liberté

À l'occasion de l'entrée en vigueur du nouveau programme

Ce texte ainsi que Définition des finalités et des objectifs de l'enseignement philosophique qui le reprend en partie, sont l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.

Texte publié dans : 

  • Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, pages 44 sq.

  • L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993, L’enseignement philosophique, pages 92-99 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993



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Exposé de M. l’Inspecteur général Muglioni radiodiffusé le 3 octobre 1974 au cours de la première de la série d’émissions destinées aux professeurs de philosophie et inscrites au programme de l’O.F.R.A.T.E.M.E. pour l’année scolaire 1974-1975. 


Les professeurs de philosophie expérimentent depuis quelques jours, dans toutes les classes terminales des lycées, un programme entièrement rénové. L’an dernier, presque jour pour jour, j’ai présenté les grandes lignes de ce qui n’était encore qu’un projet. Le texte du programme devait paraître au Bulletin Officiel moins d’un mois plus tard et, depuis lors, nous n’avons cessé de multiplier réunions et stages, au cours desquels nous avons pu amplement débattre ensemble des questions soulevées par cette rénovation. Nous aurons donc eu, les uns et les autres, tous les délais de réflexion souhaitable, d’abord pour dégager les principes directeurs du programme en projet, ensuite pour en étudier le texte et en prévoir la mise en œuvre. Pourtant cette réflexion doit se poursuivre : lors des entretiens que nous aurons dans les prochains mois et à l’occasion de rencontres collectives, nous examinerons les questions ou les difficultés que l’entrée en vigueur du nouveau programme peut susciter dans la pratique quotidienne de l’enseignement. C’est donc dans l’intention de préparer ces échanges de vues que je consacrerai cet exposé à ce qui, en ces premiers jours de l’année scolaire, a valeur d’inauguration.

Et, puisque l’inspection générale de philosophie, selon un usage désormais établi, s’adresse, en ce début d’année, à tous les professeurs de philosophie, qu’il me soit permis de dire l’attention que paraît, à nos jeux, mériter la mise en place du nouveau programme. En effet, il ne s’agit plus seulement, cette fois, d’allégement, encore moins d’amputation, mais d’une refonte complète visant à rénover en profondeur et à stimuler l’enseignement philosophique, à lui permettre ainsi de faire la preuve éclatante de sa vitalité, de sa capacité de progrès, de son actualité. Ce faisant, l’enseignement philosophique entend certes qu’il a besoin de dispositions propres à lui garantir, au terme des études secondaires, non seulement une existence de principe (cette institution, notent les Instructions de 1925, n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par les gouvernements hostiles à toute conception libérale), mais encore des conditions d’existence sans lesquelles il ne pourrait pas remplir de façon efficace sa fonction formatrice. Mais cette fonction, il lui appartient – il nous appartient à tous – de la définir, de reconnaître les exigences fondamentales auxquelles elle répond, de dégager les règles sûres de son exercice.

La philosophie vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi d’initiative quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une bonne fois du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel, c’est-à-dire comme institution.

Mais s’il est libre de façon aussi fondamentale, comment l’enseignement philosophique peut-il admettre, voire requérir un programme ? L’obligation d’étudier un certain nombre de notions déterminées et d’œuvres philosophiques choisies dans une liste limitative d’auteurs n’est-elle pas exactement contraire à la liberté reconnue à la réflexion ? La question ne se pose guère aux enseignements scientifiques, par exemple, trop évidemment soumis aux exigences d’une progression régulière dans l’acquisition des connaissances et la pratique des exercices, sans compter la sanction des applications qu’ils sont censés un jour ou l’autre rendre possibles. Il en résulte que les enseignements scientifiques et technologiques, dont la pédagogie n’est pas non plus sans poser des problèmes, sont finalement à l’abri d’extravagances persistantes qui les discréditeraient à coup sûr dans l’opinion. C’est que tout enseignement doit ainsi faire la preuve qu’il est communicable et qu’il peut, par suite, être utile au public. Il ne saurait donc exister, dans l’ordre commun de l’institution, un droit d’enseigner selon sa fantaisie. Ni la spécialisation des compétences, ni les préférences doctrinales, a fortiori l’humeur, ne donnent le droit incontrôlable de subordonner l’enseignement à des convenances personnelles. Un professeur n’est pas non plus chargé (et par qui le serait-il ?) de transmettre un message, de délivrer un témoignage, si authentique soit-il ou si essentiel à ses yeux.

La tentation charismatique est une des plus graves perversions de l’enseignement, car qui se croit une mission trahit sa fonction. Or celle- ci relève d’une déontologie dont l’un des principes est qu’il doit être possible de savoir d’avance ce qui sera enseigné sous couvert soit des mathématiques, soit de l’histoire, soit de la philosophie. Le programme doit donc être, pour ainsi dire, affiché à la porte de la classe et être le même pour tous, comme une charte qui garantit la liberté même.

Nous n’ignorons pas que le nouveau programme, qui a été généralement bien accueilli, a fait plus rarement l’objet de réserves d’ailleurs contradictoires. Les uns le trouvent trop contraignant, d’autres s’inquiètent de ses lacunes ou de ses ambiguïtés. Autoritarisme ou laxisme ? Il faudrait s’entendre. Qui songerait à dicter une philosophie, à supposer qu’il existât une philosophie qu’on pût apprendre, ou encore à prévoir le détail des questions, l’ensemble de leurs implications, l’ordre irréversible de leur étude ? Tout cela relève de l’initiative du professeur, de sa culture et de son style. Un enseignement se construit, une classe se conduit. Inversement, peut-on concevoir un enseignement sans contenu ou dont le contenu serait à la discrétion de chacun, comme s’il n’avait pas besoin d’être reconnu par autrui et de subir ainsi l’épreuve de sa validité ? Une classe n’est pas une chapelle réservée à des rites ésotériques, mais le lieu où se transmet un savoir, s’édifie une culture, se donne une formation. Aucun enseignement ne pourrait durer dans l’arbitraire. C’est pourquoi il est essentiel que les professeurs de philosophie approfondissent en plein accord certains exigences fondamentales et définissent un terrain commun comme assise nécessaire d’une formation. Ces conditions ne sont pas exigibles – tant s’en faut – du seul enseignement philosophique, mais elles s’imposent à lui avec d’autant plus de force que la pensée philosophique elle-même implique des options et des divergences qui, dogmatiquement suivies, contrediraient les fins de l’enseignement.

L’enseignement philosophique a donc pour condition l’ensemble des exigences philosophiques et pédagogiques capables d’accueillir toutes les différences de style et toutes les divergences doctrinales, parce que d’abord elle les fonde.

Quelque discipline qu’il enseigne, un professeur qui accueille ses élèves doit pouvoir compter sur l’acquis de leur formation, un examinateur doit savoir quelles questions il peut poser et quels critères suivent ses jugements. Un nombre croissant de professeurs nous demandent de rédiger des instructions et de donner des directives. Mais des instructions, par exemple, qui renouvelleraient celles de 1925 – et nous pensons qu’en effet elles seraient utiles – supposent elles-mêmes un consensus attestant que l’enseignement philosophique répond effectivement à une exigence d’ordre institutionnel. Et, loin d’être propre à la philosophie, cette difficulté affecte aujourd’hui, à des degrés divers tous les enseignements. Il ne s’agit donc pas de savoir si la philosophie peut ou non s’enseigner, s’il existe une fin de la philosophie etc., autant de problèmes spéculatifs qui certes intéressent, au même titre que d’autres, le philosophe et peuvent faire ainsi l’objet d’un enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu ou la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques, dont le prestige est parfois si encombrant, se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question du programme ; une question, parce que précisément nous avons des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais nous n’avons pas le droit de ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que poursuit l’enseignement philosophique qui intègre justement nos divergences sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie, qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions ; or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction. Et nul n’est obligé de la remplir.

