instruction

Enseigner la philosophie


Le titre est de l’auteur. Ce texte publié en introduction de la revue n’avait pas de titre.

Texte publié dans La Philosophie, N°4 - Décembre 1979, Les amis de Sèvres, Revue trimestrielle, 96e numéro, coordonné par Henri Peña-Ruiz.


Version Pdf

Sous sa forme actuelle, l’enseignement philosophique est l’un des plus neufs parmi les enseignements dispensés dans les lycées et dans les écoles normales d’instituteurs. Il doit cette nouveauté et cette vitalité à l’action persévérante, profonde, le plus souvent obscure – je veux dire connue seulement d’un public restreint d’élèves – de quelques professeurs de philosophie conscients de ce que l’institution leur donne l’occasion et les moyens de véritablement philosopher en classe sans se départir de leur fonction même. Ainsi l’enseignement philosophique contemporain a produit, non pas à proprement parler des modèles, car il ne peut en exister en philosophie, mais des exemples capables de susciter des initiatives et d’inspirer des courages. S’est alors développé un mode de philosopher indissociable de l’enseignement et d’un attachement pour la classe qui dissipe une fois pour toutes l’illusion de croire que le temps passé avec les élèves est du temps perdu. La classe, lieu de l’enseignement philosophique, est en même temps le lieu de la philosophie la plus vivante et la plus présente.

S’il en est ainsi, il peut sembler paradoxal de constater d’un côté la fragilité manifeste d’une institution exposée aux persécutions d’un réformateur qui poursuivrait en fait une politique rétrograde, ou encore le déclin des études classiques, voire le mépris dans lequel est parfois tenue aujourd’hui à l’école la pensée spéculative, – et, de l’autre, dans la pratique courante de l’enseignement philosophique, une assurance nouvelle, une vigueur accrue, une démarche résolue à la croisée de la tradition et de l’actualité. En même temps qu’il cesse d’apparaître comme le couronnement, que ses détracteurs estimaient surtout rhétorique ou ornemental, des études littéraires, l’enseignement philosophique approfondit davantage les exigences fondamentales qui le distinguent d’études scientifiques et techniques nécessairement multiples et très diverses. D’un même mouvement encore, il prend une conscience plus aiguë de sa spécificité et il s’ouvre à tous les aspects de la culture contemporaine. Loin de subir la tentation de renoncer à ses exigences propres pour tenter maladroitement de survivre, il n’hésite pas à affirmer sa différence en vue de mettre en pleine lumière l’intérêt, la nécessité, l’urgence d’une réflexion critique et constructive dont il vise à stimuler la pratique et à produire les moyens. D’où le contraste, qui déconcerte toujours, entre sa faiblesse apparente et sa force très réelle. Les professeurs savent bien que c’est la fermeté de leur conviction philosophique qui décide finalement du choix entre cette apparence et cette réalité.

Comment, dans ces conditions, s’étonnerait-on d’assister aux progrès d’un enseignement qui – je tiens à en témoigner – est actuellement meilleur que par le passé ? Cette appréciation, en apparence hasardeuse, est en fait fondée sur deux constatations. D’une part, en effet, l’abandon presque général du manuel conduit les professeurs à prendre la pleine responsabilité de leur enseignement. Le programme de 1973 qui consacre cette obligation, ou plutôt cette liberté, fait explicitement appel à l’initiative de chacun pour le choix et la formulation des problèmes philosophiques que la liste des notions invite à poser. Les inconvénients que cette liberté peut comporter sont largement compensés par la qualité de l’invention et de l’approfondissement personnels qui sont gages de rénovation. D’autre part, l’étude des grands textes, autrefois presque inconnue, incite l’enseignement à se régénérer sans cesse, à renoncer à la platitude à laquelle habituent les abrégés et à remonter aux sources vives de la pensée philosophique. Ici encore, la difficulté de ce genre d’exercice, qui demande a être situé et conduit avec beaucoup de rigueur, ne doit pas faire oublier le capacité de renouvellement qu’il apporte. Et ces deux réformes ne procèdent pas d’un arbitraire décret : elles résultent avant tout d’un effort progressif et observable dans la pratique quotidienne de l’enseignement philosophique. Il convenait seulement de reconnaître cet effort, de lui donner le champ libre et de l’encourager ; ce qui fut fait.

