La paix perpétuelle

Billet n°10 – 12 décembre 1958. Version pdf

On vient de rééditer l’esquisse philosophique de Kant, qui s’intitule « Projet de paix perpétuelle ». Les libraires du Quartier latin présentent ce petit livre à côté de gros volumes où des auteurs très savants traitent de l’« équilibre militaire » ou de la « coexistence pacifique ». Kant ne proteste pas contre ce voisinage, car il ne dispute pas des faits. S’il s’était avisé de prévoir l’avenir, il aurait prêté à rire comme font tous ceux qui spéculent sur le temps avec leurs pauvres moyens. Les pessimistes par nature prévoient le pire, les optimistes le meilleur : ils paraissent avoir raison à tour de rôle parce qu’ils ont toujours tort au fond. Quand l’histoire n’étonne pas, elle ennuie. Ce qui change, c’est l’événement, « l’écume des choses », comme dit le poète. Mais la pâte humaine, dont l’événement est fait, demeure toujours la même,

Revenons à Kant méprisé des historiens et inconnu du public. Il est vrai qu’une petite rue de banlieue portant son nom, quelques dizaines de citoyens ont dû l’inscrire sur leur carte de visite. Mais ils n’ont pas fait suivre le commentaire inutile du conseil municipal : « philosophe allemand, auteur d’un projet de paix perpétuelle ». Commentaire naïf qui réduit l’égal de Platon à un opuscule presque oublié. Pourtant cette naïveté pourrait cacher la malice d’un lecteur profond. Car dans ce projet, c’est Kant tout entier qui montre le droit séparé du fait, invincible au scepticisme, et les hommes forts d’une liberté que la science mal comprise semblait leur avoir ôtée. Donc la paix est perpétuelle, ou elle n’est qu’un armistice dérisoire. Mais ce pléonasme est nécessaire pour corriger l’euphémisme du langage politique. De plus l’état de paix entre les hommes n’est pas un état de nature – celui-ci, dit Kant, est bien plutôt un état de guerre perpétuelle – mais il doit être institué. C’est dire clairement que les hommes n’ont rien à attendre ni de la nature ni de l’histoire. La paix n’est rien qu’une règle. C’est la loi universelle qui doit régir la politique des nations comme la conduite des citoyens. La morale, sinon la politique, la reconnaît sans discussion possible. Ne la cherchez pas dans les faits, avec lesquels le sophiste veut vous embarrasser. « La justice ? dit-il, personne n’y croit. » Sans doute. On ne peut mieux avouer que le réaliste, nom de guerre du sceptique, voudrait fonder sa foi sur l’expérience. Mais tous les faits du monde ne peuvent supporter aucune de nos pensées. Qui n’en croit que ses yeux n’a ni foi ni loi.

Semblables !

Billet n°11 – 23 janvier 1959. Version pdf.

Pourquoi s’étonner de ce que les hommes ne se comprennent pas entre eux ? Il faut en chercher la cause à peine cachée : ils ne se comprennent pas eux-mêmes et chacun reste aussi éloigné de soi qu’il l’est de tous les autres. En vérité ils ignorent l’homme qui est en eux, qui les unit tous et les fait semblables.

Faute d’avoir aperçu cette idée très ancienne, l’esprit réformateur a imaginé maint palliatif. Par exemple une langue commune à tous les peuples, qui leur permettrait enfin de se communiquer leurs pensées. Or on oublie qu’une langue est seulement un moyen, et qu’il ne manque jamais à celui qui a quelque chose à dire. On feint de croire que chacun comprend naturellement sa propre langue et les idées, les sentiments qu’elle a formés au cours des siècles. Qui sait bien le langage de son pays est plus près de comprendre un Allemand ou un Espagnol que l’amateur de langues parlées ou d’« espéranto » n’est capable de se comprendre lui-même. Car l’homme n’est divers qu’en surface, par la mode de ses habits, de sa cuisine, de sa prononciation. Mais il vient de trop loin pour n’être pas resté le même à travers tous les temps et il est trop environné de tous pour n’être pas semblable à tous. La connaissance de cette universalité, voilà ce qui s’appelle culture.