On voit donc que le programme, charte d’un enseignement dont la liberté hors de toute règle cesserait d’être garantie, n’est pas chose futile. En d’autres temps, il fallait inciter certains professeurs à ne pas suivre trop docilement la lettre du programme, c’est-à-dire à faire preuve d’initiative et d’originalité. Aujourd’hui au contraire, on est parfois tenté de rappeler que le programme énonce une diversité de notions entre lesquelles il est exclu de choisir, ou que, si le programme invite à choisir – parmi des auteurs, par exemple – c’est selon des règles qu’il serait ruineux et pour les élèves et pour la communauté enseignante de ne pas suivre. D’ailleurs, le programme lui-même – et c’est peut-être le signe principal de sa nouveauté – comporte en toutes ses déterminations un principe de choix : choix de l’ordre et du groupement des notions par thèmes fondamentaux, choix des questions d’approfondissement et de leur délimitation, choix non seulement des auteurs selon certaines règles destinées à éviter des excès trop évidents, mais des œuvres elles-mêmes dont aucune liste n’est imposée. Allégement, simplification et assouplissement devraient avoir pour effet de rendre à la notion de programme sa valeur et son actualité, puisqu’ils tendent à institutionnaliser et à garantir la liberté.

Mais si le programme propose – assez généreusement, semble-t-il – des choix souples et variés, il ne laisse pas le choix d’enseigner autre chose que la philosophie. Car le nouveau programme de l’enseignement philosophique est, plus résolument que jamais, un programme de philosophie. Il invite à une interrogation radicale sur les fondements et les limites du savoir et sur les fins de l’activité humaine. Sur le plan théorique, la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs ; et surtout en ce que sa recherche ne vise pas à répéter l’argument de validité dont se prévaut le discours scientifique, mais entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée. Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, plus encore de montrer qu’ils font problème et requièrent une justification. En conséquence, toute leçon de philosophie comporte la position d’un problème, l’élucidation des concepts qu’il implique, la recherche, constamment interrogative, d’une solution. Un exposé sans problématique ou dépourvu d’analyse conceptuelle serait absolument étranger à l’enseignement philosophique et contredirait l’idée même de philosophie.

Il est donc souhaitable que le titre de la leçon soit constitué par une notion, une question ou un énoncé explicitement philosophiques. Cette exigence doit être d’autant plus active que le sujet porte sur des concepts ou des contenus qui ne sont pas en eux-mêmes philosophiques, comme c’est le cas notamment en épistémologie. Les élèves, même et surtout ceux des classes scientifiques, manifesteraient peu d’intérêt pour une spéculation sur les sciences qui leur apparaîtrait comme le double emploi inutile et incertain de ce qu’ils pratiquent ailleurs avec une efficacité incontestée. Comment éviter l’écueil ? Le nouveau programme montre clairement qu’il ne peut être question d’une présentation encyclopédique ou d’une simple description méthodologique des sciences enseignées. Sa formulation est, sur ce point, explicite. « Théorie et expérience », par exemple, c’est l’indication d’un problème qui ne peut se traiter au moyen d’informations plus ou moins abrégées ou inexactes. C’est une question dont la signification et l’enjeu philosophiques doivent, dès le départ, apparaître en pleine lumière. Et ce serait proprement impossible sans référence aux grands modèles de pensée qui ont institué cette question. D’où le rôle des textes majeurs, c’est-à-dire de ceux qui comptent parce qu’ils sont des événements dans l’histoire de la pensée. D’où également la liaison nécessaire de questions en apparences particulières avec un thème essentiel comme « la connaissance et la raison », ou avec la notion de vérité qui invite la réflexion à une recherche plus étendue. En suivant fermement cette voie, on ne risque plus de démarquer médiocrement l’enseignement scientifique. Faut-il encore rappeler les ressources de l’histoire des sciences, qui est une conquête philosophique, et la prudence de recourir toujours aux exemples les plus simples sur lesquels – l’histoire de la philosophie en porte témoignage – se sont toujours jouées les questions décisives ? Pour peu qu’ils fassent confiance à leur culture propre, les professeurs de philosophie n’ont pas à craindre d’être inférieurs à leur tâche. C’est à cette culture, en effet, qu’ils doivent d’être en mesure de poser les vrais problèmes. Et il n’est pas de déception en pédagogie pour qui garde le souci de l’essentiel.

Cette constante référence à une culture renouvelée par la fréquentation assidue des grands auteurs permet seule de poser en termes philosophiques les questions qui hantent l’actualité. L’indispensable information, en effet, ne prend sens qu’à la condition d’être appelée par une problématique, sans quoi l’exposé uniforme de la linguistique ou de la psychanalyse, par exemple, n’a plus aucun rapport avec un projet de réflexion. L’implacable sérieux du conformisme tend à soustraire à l’examen critique ce qui en soi fait question et vide ainsi de leur intérêt les sujets les plus passionnants. À qui fera-t-on croire que des élèves puissent se passionner, des semaines ou des mois durant, pour les répétitives tribulations de la libido, sans que jamais soit interrogée une notion, sans que jamais surgisse une question ? Que la notion freudienne d’inconscient entre en conflit avec la conception cartésienne de la conscience, que la psychanalyse confirme ou réfute les analyses platonicienne ou hégélienne du désir, ce sont des questions qui supposent une culture philosophique, faute de quoi la curiosité se perd dans l’anecdote ou s’épuise dans un dogmatisme sommaire. C’est bien ce que nous voulons dire quand nous rappelons que toute leçon, quels qu’en soient le sujet ou l’occasion est une leçon de philosophie. Telle est encore la raison pour laquelle, dans le nouveau programme, les notions sont assemblées selon leurs affinités et rattachées à des thèmes fondamentaux de réflexion. Ces groupements ne sont proposés qu’à titre d’exemples et il suffit que toutes les notions soient finalement examinées, mais le programme invite à former de tels groupements et à en fournir, au cours des analyses, la justification philosophique. Enfin le dernier thème de réflexion proposé : « Anthropologie. Métaphysique. Philosophie » suggère une référence permanente pour l’ensemble du cours et des exercices, même s’il fait l’objet, par ailleurs, d’une étude distincte et explicite. Que ce thème, qui invite à une réflexion d’ensemble sur la signification de la philosophie soit proposé à toutes les classes terminales témoigne, s’il en était besoin, de l’unité d’intention dont le programme s’inspire.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ensemble d’autres aspects du nouveau programme, notamment les questions au choix dont l’étude est inséparable du programme fondamental de notions, et surtout l’étude suivie des œuvres philosophiques, qui est destinée à stimuler la réflexion, à lui fournir à la fois une assise et des modèles. Nous y reviendrons à loisir lors de nos réunions et de nos stages. Mais je voudrais répondre une nouvelle fois au vœu d’un nombre croissant de professeurs qui nous pressent de rappeler fermement les dispositions fixant pour l’oral du baccalauréat le nombre des œuvres présentées et les modalités de leurs choix. Le respect de ces dispositions est essentiel à l’objectivité de l’examen. Des fragments épars, des œuvres mutilées, des textes non philosophiques ou arbitrairement choisis font douter de la culture et de la formation d’un candidat. Il est loisible de puiser aux sources les plus diverses, et là encore le programme sollicite l’initiative ; reste cependant une culture et une formation communes que ne doivent compromettre ni la désinvolture ni la négligence. Par delà les conventions, limites ou lacunes inévitables d’un programme, il est des exigences qui ne sont point arbitraires. Ainsi les auteurs, les œuvres philosophiques dont la fréquentation est essentielle à la formation des élèves en classe terminale sont peu nombreux et, en principe, bien connus. Quant à l’intérêt des élèves, il ne dépend ni de la mode ni de « motivations » éphémères, mais de la sagacité et de la conviction avec lesquelles l’étude est conduite. Aujourd’hui comme hier, les classes heureuses sont celles qui travaillent et se sentent fermement sollicitées par l’exigence philosophique.