Encore faut-il ne pas se tromper sur la nature du rapport que notre enseignement entretient avec la tradition philosophique ou, si l’on préfère, avec l’histoire de la philosophie. L’enseignement philosophique contemporain, en effet, institue une nouvelle sorte de respect pour les textes, qui exclut aussi bien les méthodes réductrices que la tentation dogmatique. L’objet de l’enseignement philosophique n’est pas le texte, mais ce dont il est question dans le texte ; et, dans un texte philosophique, il est toujours question de la vérité. Nous ne demandons pas à un grand philosophe ce qu’il faut penser, mais comment il peut être utile à l’esprit de s’y prendre pour penser. Nous ne sommes pas des disciples qui n’auraient d’autre tâche que de commenter indéfiniment les écrits de leur maître, mais des élèves qui n’ont jamais fini d’apprendre d’eux-mêmes, pour peu qu’on leur indique le chemin. Ainsi seulement la tradition nous apprend à penser notre présent. Quant au traditionalisme, il nous enchaîne au passé parce qu’il a perdu le sens vrai de la tradition. Car celle-ci nous donne constamment l’exemple de la recherche, de la critique, voire de la rupture, et nos lectures assidues nous apprennent essentiellement la liberté de l’esprit. C’est ainsi que la raison cultivée peut se tourner à loisir vers les problèmes du présent, qui sont ses vrais problèmes, sans craindre de succomber à l’opinion ou à la mode. Et certes les modes traversent plus que jamais la pensée philosophique. Mais l’enseignement philosophique, plus que tout autre sensible à l’actualité et aux problèmes du monde, doit à son enracinement dans les œuvres des grands philosophes le capacité de s’instruire et d’instruire sur cela même qui fait aujourd’hui question.

Ce paradoxe montre pourquoi le professeur de philosophie ne peut guère espérer trouver compréhension ou appui hors de classe. On n’apprend à lire, en effet, qu’à des élèves qui ont à la fois le désir et le loisir d’aller jusqu’au terme de l’exercice. Il faut avoir véritablement entrepris cette aventure de la pensée, comme font jour après jour le professeur et ses élèves, pour en pénétrer le sens et en recueillir le bienfait. Mais il faut aussi se persuader que les élèves ne sont jamais seulement ce qu’ils peuvent paraître, et qu’ils attendent tout. Car attendre d’eux quelque secours, c’est renverser les rôles et s’exposer à perdre tout courage. II est vrai, en un sens, que la classe terminale n’est plus ce qu’elle était quand elle accueillait un petit nombre d’élèves choisis, instruits aux lettres comme aux sciences, préparés dès l’enfance à remplir les devoirs élémentaires de la lecture et de l’écriture. Les professeurs de philosophie sont aujourd’hui unanimes pour constater que leurs élèves ont encore presque tout à apprendre, surtout dans l’ordre essentiel de l’élémentaire. Il leur serait alors facile de pleurer sur la misère du temps. Mais nombreux sont ceux qui, loin de sombrer dans un misérabilisme qui est de mode, relèvent le défi. L’enseignement philosophique, un effet, introduit un certain ordre de questions, de concepts, de discours, ce qui lui permet de ne presque rien présupposer et d’assumer pourtant, avec les élèves tels qu’ils sont, toute la culture. Qu’on ne dise pas cette vue arbitraire ou irréaliste. Il ne s’agit que d’un constat ; le constat d’une pratique effective et assez répandue pour fournir à l’enseignement philosophique sa pleine justification.