Tout sépare les hommes : la mode, le métier, le langage en apparence ; mais une commune notion les unit. Seulement elle se cache à la plupart. Elle n’apparaît qu’à celui qui l’étudie dans les œuvres les plus anciennes où sont fixés les traits de l’homme éternel qu’aucune mode ne changera jamais. C’est en contemplant ce visage-là qu’un Français peut comprendre un étranger – mot vrai et faux à la fois – aussi bien que son plus proche voisin, puisque c’est par ce visage-là que nous cessons d’être tous des étrangers pour nous connaître enfin semblables. 

L’ordre de paix et de justice dépend donc moins de réformes particulières, qu’on imagine pour l’établir et qui trop souvent contrarient le but souhaité, que d’une éducation vraiment universelle. Auguste Comte ne séparait pas l’idée de paix, internationale et sociale, de l’éducation positive qui est connaissance de l’homme dans ses œuvres de science et d’art, dans ses mœurs et sa plus constante philosophie. Mais le siècle méprise ce loisir coupable. Il veut qu’on grimace comme un Anglais, qu’on se brosse comme un Suisse et qu’on fabrique comme un Américain. L’homme n’est pas là, car ce sont des singeries !

D'abord décréter l'homme

Billet n°12 – 15 mai 1959. Version pdf.

Nous voyons que le monde nous ignore à bien des signes qui ne trompent que les enfants. C’est pour avoir méconnu cette vérité qu’on a commenté jadis avec tant de passion le tremblement de terre de Lisbonne. S’il y avait une providence, ses desseins seraient vraiment impénétrables. Mais s’irriter contre cette marâtre nature, c’est encore lui prêter un projet, une liberté qu’elle n’a pas. On ne peut s’indigner non plus de ce que le monde ne se soucie pas des hommes, de ce que nous ne pouvons pas attendre de lui secours et compréhension. Cette révolte trahirait une revendication insensée, un enfantillage. Il faut comprendre enfin que le monde ne nous veut rien, ne veut rien. Ce silence du monde, terre et ciel, Pascal s’en effrayait. Comment se consoler de n’être pas Dieu et, peut-être, qu’il n’y ait pas de Dieu ? C’est difficile, car l’homme enfant est d’abord Dieu, entouré, choyé, au centre de tout. Cette habitude pervertit encore le jugement du vieillard.

La nature n’est donc pas injustice, mais nécessité. La souffrance, la maladie, la mort signifient d’une part que nous ne comptons pas plus que des choses, d’autre part que nous ne nous en consolons jamais. Nous tenons là une des sources de la religion qui veut nous réconcilier avec le monde par le sentiment. Mais les plus forts ont inventé la sagesse qui nous commande d’abord d’accepter le monde en le pensant selon le vrai. Toutefois, si l’âme stoïque est grande, elle ne connaît pas encore l’homme. Bien plus, elle prend désespérément contre soi le parti de la nature. Cette résignation nous touche sans nous saisir.

Il faut donc opposer ce refus qui fait l’homme grand, face à la nature qui l’ignore. Il faut opposer au règne de l’aveugle nécessité celui de l’homme qui refuse de prendre modèle sur la nature homicide et de traiter son semblable, comme elle le fait, par le mépris. Mais qui prouvera ce pouvoir de l’homme et qui le justifiera ? Car toute l’histoire contredit la raison solitaire. Elle nous offre le constant spectacle de l’oppression et de la guerre qui n’ont certes pas l’innocence des catastrophes naturelles. Elle nous persuade que le mal profond, le mal haïssable vient des hommes et non des choses. Mais cela suffit bien, car qui répand le mal peut seul le conjurer. Or ici point de preuves ; il faut vouloir. Les faits ne parlent pas – ou parlent trop – et les raisonnements sont débiles. Décréter l’homme est un acte du cœur. Ce sublime décret, cette foi inexplicable commande tout.