J’ai proposé, en ce début d’année, quelques thèmes de réflexion que me paraît appeler l’entrée en vigueur du nouveau programme. Cette réflexion, que nous allons poursuivre, est l’affaire de tous les professeurs de philosophie dont nous connaissons bien les charges souvent lourdes, les difficultés diverses mais réelles, l’inquiétude parfois légitime. Alors que se prépare une réforme et peut-être des changements profonds dont nous ne savons pas encore si les répercussions sur l’enseignement philosophique lui seront dommageables ou bénéfiques, on peut être tenté d’estimer dérisoire l’intérêt porté à un programme dont l’avenir n’est pas assuré. Mais nous n’ignorons rien des risques encourus et nous apportons une attention extrême aux changements annoncés. Il est essentiel que, quels que soient ces changements, l’enseignement philosophique trouve les structures d’accueil qui lui permettront de remplir, avec plus d’efficacité que jamais, sa fonction d’éducation. Nous continuerons naturellement d’informer à ce sujet les professeurs et de les consulter. Mais, quelles que soient les nouvelles formes institutionnelles et les modifications de programme qu’elles pourraient entraîner, les principes directeurs du programme actuel traduisent bien l’orientation de l’enseignement philosophique. Il importe donc d’entreprendre, à l’occasion de sa mise en vigueur, une recherche commune et convergente qui contribue à approfondir le rôle fondamental de la philosophie dans l’éducation. L’intérêt et l’urgence de cette tâche ne peuvent échapper à aucun professeur de philosophie conscient d’appartenir à une communauté garante et de son effort personnel et de sa vocation.


Un philosophe a affirmé : « le caractère d’un homme est son destin ». Qu’en pensez-vous ?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.

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A – Du sens des mots à la position du problème.

1 – ἔθος : désigne ce qui est accoutumé, une manière d’être habituelle, donc soustraite au changement. « Caractère » signifie plus : la marque qu’on imprime à une chose du dehors, par laquelle cette chose se distingue d’une autre. Disons que le caractère est à la fois une disposition familière que nous sentons en nous et la marque propre, le signe extérieur qui nous fait reconnaître. Nous sommes plusieurs et différents les uns des autres, donc distincts selon l’existence et selon la qualité. En somme le caractère est ce qui fait qu’un individu n’est pas un autre.

2 – δαίμων : désigne une divinité, un bon ou mauvais génie qui inspire les actes des mortels. Ce n’est pas exactement le destin que les Grecs appellent Μοῖρα – la Parque – ou la part assignée de chacun, le lot, le sort, ni le fatum des Latins, ce qui est dit, prédit, et doit finalement se réaliser. Toutefois l’affirmation d’Héraclite l’obscur peut signifier que le caractère en chaque homme est l’expression d’une force qui le dépasse et l’utilise.

3 – Nous pouvons donc poser ainsi la question : est-il vrai que mon caractère me prédestine, qu’il détermine d’avance toute la suite de mes pensées et de mes actes, qu’étant mon partage, ma limite, il rend dérisoire toute prétention à la liberté ? Peut-on établir que le caractère n’est pas seulement une manière d’être, de sentir et d’agir – la couleur de l’existence – mais qu’il assigne une destination et impose des fins à poursuivre – le sens de l’existence ?

B – Le concept de caractère n’est pas stable.

Si le caractère est une donnée de nature (je suis coléreux, paresseux ou timide sans l’avoir décidé), il est un fait en moi et qui me constitue malgré moi. Bien plus, les traits de caractère paraissent s’accuser au cours de la vie, comme les traits du visage : on peut donc y voir la force du destin. Or le détail des hypothèses physiologiques ou psychologiques ne change rien à l’essentiel, non plus que la part éventuellement accordée aux circonstances. Il restera que je n’ai pas vraiment d’histoire, si ma vie n’est que le commentaire ou la paraphrase d’une nature que je n’ai pas choisie. De même toute intervention technique qu’on prétendrait tenter du dehors sur le caractère pour le transformer ne changerait en rien les données du problème.

L’examen pouvait prendre plusieurs directions : 

1 – On est timide, coléreux, etc., moins par nature que par convention. Portrait élaboré dans la vie sociale, le caractère répond aux coutumes du langage (« il est menteur », dit-on). Ce n’est plus l’être propre d’un individu, mais le trait commun à plusieurs, une ressemblance, une catégorie (rappelons que la caractérologie est en grande partie une méthode de classement). Le caractère n’est-il pas alors un fait de croyance ? De même que l’oracle se vérifie parce qu’il est cru, je ressemble finalement à l’image qu’on se fait de moi. Faux destin forcé par l’imagination.

2 – Mon caractère est moins une donnée première que la manière personnelle dont j’accueille l’héritage involontaire de ma nature. Dans l’expression « avoir du caractère », celui-ci est l’attribut de la volonté virile et il se distingue du tempérament. Ce débat entre moi et moi-même fait du caractère le résultat d’une histoire. Donc loin de se figer d’avance en un destin, il n’est pas loin d’exprimer une liberté créatrice de vocation et de valeur. 

3 – À l’opposé on retrouve le sens premier du caractère, c’est-à-dire sa permanence, en le regardant comme un arrêt du devenir. Mon caractère n’est-il pas ce qui en moi ne change plus et se refuse désormais au changement ? Il est non seulement mon passé, mais un passé d’autant plus actif qu’il est inconscient. On sait que la psychanalyse explique la répétition morbide de certains actes par un refoulement des tendances qui aurait bloqué l’évolution du moi et suspendu son histoire. Ainsi se comprend l’air de fatalité que prennent les passions et les névroses. Mais cette interprétation nous renvoie d’une part à la pathologie, d’autre part à l’hypothèse de l’inconscient.

4 – Or il peut paraître imprudent de faire du caractère une chose hétérogène à la conscience. Ici encore, caractère et destin peuvent passer pour des faits de croyance, mais cette fois-ci sur le mode intentionnel. Car s’il est vrai que rien d’extérieur ne peut déterminer une conscience, croire au destin, c’est se lier soi-même, c’est laisser choir le fardeau de la liberté. Par suite « mon caractère » n’est qu’une excuse et procède d’une essentielle « mauvaise foi ». Tandis que Molière décrivait des caractères comme autant de types fixés, la littérature contemporaine montre plus volontiers des êtres « engagés » dans des « situations » dans lesquelles ils sauvent ou perdent leur liberté. Cette liberté sans destin (humanité sans nature) est donc à son tour un destin (nous sommes condamnés à être libres).


C – Les principes d’une solution.

