent le chemin de l’école ».



Alain (1868-1951) Émile Chartier


Cet article a été rédigé pour l’
Encyclopédie de la culture française, Eclectis, 1991, publiée sous la direction de Bernard Willerval et Pierre Anglade.


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Toute la carrière d’Alain est celle d’un professeur de lycée. Il ne cesse d’enseigner la philosophie, même hors de sa classe comme en témoigne l’œuvre si féconde des Propos. Ces courts développements visent toujours à instruire, à dégager l’idée du fatras des opinions pour arracher l’esprit au sommeil, l’inciter à la vigilance. Ce grand professeur est naturellement un grand lecteur, l’essentiel étant toujours de sauver le meilleur de la sagesse humaine tel qu’on le trouve dans l’œuvre des philosophes. D’où une méthode de lecture directe qui irrite les chercheurs scolastiques. Platon, Descartes, Hegel et Comte sont les chapitres d’Idées (1932). Alain est en France le premier à lire Hegel en philosophe, et surtout Comte dont les dix volumes ne quittent pas sa table de travail. Nous lui devons de savoir un peu mieux lire les grands textes, en cherchant toujours leur vérité philosophique, en renonçant aux objections comme aux explications réductrices. Mais Alain, c’est aussi l’écriture quotidienne, le style qui exprime sans cesse la fidélité de l’esprit à soi. Inséparables sont donc le professeur, le philosophe, l’écrivain.

Les grands titres

L’homme intérieur se montre surtout dans Souvenirs concernant Jules Lagneau et Histoire de mes pensées. Dans le Système des Beaux-Arts (1920), il avertit qu’il y a seulement système par le lien des différences. Cette suite de la Critique du jugement de Kant, mais aussi de Descartes dont la théorie de l’imagination ne touchait pas à l’esthétique, cherche à surmonter le divorce qui s’est accompli entre les beaux-arts et la pensée. Dans Les idées et les âges (1927), c’est encore imagination et poésie qui disent le vrai de l’homme. Toute fable est sauvée par une pensée rigoureuse et généreuse, toujours attentive à retrouver l’humanité et à la décrire. Les Entretiens au bord de la mer (1931), dialogue métaphysique écrit au Pouldu, partent de la géométrie et de la mécanique pour s’élever, par physique et poésie, c’est-à-dire en libre penseur, à la plus pure religion. Les Dieux (1934) montrent encore que les contes nous instruisent toujours sur l’homme, que rapportée à l’ordre réel l’imagination n’est pas ennemie de le sagesse et qu’elle purifie la foi. Déjà reprise après Platon par Hegel et Comte, cette méditation philosophique des mythes réconcilie poésie et vérité.

Autres œuvres

Les deux volumes de La Pléiade sont encore loin de rassembler la totalité des Propos dont la publication est désormais assurée par l’Institut Alain du Vésinet : le premier cahier s’intitule Mythes et Fables (1985). Le lecteur Alain publie En lisant Balzac et il commente l’œuvre poétique de Paul Valéry.

Repères

Né à Mortagne-au-Perche, Émile Chartier est au lycée de Vanves l’élève de Jules Lagneau, « le seul Grand Homme que j’aie rencontré ». Après l’École Normale Supérieure et l’agrégation il enseigne dans les lycées de Pontivy, Lorient et Rouen, puis à Paris au lycée Condorcet et en classe de Première supérieure au lycée Henry IV. Alain écrit notamment dans La Dépêche de Rouen (Propos d’un Normand) et le radical se mêle au débat politique. Pacifiste engagé volontaire en 1914, il publie au retour Mars ou la guerre jugée. Il s’intéresse de près à l’école primaire et aux instituteurs. Son enseignement suscite des vocations philosophiques, mais n’a guère alors d’écho à la Sorbonne. Il meurt au Vésinet, « cette .campagne où je vis avec des fleurs et des oiseaux... Mon monastère »...


L’école ou le loisir de penser, recension par Edith Fuchs

Nous remercions Yves Bottineau de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, T. 185 n°1, janvier-mars 1995, pages 113-114.


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Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, Centre national de Documentation pédagogique, 1993, 270 p., 110 F.

