Billet n°7 – 11 juillet 1958. Version pdf
Le citoyen contre les pouvoirs, soit ! Encore faut-il qu’il y ait des pouvoirs. L’anarchie ? Si l’on veut, car « parfois un beau désordre est quelque effet de l’art ». Mais sans art, c’est-à-dire sans volonté directrice, il n’est ni œuvre ni société. Par exemple, un gouvernement faible ne peut pas garantir la liberté des citoyens : ou bien il a peur de cette liberté, ou bien il n’a pas les moyens de briser les forces qui la combattent. De même il est incapable d’une action généreuse : ses ennemis y verraient un signe de faiblesse.
Mais ceux qui parlent avant de penser continuent de vouloir une démocratie sans tête. Car ils croient que les pieds iront où ils doivent aller. Or dix mille pieds font du bruit et courent en tous sens, soit par peur, soit par colère ; ils ne font pas un peuple. Mais ils feront aisément une armée pour peu qu’une musique leur impose sa fière cadence. Rien n’est plus près du désordre « anarchique » que l’ordre militaire. Marcher au pas n’est qu’une habitude des pieds et comme une règle de ne pas penser. Un peuple c’est autre chose : il lui faut des citoyens, non pas des soldats. Or un citoyen est un homme qui veut un ordre universel, c’est-à-dire un ordre qu’il puisse concevoir et le seul auquel il puisse consentir.
Il reste à dire qu’un homme n’est libre, lorsqu’il obéit, que s’il sait d’abord se gouverner lui-même. S’il veut être un parti à lui seul, il n’a plus d’autre recours que la révolte. S’il résiste au pouvoir sans être capable de l’exercer à son tour, il ne mérite pas le nom de citoyen. La paix elle-même, comme l’a montré Kant, est une règle d’obéissance à laquelle les nations décident de se conformer. Or chacun peut savoir aujourd’hui que les peuples les mieux gouvernés, c’est-à-dire les plus libres, sont ceux qui ont le plus petit nombre de partis, qui désignent un homme pour diriger les affaires, qui obéissent aux lois, mais dont le jugement est impitoyable le jour venu. Donc la démocratie n’est réelle que si le peuple s’est mis en mesure de prendre des décisions et d’en assurer l’exécution. Mais cette liberté est trop difficile pour ceux qui veulent avoir raison tout de suite et qui ne supportent pas d’attendre. Ces défenseurs de la liberté montrent enfin leur vrai visage quand ils cèdent à la tyrannie qu’ils ont rendue fatale. Il n’y a pas, alors, de valets plus serviles ni de partisans plus fanatiques. Il n’y a plus de peuple, mais seulement une troupe qui passe.