1 – Les solutions équivoques consistent soit à nier le caractère, soit à le conjurer par des artifices. N’avons-nous le choix qu’entre un naturalisme sans profondeur et un « humanisme » pour lequel la liberté n’a ni point d’appui ni limite dans la nature ? Faut-il décider entre une nature sans liberté et une liberté sans nature ?

a/ Puis-je nier que le caractère me soit donné, irrévocablement comme l’être physique, que le changer serait devenir autre, cesser d’être soumis à l’individualité ? Héraclite appelait peut-être destin ce partage qui fait de chacun de nous un individu, c’est-à-dire un être déterminé et séparé. Par suite on peut douter que le caractère soit modifiable par une volonté morale ou par des opérations techniques qui profiteraient des failles éventuelles du déterminisme. D’ailleurs, en fait, mon caractère m’est rappelé toutes les fois que j’essaie de m’en délivrer : je ne puis me changer, par exemple cesser d’être irascible ou prodigue, si tel est mon naturel.

b/ Dans ces conditions, je ne suis pas liberté pure ; j’ai une nature que je n’ai pas choisie. La frontière ne passe donc pas entre la « réalité humaine » et le « monde » (notions confuses au sens cartésien), mais à l’intérieur de l’homme, entre la nature et l’esprit. Sans doute le « je pense » se refuse-t-il à figurer dans quoi que ce soit qui appartienne à l’ordre de l’objet. Cela signifie que je ne suis pas le caractère que j’ai ; je ne me reconnais pas en lui, car, en le pensant, je lui fais face et je m’en sépare. Mais n’y a-t-il pas une autre solution que la révolte insensée ou le consentement stoïque ? Peut-on se contenter d’une liberté formelle et spéculative ?

2 – Or je fais l’expérience de ma liberté comme d’un pouvoir positif. Je puis être l’auteur de mes actes et le maître de mes pensées, donc je puis conduire ma propre histoire. Est-ce en contradiction avec la permanence du caractère ? Mais mon caractère ne me donne aucune notion du vrai et du faux, il ne détermine pas mes fins, il ignore les valeurs. Si, par exemple, il ne dépend pas de moi de ne pas être irascible, il dépend encore de moi de mettre mon indignation au service de ce qui vaut la peine. Personne ne confond l’arrivisme avec la force d’une vocation. Le lâche peut devenir prudent, le sceptique circonspect. Ce n’est donc pas le caractère qui change, mais l’usage auquel on le destine. Qu’on relise le Traité des passions de Descartes ou le Traité de Morale de Malebranche pour comprendre comment mon caractère peut demeurer le même au sein d’une histoire qui innove. Il est la substance ou l’étoffe de ma vie, mais il n’en est ni la cause ni la fin. Par lui-même le caractère n’a pas de sens. Matière singulière de mes vertus aussi bien que de mes passions, il prête à ma liberté sa force et sa couleur. Bref, la même nature peut se faire destin ou servir d’appui à la liberté. Ainsi passe-t-on, comme on sait, de la quatrième à la cinquième partie de l’Éthique.

3 – Il n’est donc pas nécessaire de superposer, comme le propose Kant, au « caractère empirique », donnée de la nature, un « caractère intelligible » dont la liberté nécessairement intemporelle condamnerait l’homme à un choix irrémédiable, véritable prédestination dont il porterait de façon paradoxale toute la responsabilité au cours de son histoire temporelle et qui justifierait les remords et les sanctions. Il suffit de rappeler que le caractère est en moi le singulier, la différence, tandis que les valeurs sont universelles. Le courage est toujours le courage, comme voulait Socrate, quels que soient les caractères ou les circonstances. Ma vertu est alors l’expression personnelle d’une valeur commune à tous. On voit donc que le caractère est moins une fatalité que la condition d’exercice de ma liberté. Sans doute l’individualité est-elle en un sens, un destin, mais seul un individu peut être libre. Bref la liberté n’est possible que dans la finitude.



Suggestions bibliographiques

1 – Il est souhaitable de commencer par relire et approfondir les textes fondamentaux qui ont pu faire l’objet d’une réflexion personnelle – sans exclure, sur un tel sujet, les sources littéraires et scientifiques. Par exemple l’idée de destin trouve des développements divers dans la tragédie grecque, chez les stoïciens, chez Hegel, etc. Quant à la notion de caractère, elle doit sa richesse autant à l’empirisme hippocratique et aux études médicales qu’à la caractérologie contemporaine.

2 – Pour donner une base doctrinale à la position aussi bien qu’à la solution du problème, il est utile de faire appel à des textes proprement philosophiques. Qu’il nous suffise de rappeler quelques exemples :

- Descartes, Traité des Passions et Lettres sur la morale (Boivin)

- Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs et Critique de la raison pratique

- Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch III

- Alain, Propos sur l’éducation

- Ricœur, Philosophie de la Volonté (Aubier) p. 333 sq.

3 – Il est prudent de s’informer auprès des travaux contemporains de caractérologie. Nous rappelons les titres suivants :

- Le Senne, Traité de caractérologie

- G. Berger, Caractère et Personnalité (initiation philosophique, P.U.F.)

4 – On ne saurait négliger la conception du caractère qui se dégage des thèses de la psychanalyse. Il est préférable de se reporter directement à l’œuvre de Freud.


N.B. – La citation proposée est empruntée aux fragments d’Héraclite : ἦϑος ἀνϑρώπου δαίµων.

Elle peut donc être rattachée à l’ensemble de la pensée présocratique (cf. Les Penseurs grecs avant Socrate par Voilquin, Garnier). Mais il reste que cette référence ne fait pas partie du sujet et qu’elle peut donc être ignorée.

En lisant Rousseau

Texte publié dans : 

-La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n° 156, octobre 1962 (A l’occasion des deux cents ans de la parution du Contrat social).

-L’École ou le loisir de penser, CNDP, 1993. Lectures philosophiques, pages 256-264 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

-Cahiers philosophiques, n°68, CNDP, octobre 1996.

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993.

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Rousseau fut constamment obscurci par ceux qui, mal instruits dans l’usage des idées, n’ont vu que le petit côté. Je ne dis rien de ses ennemis jurés : ils ne lui pardonneront jamais d’avoir péché contre l’ordre en publiant ce qu’il pensait de l’État et de la religion. Mais les plus séduits par le style, c’est-à-dire par l’homme, ont cru voir en lui un nœud de sentiments contradictoires et impossibles. Ils ont voulu que les Discours n’aient été que l’improvisation d’une âme jeune et tendre, que Julie ait eu pour seule vertu de tirer des larmes, que toute l’œuvre ne soit que confessions et rêveries. Quant aux idées, on s’accorde à les trouver confuses, comme venant d’un homme qui juge d’après son cœur. Et il est vrai que ce qu’on nomme avec mépris l’histoire des idées est mortel aux auteurs qui ont un peu médité leur pensée. Faut-il s’en tenir aux ressemblances formelles, aux influences ou aux suites apparentes, comme si les idées avaient une existence en dehors des esprits et obéissaient à une nécessité extérieure ? En fait, tout ce qui ne trouve pas son sens dans le développement intérieur d’une pensée n’est que hasard. C’est pourquoi les penseurs véritables ont toujours déconcerté les lecteurs frivoles. Ceux-ci ont cru découvrir un Platon réactionnaire, un Descartes travesti, un Nietzsche tortionnaire. Tout lecteur a l’auteur qu’il mérite. Rousseau pour sa part, après deux siècles, est encore à lire.