Mais un enseignement peut-il vivre seulement des progrès qu’il accomplit, des succès qu’il remporte, de l’audience qu’il obtient ? Son avenir dépend certes, en premier lieu, de l’autorité intellectuelle et morale des professeurs qui s’y consacrent. Il n’en est pas moins tributaire de l’institution, de sa solidité, de sa cohérence, des conditions qu’elle détermine et qui ordonnent l’effort quotidien. Or on sait que, pour les professeurs de philosophie, les conditions de travail n’ont cessé de se dégrader depuis quinze ans. La diminution de l’horaire hebdomadaire dans certaines classes, l’augmentation du nombre de classes comportant un horaire de philosophie très étroit, le démantèlement, puis l’écrasement délibéré et concerté, avec la complicité de toutes les parties en cause, de la terminale A, ont eu pour effet d’accroître les charges de l’immense majorité des professeurs de philosophie : un plus grand nombre de classes dans un même service (le service composé de quatre à neuf classes tend à se généraliser) et, en conséquence, des effectifs très accrus, ce qui en particulier rend de plus en plus lourde, en fin d’année scolaire, la correction du baccalauréat. Une telle situation crée un grave préjudice pédagogique qui est ressenti à la fois par les élèves et par leurs professeurs. Avons-nous assez dit que ce qui est mauvais pour les professeurs ne peut pas être bon pour les élèves ? L’enseignement philosophique exige un effort de renouvellement, une constante mise à jour, un loisir ou, si l’on veut, un temps suffisant pour une libre réflexion et de vastes lectures, qui supposent des conditions d’exercice dangereusement compromises. Son avenir dépend des solutions qui seront apportées à cette difficulté croissante, sur laquelle l’Inspection générale de philosophie, pour sa part, ne cesse, depuis des années, d’appeler l’attention.

Cet enseignement a besoin, avant tout, d’un horaire hebdomadaire suffisamment étoffé (faut-il rappeler qu’il est concentré dans la seule année terminale ?) pour que la réflexion ait le temps de se former, de progresser avec suite, de se fortifier par la conscience de ce progrès même. Cette question de l’horaire, dans l’ensemble des terminales scientifiques et techniques, prime toutes les autres. Un professeur de philosophie peut certes souhaiter que ses élèves sachent lire et écrire, peut-être aussi qu’ils ne soient pas démunis de toute culture littéraire et scientifique ; quant à la philosophie, c’est son affaire et il sait qu’il peut la mener à bien, si du moins le temps ne lui est pas injustement mesuré.

C’est surtout après la classe terminale que la philosophie n’a pas encore la place qu’elle mérite d’avoir. Comme la formation des instituteurs, qui demande une constante référence aux exigences de la culture et de la pensée philosophiques, les diverses formations données par l’Université et par les Grandes Écoles devraient comporter une part de philosophie, sans laquelle elles demeurent tronquées et incomplètes. Est-il besoin de le répéter ? L’enseignement philosophique ne se propose pas de former des philosophes, c’est-à-dire d’assurer sa propre reproduction, mais de contribuer à rendre la pensée de chacun attentive aux exigences majeures de liberté et d’universalité.

Il existe donc en France, dans l’institution scolaire, un enseignement qui ne se laisse pas définir dans la seule limite des nécessites scolaires, un enseignement dont la capacité de renouvellement témoigne de sa relation privilégiée avec le temps présent et dont le lien original avec la tradition garantit le pluralisme et la liberté de style, un enseignement visant, non pas à compléter simplement une culture, mais à instruire véritablement dans l’ordre des idées représenté et médité pour lui-même. Sa jeunesse tient à sa capacité de réinventer son propre contenu, d’intégrer et de surmonter les modes qui le traversent. Mais, tandis que la plupart des autres enseignements sont soutenus par la société dont ils paraissent exprimer ou servir les intérêts immédiats, l’enseignement philosophique a besoin, pour exister et pour avoir les moyens de remplir ses obligations, d’un projet et d’une volonté politiques. Sa misère ou sa prospérité témoignent de la médiocrité ou de la qualité des ambitions que nourrit une société et qui lui donnent son sens.


La bonne conscience d'une école sans mérite

Ce tapuscrit de 4 pages (rédigé sur papier à en-tête du ministère) est daté du 17 janvier 1986. Nous ne savons pas à qui il était destiné. Deux pages suivent, non numérotée, non datées, qui semblent un développement de la conclusion.


Version Pdf

Dans l’ordre de la rigueur intellectuelle, les intentions ont peu d’importance. Il peut arriver, par exemple, que des maîtres se lancent avec ardeur et sincérité dans ce qu’il est convenu d’appeler la rénovation pédagogique, mais en la matière on doit surtout craindre les bons sentiments qui toujours aggravent plutôt qu’ils n’atténuent le mal. Nous sommes venus au temps où le refus d’enseigner n’a plus guère besoin de déguisement.

