courage

Discours de clôture du colloque "Jean Cavaillès, philosophe, résistant"

Ce texte a été prononcé par Jacques Muglioni en clôture du Colloque « Jean Cavaillès, philosophe, résistant » qui s’est déroulé en septembre 1984 à Amiens. Les actes de ce colloque ont été publiés en septembre 1985 par le Centre Régional de Documentation Pédagogique d’Amiens.

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Je vous remercie d’avoir pris part à ce colloque, singulièrement ceux d'entre vous qui, à des titres différents, ont contribué à rendre aujourd'hui présentes, de Jean Cavaillès, la pensée et la vie. 

Des communications savantes, d'ardents témoignages, nous ont invités à nous instruire et à méditer. Je salue avec déférence les personnalités présentes : Madame Ferrières et les camarades de combat de Jean Cavaillès, les professeurs éminents qui ont bien voulu s'associer à cet hommage. 

Nous exprimons enfin notre gratitude aux organisateurs très vigilants auxquels nous devons l'initiative de cette journée, sa préparation, la mise au point de l'exposition, sans oublier M. le Directeur de cet établissement et l'académie d'Amiens.

Nous sommes ici réunis parce qu’il y a quarante-huit ans Jean Cavaillès fut nommé professeur au lycée d'Amiens. C'était l'époque où un jeune professeur de philosophie sortant de l'École normale supérieure, où il avait été agrégé-répétiteur, ne trouvait pas humiliant d'expliquer Le Cid dans une classe de troisième. Une nomination administrative est souvent reçue comme une sentence d'exil. Mais, quelles que fussent alors l'originalité de ses travaux et l'impatience de sa vocation, Cavaillès n'était pas de ceux qui s'imaginent que l’esprit souffle seulement sur des lieux privilégiés. Là où le sort le place il lui appartient de reconnaître et ses tâches et ses biens. On sait que, tout compte fait, ses élèves et la cathédrale ont assez justifié à ses yeux deux années passées à Amiens.

Pour l’homme dont nous célébrons la mémoire, lucidité et résolution étaient une même vertu. C'est, en effet, le courage de l'esprit, âme de tout courage vrai, qui délivre de l'irrésolution ou de la fausse prudence conseillant toujours d'attendre les lendemains, voire les surlendemains pour mieux savoir à quoi s'en tenir sur les forces en jeu, les fins poursuivies, les complicités volontaires ou non. Pour juger et prendre position, nul besoin d'un délai dont on feint d'escompter des documents décisifs, des preuves, des révélations, pour découvrir à la fin, par le spectacle aveuglant du pire, que la cause qu'on avait embrassée, ou seulement tolérée par faiblesse, n'était pas la bonne. Quelles qu'en soient les formes historiques, violentes ou discrètes, scandaleuses ou dérisoires, le souci d’adaptation, qui sous l'occupation s’appelait collaboration, est le mal qui guette à tout moment la conscience politique. Il est une façon de se croire raisonnable qui écarte comme folie toute idée de résistance. 

On a dit qu'il y a de nos jours peu d'hommes à se tenir seuls dans une opinion que la foule abandonne. Au vrai sens, on ne combat donc pas pour être libre, mais parce qu'on l'est déjà. Cette liberté toutefois n'est pas celle, illusoire, qui pourrait aussi bien porter à faire le contraire de ce qu'on fait, ou même à ne rien faire ; elle est la conscience d'une nécessité à laquelle la volonté, identique à l'entendement, cherche à s'égaler. On ne sert pas une grande cause comme on choisit un parti, parce qu'en réalité on ne choisit pas. Cavaillès, nous le savons, voulait se regarder lui-même comme exécutant.

L'exigence intellectuelle de rigueur n'a pas de domaine de prédilection. Et ce n'est certainement pas en mathématiques, où l'on en trouve pourtant le modèle, que cette vertu est le plus difficile à pratiquer, mais plutôt dans le désordre apparent du monde, quand il y a quelque mérite à garder les yeux ouverts. Parmi les philosophes de l’entre-deux-guerres, il y en eut certes quelques-uns qui n'ont pas succombé à l’adoration du fait ni changé leurs pensées d'après l'événement pour mieux pousser à la roue. C'est le cas de Léon Brunschvicg qui écrivait en 1937 : « Le monde aurait été sauvé plus d'une fois si la qualité des âmes pouvait dispenser de la qualité des idées ». Et précisait : « Il est sans doute à regretter, il n'est assurément pas à méconnaître, que la première vertu soit d'ordre strictement intellectuel, qu'elle consiste à surmonter l'orgueil dogmatique d’où procèdent les privilèges imaginaires d'une personne ou d'un peuple, d'un culte ou d'une génération ». Les étudiants de philosophie, ceux du moins qui à l'époque entendaient l'avertissement, savaient bien que, si l'on peut certes concevoir la fin de la philosophie, c'est comme fin non pas spéculative mais historique, lorsque disparaît d'un monde voué au délire idéologique et à l'irrationnel l'idée même d'une pensée libre.

Cavaillès, pour sa part, ne s’est pas contenté de préserver sa liberté intellectuelle, comme si l'histoire était toujours celle des autres et le seul monde existant celui de ses chères études. Devant ses camarades détenus comme lui par le régime de Vichy, il évoquait Descartes traversant l'Elbe et ajoutait : « Il faut toujours savoir tirer l'épée ». Mais qu'il ait retrouvé en spinoziste l‘unité substantielle de la pensée et de l'action, c'est l'aventure singulière dont tout ce qu'on peut comprendre a été une fois dit et écrit.