S’il n’est pas clair en tout c’est faute de croire à la perfection du discours. L’art de raisonner lui est suspect comme à tout esprit jaloux de sa liberté intérieure. Comment nier que la raison nous éclaire et nous donne seule les lumières qui conviennent à l’homme libre ? Mais le raisonnement n’est pas raison : il nous corrompt quand il n’est pas gouverné selon des principes justes, que par sa nature il est impuissant à justifier. C’est pourquoi la doctrine la plus savante dépend toujours d’une vérité immédiate et toute simple, d’une certitude sans preuve qu’on juge d’un coup et qui touche l’âme. Le raisonnement nous fait perdre de vue les principes, le jugement nous y ramène toujours. Ainsi voulaient dire Descartes et Montaigne : aucune pensée libre hors du consentement de soi à soi. Et parce que ce jugement non discursif exprime une certitude en nous, par laquelle la vérité n’est pas une chose extérieure, mais vérité éprouvée, Rousseau préfère l’appeler sentiment. Le cœur ne contredit pas la raison, comme Pascal semble croire, car il a besoin de ses lumières et il les sollicite, mais c’est lui qui donne la force à nos pensées ; il est la racine de toute conviction, et sans lui, nous serions condamnés au scepticisme. Infaillible malgré nos erreurs et la faiblesse naturelle de nos idées, ce guide qu’il nous faut vouloir suivre, et qu’il nous est si aisé de méconnaître, a pour vrai nom conscience. 

Rien n’est donc plus mortel à l’homme qu’une raison corrompue, et pourtant c’est par la raison que Dieu nous éclaire et c’est elle seule qui nous rend libre. Le cœur nous trompe en mille manières, mais il est un accord immédiat de nous à nous, une impulsion secrète qui, avant tout discours, donne vigueur à nos pensées et valeur à nos actions. Rien enfin n’est plus dangereux que l’instinct ni plus éloigné de la raison ; il reste que la raison elle-même a besoin d’un principe, antérieur à tout savoir, qui la gouverne et l’empêche de s’égarer. Rousseau paraît souvent se contredire ou du moins hésiter dans les mots. En fait, il rectifie sans cesse une pensée qui doit trouver son point d’équilibre. Ni la conviction ineffable et sans lumière ni la raison abstraite et toute extérieure ne font l’homme libre, mais la raison ne vaut que par l’impulsion personnelle qui l’anime et, d’une certaine façon, la justifie.

Rousseau, comme on voit, est loin de mépriser la raison, mais il ne cesse de combattre l’abus qu’en font les hommes sans principes. D’une part elle est finie de sa nature, ce que Kant va établir avec la rigueur qu’on sait, et elle nous interdit elle-même de hasarder nos pensées au-delà de ce qu’elle peut étreindre. Est-ce donc la nier que de nous défendre contre ses sophismes, quand, au lieu d’éclairer notre route, ce qu’elle fait sans faillir, elle nous invite à des spéculations qui ne sont pas faites pour elle ? D’autre part la spéculation est sans force sur la conduite. Si la volonté doit être éclairée, la seule connaissance ne peut lui donner l’élan et la direction. La probité d’un homme est sans rapport avec l’étendue de son savoir. Et non seulement la science ne fait pas la bonté, qui relève de la nature, elle ne fait pas non plus la vertu, qui est force et choix volontaire. Il faut être bien naïf pour croire que les lumières rendent l’homme meilleur. D’un tel préjugé une civilisation peut bien périr. Car les sciences nous donnent la maîtrise des choses, mais elles nous laissent esclaves de nous-mêmes. Bien plus, les vertus de la connaissance sont aisément séduites quand la raison dévoyée tombe au pouvoir des passions. Pour nous croire délivrés de la dépendance des choses, nous entrons davantage dans la dépendance des hommes Ainsi doit-on juger ce que des esprits sans rigueur ont appelé progrès. Il faut être bien imprudent pour proposer à l’humanité un avenir aussi incertain, et bien sceptique pour ne pas voir dans le présent même l’unique racine de ses vertus.

Mais il est une certitude première, sans laquelle le doute s’empare de l’âme et la livre aux passions. Aucune spéculation ne peut la donner. Au contraire, tout savoir est vain ou plein de périls s’il est séparé de la conscience. Or la conscience n’est pas par elle-même une connaissance, mais une impulsion, un principe d’action. Elle ne nous représente pas des objets, mais elle nous gouverne et nous oblige. La certitude première n’est donc pas spéculative, mais pratique. Cette primauté de l’action sur la connaissance, de la moralité sur la spéculation, Kant la mettra au cœur de la philosophie. Mais, en un sens, Rousseau est allé plus loin encore. Car au lieu de séparer simplement l’action de la connaissance, il montre qu’aucune connaissance n’est possible si elle ne s’appuie sur une certitude morale. Et c’est à condition de reposer déjà sur un principe pratique que la connaissance a de l’influence sur la volonté. Tous les sens du mot conscience se trouvent ainsi rassemblés dans le sens primitif : la conscience est morale ou n’est rien. L’amour de l’ordre et du beau peut être plus ou moins éclairé par la raison, plus ou moins cultivé ; mais « un cœur droit, écrit Rousseau, est le premier organe de la vérité ». 

Cette idée est impénétrable à qui ne voit pas qu’elle anticipe, sans théorie préalable de la connaissance, sur la distinction kantienne de la raison spéculative et de la raison pratique. Le devoir est au-dessus du savoir et il fait toute la valeur de l’homme. Mais il y a plus : la raison elle-même n’est saine que si elle trouve dans le sentiment son inspiration profonde. Renversement paradoxal en apparence, mais qui rétablit l’ordre vrai : il n’y a d’infaillibilité que morale, et ce n’est pas l’entendement, mais la liberté qui fait l’homme. Or cette liberté s’exprime sous la forme immédiate du sentiment. Le concept discursif, le mode abstrait de la loi en seront le développement, non le principe. Il est donc assez clair que le sentiment n’est pas un penchant particulier, un simple fait de notre nature psychologique, mais la force qui nous libère des passions et nous élève d’une certaine manière au-dessus de la nature. En somme, bien conduire sa raison suppose une attitude morale, une direction du cœur dont dépend tout notre bien. C’est cette impulsion morale, distincte des inclinaisons et des penchants particuliers, que Rousseau nomme sentiment ou conscience.

« La vérité que j’aime, dit-il, n’est point tant métaphysique que morale. » Il faut certes croire qu’il y a un Dieu et que notre destinée a une signification religieuse, mais l’important est de nous connaître nous-mêmes et de comprendre comment notre volonté peut être librement conforme à l’ordre. Or nous ne sommes capables de vérité et de vertu que si nos dispositions natives portent en quelque sorte le signe de Dieu. La bonté naturelle de l’homme n’empêche pas qu’il puisse faire le mal ; elle ne signifie pas qu’il lui soit permis de déserter la vie sociale pour retourner à l’innocence primitive, mais plutôt que la nature en nous n’est jamais corrompue au point de nous détourner irrémédiablement du bien. La nature n’est point opposée à la grâce, mais elle en est, au contraire, l’expression constante. Nul péché originel, nulle damnation ne fait dépendre notre salut d’une humiliation de la nature et de la soumission à un principe étranger à nous. La conscience n’est rien que la conscience de soi et l’amour n’est rien qu’amour de soi ; mais en nous, c’est-à-dire dans la nature, nous avons le choix entre le bien-être et la beauté morale, le corps et l’âme. C’est parce que le conflit est intérieur à sa propre nature que l’homme peut le résoudre, par ses seules forces, au profit de la liberté. L’appel à la conscience est donc inséparable d’une religion naturelle.