Esclave et citoyen

Billet n°13 – 15 juin 1959. Version pdf.

Aristote ne justifie honteusement l’esclavage que pour ceux qui ne l’ont point lu. Il dit seulement que si l’esclavage est fondé, il doit l’être sur la nature. Car aucune convention ne saurait autoriser des hommes libres à asservir leurs semblables. Mais dans la nature, certaines choses servent de moyens, comme, par exemple, dans le corps humain les os et les muscles qui n’ont ni conscience ni volonté, mais obéissent aux décisions de l’esprit. Un organe, c’est-à-dire un instrument, ne peut rien vouloir par lui-même, il est fait pour exécuter la tâche qu’on lui commande. Seulement, pour agir sur nos muscles, nous n’avons qu’à vouloir, point n’est besoin de prononcer un ordre, le corps obéit comme s’il ne faisait qu’un avec l’âme. Laissons là ce mystère.

Or l’esclave n’est pas seulement un muscle sans être pourtant un esprit. Il n’est pas inerte comme l’outil car il vit et se meut de lui-même, mais il ne peut inventer ni concevoir, car il n’a pas de pensée propre. Qu’est-il donc ? Ni une chose, ni un animal, ni un homme. Il n’est pas une chose car il agit sur les objets et manie des outils ; il est plus qu’un animal, car il commande aux bœufs et aux chevaux ; il n’est pas tout à fait un homme puisqu’il n’a d’autre volonté que celle de son maître. Qui ne voit là l’image de la société travailleuse ? Pour construire un pont, il faut le concevoir d’abord et le vouloir, puis l’exécuter selon le plan. Or ceux qui pensent et ordonnent, d’une part, et ceux qui exécutent, d’autre part, forment deux classes d’hommes séparées par la nature même des travaux. Car tous ne peuvent être polytechniciens. La vraie différence avec les Anciens, c’est que le polytechnicien travaille aussi. Il reste qu’un esclave est un être qui comprend les ordres parce qu’il a l’usage de la parole, mais qu’il ne peut pas les inventer. D’autres pensent pour lui et se servent de lui comme d’un instrument animé. Comme l’esclave pansait les chevaux, l’ouvrier surveille la machine. Mais je ne vois pas ce qui est changé au fond, sinon que l’industrie scientifique veut plus sûrement que les anciens travaux des exécutants qui ne pensent pas.

Ce qui m’inquiète, c’est moins la servitude du travail, qui tient à sa nature profonde, que l’asservissement du travailleur dans son loisir même. Et pourtant la condition du prolétaire est belle et pure, si l’on veut bien suivre une idée de Comte. Car il ne doit pas penser à économiser ou à investir : il n’a ni l’ambition des capitaines d’industrie ni le souci quotidien des marchands. Son travail n’a pas de lendemain. Cette « sage imprévoyance » est le vrai loisir et la liberté. Or celle-ci lui est encore ravie. Elle est pervertie par les plaisirs mécaniques que verse à profusion l’industrie moderne. Voilà la pire servitude, car elle se fait aimer. Voilà la pire injustice, car ceux-là même qui la subissent ne connaîtront plus la révolte. Il n’y a pire asservissement que celui de l’esprit.

Certes nous avons découvert depuis les Anciens que l’esclave aussi était un homme. Le serf, quoique attaché à la glèbe, était déjà, selon le droit, plus qu’une chose. De nos jours, le travailleur a tous les droits du citoyen, c’est-à-dire qu’il lui appartient de décider ce qui est le meilleur pour la cité. Nous savons aussi que ces droits sont souvent illusoires. Mais au moins la destinée politique des peuples diffère-t-elle des travaux industriels en ce qu’elle n’exige pas la compétence technique et la division du travail. Selon un vieux mythe, les dieux ont donné à tous également le sens de la pudeur et de la justice. Encore faut-il que les hommes puissent demeurer dignes de ce don et se vouloir libres. Demain, la paix. Pour quels hommes ? C’est aussi la question.