Sous ce titre, à lui seul intempestif, se trouvent enfin accessibles des écrits multiples de J. Muglioni rédigée entre 1958 et 1993 : textes de conférences, articles parus dans diverses revues, pages jamais publiées sans doute, courts propos, sans oublier les patientes notes à l’intention « du » ministre. Le volume s’achève sur des lignes écrites en 1958 : évoquant une ultime fois la République, J. M. rappelle que « la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. »

La chronologie ne dicte donc pas l’ordre de présentation. C’est qu’en effet J. M., avec ardeur et grandeur, répète inlassablement et socratiquement toujours la même chose, précisément parce que le grand verrouillage des esprits et des cœurs, baptisé modernité, emprunte, lui, mille et mille tours. Il n’est donc pas seulement question de la réformation indéfinie de l’enseignement ni non plus des croyances fanatiques à l’échine courbée, qui portent et appellent ces réformes ; il n’est pas seulement question de l’ascension des sciences de l’éducation – et avec elles, de l’apparition de l’élève, et avec lui, des parents d’élèves, et avec eux, de la communauté éducative. Non. J. M. défend l’intelligence parce qu’elle est liberté ; c’est la raison qui l’oblige à rappeler la solidarité qui soude ensemble le sort de l’instruction et celui de la République. Si beaucoup de ces écrits s’opposent à des projets et décisions politiques repérables, leur portée « militante » pourtant est proprement philosophique : il ne saurait y avoir de philosophie vivante sans enseignement philosophique. Voilà en quoi, jusque dans la rigueur et le bonheur de la formulation, c’est plus qu’un air de famille qui unit à Alain J. M. méditant, librement, Platon, Descartes, Kant ou A. Comte.

Finalement, l’ouvrage esquisse un double portrait. Au portrait spirituel d’un homme de cœur fait contrepoint le sombre visage du temps présent. J. M. se livre-t-il sans cesse à des diagnostics contrastés, en distinguant avec force instruction et formation, enseignement et pédagogie, école et lieux de vie, République et démocratie, les élèves et les jeunes, etc. ? On aurait grand tort de voir là un parti pris passéiste. Quand ici et là J. M. évoque avec tendresse l’école qu’il connut élève, nulle idéalisation chimérique du jadis, nulle dépréciation abusive de l’indéfini chantier de la rénovation contemporaine. Non, l’école, à laquelle J. M. se consacre, cette héroïque foi en l’instruction, en la vitale nécessité pour chacun que lui soit, « une fois en la vie », rendu possible, à l’abri des puissances, des pressions, de l’urgence, le loisir de penser, cette nécessité humaine, est à l’évidence une Idée de la Raison – au nom de laquelle juger de l’état de choses et peser autant qu’il est en nous. Il en va de l’école comme de la République : inséparables – leur réalité est suspendue au sens de la grandeur qui habite l’âme des individus autant qu’elles contribuent à l’insuffler.

La philosophie, « passion de l’essentiel », voilà le fil d’Ariane. L’envers de cette conviction, relativisme culturaliste (« depuis qu’on nomme culture ce qu’autrefois on nommait préjugés » !), scepticisme éthico-politique et fanatisme terroriste sont à maintes reprises exécutés dans l’effarante solidarité qu’ils entretiennent (« quand le folklore prétend à l’histoire, c’est le triomphe assuré de la terreur »).

Tout l’ouvrage, dans l’extrême diversité des objets abordés, incarne ce qu’il défend comme culture véritable. L’originalité propre des méditations venues de loin, mille fois reprises, et finalement livrées avec la délicatesse qui fait grâce au lecteur des échafaudages et des repentirs ne saurait tromper.

Finalement, avouons notre préférence pour les écrits appelés lectures philosophiques et aussi deux vifs regrets. C’est qu’en effet, d’abord, quelques philosophes authentiques paraissent sans vraie raison philosophique trop malmenés, au détour de quelque phrase. L’Être et le Néant mérite d’être lu pour la philosophie de la liberté que Sartre élabore ; quel que soit le jugement porté sur la vie et le rôle public de l’auteur, l’œuvre ne peut avec bonne foi y être réduite. Quant aux politiques menées au nom du marxisme-léninisme, elles entretiennent un rapport souvent aussi éclairant avec l’œuvre de Marx que l’Inquisition avec les Évangiles. Il n’y a aucune raison de s’en tenir à la caricature dogmatique à laquelle S. Weil elle-même n’échappe pas pour parler des œuvres hautement problématiques dans lesquelles Marx n’a jamais achevé sa philosophie. D’autre part et par-dessus tout, quel regret que J. M. ait si peu livré ses « lectures ». Partout en effet, quel que soit l’objet, vibre et résonne Platon, mais aussi A. Comte, mais enfin Rousseau. Les pages modestement appelées En lisant Rousseau sont lumineuses : maîtrise et précision parviennent en moins de dix pages à tout tenir ensemble comme doigts de la main.

Bref, on sent bien une méfiance toute platonicienne à l’égard de l’écrit, et que ce style si ramassé, qui coupe élégamment toutes les amarres, est d’une façon d’écrire faite pour échapper au livre. Toutefois, l’union de la ferveur et de la connaissance rigoureuse des œuvres est si précieuse qu’il ne saurait déplaire aux dieux que J. M. fasse à ses contemporains le don gracieux d’autres lectures encore.