Il faut dire à l’homme qu’il est bon en dépit de toutes les apparences contraires, car c’est lui faire croire qu’il peut attendre tous les secours de sa propre nature et c’est l’exhorter à faire usage de ses facultés. Qui donc peut regretter autrement qu’en paroles l’état primitif où les hommes sont stupides et bornés ? Sans doute peut-on rêver à l’innocence perdue, puisque la vie sociale et l’histoire nous ont à jamais arrachés aux conditions idéales du bonheur. Le sauvage, en effet, n’a pour se conduire que l’instinct qui l’attache à lui-même et la pitié que lui inspire la souffrance d’autrui, mais, ignorant le lien social, il n’a pas l’usage de la raison. La seule dépendance des choses à laquelle il se soumet spontanément est la garantie d’une liberté sauvage qui s’épanouit dans la solitude. L’état de nature est donc conforme aux conditions du bonheur. Car pour être heureux, si du moins les circonstances extérieures sont favorables, l’instinct suffit. Avant Kant, Rousseau dénonce le sophisme répandu par les rhéteurs du siècle qui mettent dans le progrès des lumières la condition du bonheur. Or si l’on suppose une providence, c’est-à-dire une finalité dans la nature, la raison paraît superflue et beaucoup moins capable que l’instinct de nous rendre heureux. Le développement de la raison accroît nos besoins au-delà de nos forces et suscite les passions dont le sauvage est exempt. Enfin la raison nous introduit dans la sphère de la moralité, c’est-à-dire du devoir et de la faute, dans laquelle notre bien-être a cessé d’être tout notre bien.

Il en résulte que si la vie sauvage, dépourvue de vices et de passions, a la vocation du bonheur, elle n’est l’inspiratrice d’aucun droit et d’aucune vertu. Il n’est pas de droit naturel, si l’on entend par là un droit issu de l’état de nature, les hommes s’associant, par exemple, pour résoudre le conflit de leurs intérêts et rétablir le bien-être compromis. L’utilité ne peut provoquer que des associations éphémères et un droit contingent. Quand l’échange des services n’est réglé que sur le besoin, il n’est pas réglé du tout. Je ne suis jamais sûr d’être payé de retour et il est souvent plus profitable de faire le mal que le bien. La réciprocité des services ne peut donc naître, dans l’état de nature, du seul besoin, car elle suppose elle-même une première convention. Et comme la dépendance des choses suffit à définir la vie sauvage, on ne voit pas comment elle pourrait engendrer le droit. Or la société entraîne la dépendance des hommes comme une conséquence presque fatale. Au lieu de se soumettre aux choses comme l’y poussait son instinct, l’homme désormais capable de prévision et de calcul cherche à se soumettre son semblable. L’homme sauvage, dit Rousseau, est « privé de toute sorte de lumière » et « borné au seul instinct, il est nul, il est bête » ; car, « privé du secours de son semblable... et réduit en toutes choses à la marche de ses propres idées, (il) fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la raison. » L’homme social, au contraire, a rompu l’équilibre naturel entre son appétit et sa force ; sa connaissance accroît ses besoins ; la dépendance d’autrui lui inspire des passions. Son cœur se déprave, parce que, n’obéissant plus au seul instinct, il a perdu sa belle innocence. Énervé par la connaissance, détourné de sa fin naturelle, l’instinct lui-même est devenu suspect. Car au lieu de se limiter à la conservation de l’être, il pousse alors les hommes à s’opprimer mutuellement. Non seulement l’homme asservit son semblable, il est plus encore esclave de lui-même.

Donc le genre humain serait perdu irrémédiablement si la conscience ne redressait la raison corrompue et ne lui fournissait la règle de son bon usage. Car la société ne déprave pas l’homme jusqu’à détruire ses facultés naturelles ; même, en un sens, elle leur donne occasion de se développer. Enfermé dans la solitude, le sauvage n’a nul besoin de justice ; la moralité ne le concerne pas et il n’a pas de passions. Mais ayant perdu cette unité primitive du pur vécu, il dépend de nous désormais de céder à nos appétits ou de suivre la justice. Notre liberté s’en trouve toute changée. Jusqu’ici elle était seulement négative : la nature nous préservait d’éprouver comme une contrainte notre soumission aux choses, car nos facultés n’excédaient jamais nos besoins ; et nous ignorions la dépendance des hommes. Mais, depuis que nous avons l’usage de la raison, nous nous trouvons devant l’alternative du bien et du mal. Cette liberté est positive et nous avons désormais le mérite de notre choix. L’homme social, qui ne fait qu’un seul être avec l’homme raisonnable, est pleinement responsable ; il dépend de lui de reconquérir l’équilibre perdu et de rétablir la paix avec soi qu’il a rompue en cessant de se confier à l’instinct. Il lui importe donc de retrouver, dans l’état civil, une pureté de mœurs si naturelle au sauvage. Mais, cette fois, il devient à lui-même sa propre providence : sa moralité fait sa valeur car sa liberté est sa victoire.

En entrant dans la vie sociale et dans l’histoire, nous perdons beaucoup en un sens. Nous perdons l’innocence. Nous cessons d’être confiés à la nature et d’obéir sans pensée à ses lois. Nous sacrifions ce bonheur immédiat qui appartient au pur instinct. Car l’homme commence d’être malheureux quand il se mêle de penser et de connaître son semblable. Alors il désobéit à la nature et cesse de coïncider avec soi. Ce progrès, c’est-à-dire ce déséquilibre, il doit le payer d’un effort personnel, puisque sa vie n’est plus désormais réglée de l’intérieur par la nature. Le progrès, c’est le risque du mal. C’est par le progrès que le mal vient au monde. L’histoire est comme une tentation et une aventure. Mais l’homme ne perd pas tout pour avoir connu la tentation et l’histoire n’est pas une damnation éternelle. Seulement, hors de l’état naturel, l’instinct ne lui suffit plus et il ne peut plus refuser l’usage des idées. L’avènement de la raison est donc irréversible. Certes, ce que Rousseau appelle conscience est encore instinct, c’est-à-dire impulsion immédiate, mais au lieu d’être au service du seul appétit comme il suffisait dans l’état de nature, il tourne nos regards désormais vers l’ordre et la beauté que seule la raison peut éclairer. La conscience est donc ce qui en nous force la raison à être pratique et à concevoir des lois pour notre conduite. Une fois rompu l’équilibre originel, c’est le meilleur de notre nature qui nous invite à régler nos mœurs sur des conventions.

Or une convention prise en ce sens n’a rien de commun avec un artifice de langage, ou un expédient recommandé de façon facultative par la commodité des besoins. L’idée de convention est souvent liée au souci de l’utile ; on a dit, par exemple, que si les principes des mathématiques se réduisaient à des conventions, cette science n’était plus qu’une langue bien faite, tout au plus une technique. Il faut donc retrouver l’idée forte : convenir, venir ensemble, conclure un accord entre esprits. Une convention ne peut être nouée qu’entre des êtres raisonnables, c’est-à-dire des êtres capables de se conduire selon des principes universels et de se communiquer selon ces mêmes principes. Une convention suppose ce que la nature exclut, la fidélité volontaire et libre à une loi que n’impose pas la nécessité des choses. Par exemple, la faim pousse l’animal à se nourrir, mais ici l’action dépend de l’impulsion et s’éteint avec elle. La force des besoins ne crée pas une seule loi. C’est assez prouver que la société humaine ne peut se fonder sur des principes hypothétiques. Ou bien l’État repose sur des bases absolument rationnelles, ou bien il n’existe pas. On peut concevoir un agrégat d’individus passagèrement rassemblés par l’utilité, mais une association permanente suppose des principes qu’on ne puisse contester. La société ne dérive donc pas de la nature et la sociabilité va de pair avec la rationalité. Allons plus loin : toute doctrine est comme on dit, réactionnaire qui, prétendant tirer la société de la nature, met l’instinct au-dessus de la loi rationnelle ou instituée, pour conclure au mépris des conventions.