La cause qu'il défendait aurait perdu pour Cavaillès toute signification s'il s'était agi de préserver un particularisme, de perpétuer un passé historique plus ou moins imaginaire, et de contribuer ainsi au morcellement du monde. Quarante ans après la chute du nazisme, la haine de l'universel et de la raison se retrouve dans les anti-philosophies qui subordonnent l'humanité aux catégories de la différence et de la division. Un spinoziste ne se bat pas pour des frontières, pour revendiquer ce qui le sépare du tout, – fausse affirmation, négatrice de l'universel dont l'avenir pourtant, dans les périodes les plus sombres de l'histoire, dépend de la force individuelle de quelques-uns. Encore faut-il préciser que, dans l'adversité absolue, celui qui relève ainsi le défi et se mesure avec la mort sait ne pouvoir compter ni sur la compréhension des journalistes, ni sur la mauvaise conscience des gouvernements, comme tant d'autres le peuvent en des temps moins héroïques. L'héroïsme, comme la philosophie, ne tolère pas les imitations.

On n'épouse pas l'événement : on lui donne une suite ou on le combat. Mais on se trompe souvent sur l'événement. Pour nous aujourd'hui, l'événement, ce ne fut pas seulement l'occupation allemande, massive et, en apparence alors, durable, mais aussi, dans la nuit de l'histoire, le combat solitaire de Cavaillès. Il appartient aux vivants de décider sans attendre ce qui, pour les générations suivantes, sera l'événement réel. On regrettera donc qu'une certaine façon d'écrire l'histoire laisse souvent enfouie l'histoire effectivement vécue et réellement faite. On peut, en effet, avoir traversé, même obscurément, plus d’un demi-siècle de tumultes, sans retrouver trace, du moins dans les récits ou commentaires offerts à la jeunesse, de ce qu'on a pu savoir, de ce qu'on a pu prévoir, de ce qu'on a pu vouloir. L’histoire n’est une école de lucidité qu'à la condition de ne pas cacher qu'il y eut des moments décisifs où l'on pouvait vraiment savoir ce qui était arrivé, ce qui allait arriver et, par conséquent, ce qu'il fallait faire. Il n'y a d’aveuglement que par rapport à quelque vigilance. C'est seulement si l'un et l'autre sont également consignés et exposés que l'histoire est digne d'un enseignement et peut servir à quelque chose.


Jacques Muglioni

lundi 17 septembre 1984

Violence !

Billet n°19 – 21 février 1958. Version pdf.

Il ne faut pas jurer que l'on n'emploiera jamais la force, non pas parce qu'on peut manquer de courage, mais parce que le serment n'aurait pas de sens. La force est en nous et autour de nous. Qui se souhaite sans force et sans vie ? La nature physique est bien incapable de violence : ses brutalités ne sont que des formes de son inertie. Et qui souhaite vraiment se soustraire à la violence ? Être homme, c'est faire violence à l'animalité, et la civilisation fait violence si seulement elle corrige le désordre des instincts. L'expérience prouve que si cette contrainte ne peut plus s'exercer, la bête n'est pas loin. Car la peur est violence faite à l'esprit, comme disait Gandhi, qui aurait rougi si son peuple n'avait pas su prendre les armes. Mais ce peuple pouvait mieux ; aussi lui demanda-t-il un autre courage.

Il faut savoir définir le courage. Mais Socrate répond toujours que le courage n'est pas cela, ni encore cela. Tenir ferme au poste, mais aussi reculer en combattant ou ramasser un blessé en pleine bataille. Le courage, c'est de relever l'affront, car un homme sans colère est plus ou moins qu'un homme : un dieu ou une pierre. Mais c'est aussi remiser les armes pour ne point faire peur – et d'abord à soi – car il y a une fatalité de la violence qui exclut tout courage. C'est pourquoi l'honneur d'un homme politique est de savoir se passer des militaires. Il les occupe, il leur fait garder un champ pour entretenir le métier et se conserver de la créance auprès des autres États. Mais il ne les met jamais en situation de prendre des décisions. Le fracas des armes annonce la fin de toute politique puisqu'il signifie que les hommes ne veulent plus s'accorder mais se détruire. La guerre n'est donc tragique que par l'image de la mort à laquelle elle promet les plus braves ou les plus innocents. Pour ceux qui la commandent ou qui la conduisent, plus encore pour ceux qui la font ou qui la subissent, elle n'est pas le moment de l'effort, mais celui de la détente, au plus bas degré de la volonté politique.

Mais on ne répond à la violence que si on la prend au sérieux, contrairement à ceux qui disent que tout irait bien si les hommes n'étaient pas méchants. Car la violence n'est pas un accident de l'histoire. Donc, soyons sérieux comme l'ont été Platon et Rousseau, dont toute la pensée politique se ramène à une réflexion sur la violence. Et concluons avec Nietzsche qui séparait la volonté de puissance, agressive mais généreuse, des réactions inspirées par le souci maladif de se défendre et de se conserver. La violence des faibles – ou de ceux qui, craignant de l'être, veulent se persuader qu'ils sont assez forts – fait la ruine des États et le malheur des nations.