Rousseau égale ici la rigueur platonicienne et, dans le troisième chapitre du Contrat, on croit deviner l’ombre inquiétante de Calliclès ou celle de Thrasymaque. Ce défi de la force n’est pas sans grandeur, car il est beau d’espérer la force et de croire qu’on la gardera. Il est même un mérite de la force qui se nomme audace, risque, courage, et qui fait dire que l’esclave aussi en un sens, a choisi. Il est même une générosité de la force qui fait espérer de l’acquérir et d’être à son tour victorieux. C’est bien pourquoi la force, comme l’adresse et la ruse, est célébrée dans les jeux. Mais les jeux sont tous de convention : l’emploi de la force y est décidé et réglé. Calliclès l’a bien compris, qui se déchaîne contre la loi ; il n’y voit qu’une convention sans valeur, destinée précisément à ruiner les valeurs qui surgissent de la nature. La force seule fait droit, car elle est quelque chose, et très reconnaissable, ajoute Pascal. Et surtout si la force est reconnue comme seul principe, l’homme retrouve son unité, il est en paix avec lui-même. Tel est le rêve d’un état de nature dans lequel les hommes établiraient leurs rapports sans l’intermédiaire de lois artificielles et extérieures, par la seule force des individus, car la valeur y serait immédiatement sanctionnée par la domination, la faiblesse par la dépendance, la servitude et la mort ; comme si l’état de société, par la simple communication des hommes entre eux, n’imposait pas d’autre loi que la loi naturelle qui préside au jeu des forces. Mais s’il y a une logique de la force, il faut aller jusqu’au bout de cette logique, comme l’implacable Darwin ; car en biologiste il purifie la force, il la réduit à sa seule force, au lieu de lui porter secours à la manière des politiques. Dire que le plus fort fait la loi, ce n’est désigner personne pour régner tout à l’heure. On verra bien qui alors sera le plus fort. La sélection naturelle est un régime instable qui ne reconnaît aucune infaillibilité et rend vaine toute adoration, si le plus fort doit faire la preuve au moment même. Et il faudra bien que le vainqueur rende la coupe, s’il est vaincu à son tour. Mais dans les jeux, le vaincu garde ses chances pour une autre partie ; dans l’état de nature, il est définitivement exclu du concours.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître » : ce jugement en forme d’attaque ruine d’un coup tout le réalisme politique. Car il dit trop la faiblesse de la force et qu’en voulant garantir son avenir elle se trahit elle-même. Dans le présent, même le plus fort ne peut pas régner sur tous s’il n’inspire pas la crainte, qui n’est déjà plus une puissance physique, et s’il ne fait pas croire à sa légitimité. Le prétendu règne de la force repose donc, en fin de compte, sur l’opinion. On voit pourquoi Socrate retrouvait Calliclès dans le même camp que Gorgias. La tyrannie ne va pas sans rhétorique et toute politique se résout finalement en paroles. Car la force seule est sans mystère ; elle ne prouve qu’elle-même et encore ne le prouve-t-elle qu’au moment où elle agit. Les physiciens enseignent qu’elle ne se connaît pas en elle-même comme une puissance existant en soi, mais se reconnaît à ses seuls effets réels. Cette pure mécanique ruine le prestige de la force parce qu’elle tempère l’imagination et ramène les paroles à leur vrai sens. Bien percevoir les choses est la première tâche d’Émile, s’il doit être juste et bon citoyen.

Mais la force n’est pas seulement faible parce qu’elle peut toujours être surmontée par une autre ; elle est surtout sans force devant le jugement. Aucune moralité ne peut résulter de ses effets, car si la force contraint assez, jamais elle n’oblige. Que prouvent cent bataillons, sinon qu’ils peuvent détruire une ville, ruiner une province et faire tout le mal qu’on voudra ? Mais ils ne prouvent rien de plus que la foudre ou le tremblement de terre ; ils font partie des choses extérieures et rentrent dans l’indifférence du monde. Or l’homme écrasé est encore un témoin et un juge. Cette supériorité de vigile que l’homme a sur l’univers consiste-t-elle seulement, comme semble dire Pascal, à avoir conscience ? L’homme de Rousseau a davantage, il a une conscience car il se dresse devant la force irréfutable. C’est ici qu’il faut savoir se passer de preuve et reconnaître une certitude qui n’est pas de l’ordre du monde. Nul ne peut prouver que l’esprit n’est pas rien, mais nul non plus n’est tenu de juger ou de discourir. L’état de nature est donc bien loin derrière nous, et si la force aveugle nous invite à la servitude, nous ne sommes plus libres désormais de lui céder innocemment. 

A la manière de Platon, Rousseau retourne donc par une question le jeu de l’empirisme : qu’est-ce que cela prouve ? Toute l’histoire est à juger en une fois, car nul événement n’impose l’adhésion à l’esprit libre. L’utopie du progrès comme le réalisme politique n’est qu’adoration de la force. Ce qui a lieu ne crée aucun droit. L’esprit seul sait tracer le droit, je veux dire l’esprit géomètre qui ne prend pas modèle sur le monde, mais ne croit fermement qu’à ce qu’il peut penser sans secours. D’où cette pure logique du droit, qu’aucune expérience n’émeut jamais, et qui conclut toujours à l’égalité. Ce droit n’est sans doute qu’une forme abstraite, mais c’est la forme à travers laquelle la liberté s’exprime et se découvre. D’où encore cette passion qui traverse la critique lucide et qui est la force même de la liberté, si peu croyable aux esprits positifs. Le scepticisme est vaincu, sans aucune preuve, par l’acte d’une liberté qui ne s’appuie sur rien, ne concède rien et ne tire son autorité d’aucun compromis avec le monde. Ce dénuement volontaire, cette solitude du jugement font ensemble la dignité de l’homme et la raison du droit.

Qu’on ne discute donc pas des faits, puisque ce n’est pas de ce côté qu’on trouvera les fondements indestructibles de la société politique. Il serait aussi vain d’opposer à la réalité observable un modèle imaginaire et arbitraire. L’utopie n’est pas si éloignée du réalisme, puisqu’elle représente les choses comme on souhaite qu’elles soient, au lieu d’éclairer les principes. Rousseau laisse donc l’observation et la conjecture pour se demander ce que peut bien signifier une société humaine. Sa méthode est semblable à celle de Platon, dont on sait qu’il ne prêche nullement une utopie, mais dégage les conditions a priori sans lesquelles l’État ne réalise pas son essence, c’est-à-dire n’est pas vraiment l’État. Elle prépare celle de Kant, qui défendra contre tout mélange le principe de la moralité et du droit, jusqu’à faire voir dans la paix perpétuelle la loi a priori devant régir, quoi qu’il arrive, les rapports entre les nations.

Du contrat social est un titre trompeur si l’on songe aux contrats révocables que font souvent les hommes à l’intérieur de la société. Ces actes temporaires créent des associations particulières ; ils n’ont pour mobile que l’utilité privée, même collective, et ils ne peuvent survivre aux circonstances qui les ont suscités. Surtout, ils supposent l’état social qui force à respecter les engagements pris et à être juste, mais ils ne le créent point. Ce qui range Rousseau parmi les plus purs philosophes, c’est qu’il cherche à découvrir l’origine radicale du lien social sans s’embarrasser des apparences historiques. Il est clair, par exemple, qu’entre le maître et l’esclave, il n’y a point société, puisque malgré l’existence des lois qui régissent l’esclavage, l’état de guerre entre eux n’est nullement aboli ; leur rapport demeure un rapport de force. La preuve en est que si l’esclave désobéit et se révolte, il ne rompt aucun lien de droit. Un tel lien suppose l’adhésion d’êtres raisonnables et libres. Ainsi donc, lorsqu’un homme ou plusieurs hommes imposent leur loi à d’autres hommes, quelle que soit la rigueur des textes et la constance relative des rapports humains, il n’existe pas entre eux de société au sens propre du mot. Comme il n’y a pas de consentement forcé, l’état civil ne peut organiser la dépendance des hommes mais seulement leur liberté. Qu’on ne s’étonne pas s’il est sans cesse contredit par les lois écrites et par les mœurs. Mais s’il est clairement défini, voilà le modèle qui sert à confondre toutes les tyrannies et toutes les usurpations.

Il faut savoir par cœur le chapitre « De l’état civil », page unique qui met sous les yeux de l’esprit la vérité pure cent et cent fois contredite par les politiques de tous les temps. En passant de l’état de nature à l’état civil, l’homme est changé, ou plutôt il est né une seconde fois. Sans doute a-t-il perdu l’innocence des premiers âges, mais, loin d’être une qualité humaine, elle n’était que l’état d’un animal stupide et borné. Nature et société s’opposent comme l’animal et l’homme, l’instinct et l’intelligence. Le propre de l’homme est d’être assez libre à l’égard de ses besoins pour pouvoir se gouverner d’après des principes. Il ne peut donc plus céder aux mouvements obscurs de l’instinct sans être responsable de sa sujétion. Et telle est bien la servitude des passions qu’elle est jugée par nous comme une faute dans laquelle nous sommes tombés. L’état civil change donc tout l’homme, puisque l’appétit n’a plus désormais le même sens. Il était l’instrument de la liberté naturelle, et maintenant il n’est plus qu’une force étrangère et subie, que l’homme peut bien faire sienne, il est vrai, mais en la gouvernant. L’animal n’est qu’un corps soumis aux lois naturelles, tandis que l’homme, par un renversement sans exemple dans la nature, s’il ne peut se défendre d’avoir des penchants, possède du moins le pouvoir d’échapper à leur emprise et de se régler sur des principes qu’il conçoit lui-même. Disons donc que la raison fait l’homme, car elle lui permet d’exercer ses facultés au-delà des bornes que lui assignait l’instinct. Elle le rend perfectible parce qu’elle le rend libre. Ses pensées désormais prennent leur vol ; ses sentiments mêmes, qui puisent leur substance dans la nature, acquièrent de la noblesse, et l’homme tout entier accède à une dignité inconnue des choses. Ainsi sommes-nous à jamais arrachés à l’état de nature. Et si l’homme pensait vraiment à sa condition, il célébrerait sans relâche l’instant heureux de cette naissance, qui est l’origine vraie de l’homme. Car la liberté crée l’homme sans retour. Mais en même temps, l’assujettissement aux passions, loin de le rendre à l’état de nature, le dégrade au-dessous des bêtes. La même cause, qui fait l’homme intelligent et libre, l’invite à la violence et à l’injustice. L’état civil n’est donc pas un don gratuit de la nature, mais il est une conquête de l’homme et il ne peut se conserver que par un combat sans fin.

La société vraie est donc un acte volontaire par lequel l’homme sort en quelque sorte de lui-même pour se régler sur le droit. La liberté naturelle n’est qu’indépendance à l’égard d’autrui ; elle n’est rien d’autre que l’impulsion physique qui, gouvernant l’animal du dedans, le dispense d’obéir et de connaître des devoirs. Dans l’état civil, au contraire, l’homme n’existe plus que par l’idée d’avoir des semblables et de pouvoir communiquer avec eux selon une règle universelle. La société n’est donc qu’une même chose avec la raison, et l’homme qui, jusqu’ici, n’avait regardé que lui-même, dit Rousseau, se voit forcé d’agir sur d’autres principes. La justice lui est une idée extérieure en un sens, puisqu’il doit se la représenter d’abord et la concevoir comme la loi de tous. Mais, en un autre sens, elle ne lui est dictée par personne et aucune force au monde ne peut le contraindre à obéir. C’est pourquoi celui-là seul est libre qui se soumet lui-même à une loi. « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Belle pensée pour un traité politique. Socrate demandait si le gouvernant n’avait qu’à gouverner les autres et non pas soi d’abord. Car faire ce qui plaît n’est pas faire ce qu’on veut, mais suivre l’humeur bientôt regrettée ; et le tyran est toujours le moins libre des hommes. Le gouvernement de soi, que Kant appellera autonomie, est donc aussi la condition d’un État libre.

Toute l’idée de civilisation tient dans cette pensée. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme civilisé sinon celui qui reconnaît une loi valable pour tous et qui, se réglant sur elle, satisfait sa raison ? La barbarie est un retour violent à l’impulsion physique. Mais cette régression ne nous rend pas à l’innocence dont la nature est parée. Car on cède à l’appétit au lieu d’obéir à la loi. Être raisonnable n’est donc pas s’abandonner à l’appétit de vivre, mais se donner une règle de vie. La mort de Socrate le prouve assez, d’une éloquence sans parole. Et si l’on suit un peu cette pensée, on trouve que les sentiments les plus profonds naissent d’une règle acceptée. On ne fait pas des sentiments avec des impulsions et l’amour le plus vrai est celui qui conquiert sa fidélité. De cette idée si méprisée des psychologues, La Nouvelle Héloïse est le meilleur commentaire.

Le citoyen n’a donc pas à être un autre homme que l’homme privé. Il est fait des mêmes vertus. La volonté générale n’est pas davantage un compromis des intérêts particuliers que la conscience personnelle n’est une somme de penchants. Une loi n’est véritablement une loi que si elle est universelle, c’est-à-dire n’appartient à personne. Car « il n’y a point de liberté sans lois ni où quelqu’un est au-dessus des lois » ; et Rousseau poursuit dans ses Lettres écrites de la Montagne : « La liberté suit le sort des lois, elle règne ou périt avec elles. » La dépendance de l’homme à l’homme détruit donc l’état civil comme l’assujettissement aux passions corrompt la raison individuelle. Cette pensée juridique peut inspirer des sentiments véritables, mais elle est assez prévenue, par sa difficulté même, contre l’improvisation sentimentale des habiles politiques. Rousseau est donc cet homme-là qui conduit par ordre ses pensées et nous convie au carême de la méditation. Qu’il ait aimé en lui l’enfance et la poésie spontanée de cet âge, qu’il n’ait cessé d’éprouver la force des impulsions dont sa nature était prodigue, c’est en quoi beaucoup se sont reconnus. Aussi n’accablons pas les lecteurs de Jean-Jacques.