Dans ses résultats comme dans son intention, en effet, la rénovation pédagogique déplace l’intérêt de l’école du contenu vers les manières de faire ou d’être, celles-ci ne dépendant plus de l’objet, mais du sujet. Non plus de l’objet dans sa vérité, mais du sujet et de cette fin indéterminée qu’on lui suppose et qu’on nomme son épanouissement. Bref, l’intérêt dérive de la matière vers la manière. Or quand l’art d’enseigner entend partir de l’enfant, au lieu de réfléchir d’abord sur le contenu du savoir pour en dégager les conditions d’un progrès depuis l’élémentaire, il traite les préalables psychosociologiques comme une fin, jusqu’à perdre de vue le contenu lui-même. À partir de l’enfant, et de l’enfant réfracté par l’idéologie du jour, on n’a aucune chance de retrouver l’essence et la fin de l’école. La faute impardonnable est de croire que la recherche pédagogique dérape par accident et non pas en raison de son projet même. Mais il est intempestif de le dire, car c’est toucher aux situations acquises. Encore qu’on puisse se réjouir de ce que les chercheurs en éducation n’enseignent pas. On préfère laisser croire, en renversant la formule examinée par Kant, que ce peut parfois n’être pas très bon en pratique, mais que c’est toujours excellent en théorie.

 

C’est pourtant clair dès que la pédagogie cesse d’être un art reposant, comme tout art, sur le jugement et l’expérience, pour devenir l’application d’une théorie, d’une doctrine particulière relative au sujet enseigné (à cet égard qui dira les désastres causés dans les écoles normales par les lectures psychopédagogiques ?), l’école tend à minimiser sa relation objective avec l’universalité du savoir et de la culture. Ces étranges connaisseurs de l’enfant savent tout sur lui, sauf qu’il veut grandir et s’élever pour peu que, sans attendre, on lui reconnaisse la dignité d’homme. Ce sont des misanthropes.

Il n’est jamais sûr en histoire que le sens du courant indique le progrès, la direction à suivre. Que, par exemple, la rénovation pédagogique l’ait emporté un peu partout dans le monde occidental, ce n’est pas fait pour rassurer. Mais que la France qui, presque seule, a une solide tradition de l’instruction publique reste à la traîne, c’est une raison d’espérer.

La caricature visant à discréditer l’école républicaine sous l’étiquette réputée quasi-infamante de méritocratie témoigne d’une confusion grossière entre ce que des rites scolaires peuvent avoir d’épisodique, parfois de suranné, et le fond des choses. Le ressentiment déchaîné contre une école qui, malgré le mensonge sociologique, a réussi de façon notable et sans précédent la promotion des plus humbles tend à accréditer l’acception la moins honorable du mot démocratie. Quand, en effet, elle prétend libérer les différences qualitatives et préserver la diversité la plus hétérogène des ressources individuelles, pour opposer un tabou inflexible à l’inégalité des efforts et des réussites, loin d’être le prolongement ou le plein achèvement de l’école républicaine, l’école démocratique en est exactement le contre-pied. La première se réfère au contenu objectif du savoir et de la culture, auquel les élèves sont invités à s’égaler dans toute la mesure de leur talent et du travail conduit par l’école, la seconde tend au contraire à relativiser ce contenu, voire à écarter tout contenu, en vue de créer un monde parfaitement subjectif et une égalité d’apparence où tout critère, toute norme, toute notion de mérite, toute distinction du vrai et du faux sont pudiquement effacés. D’où une profusion d’activités globales étrangères à toute discipline intellectuelle, manuelle ou physique. Les différentes propositions de programme pour l’école primaire, qui heureusement n’ont pas toutes été suivies, en disaient long à cet égard. Répétons-le : dans son principe même l’innovation pédagogique tend à diminuer la part de l’enseignement proprement dit, voire à congédier tout enseignement pour lui substituer des manières de faire et des manières d’être. Vous ne tenez aucun compte, répondra-t-on, de l’harmonie du groupe ! Mais comment une école qui traiterait tous les enfants comme des anormaux ne produirait-elle pas, à la fin, des effets nécessairement conformes à sa vision du monde ?

La prise en compte de l’enfant, – ou plutôt de l’écolier, ce qui est tout autre chose –, n’a de sens que par rapport à une fin et à un contenu déjà présents. Quand, en effet, c’est de l’enfance qu’elle entend faire une fin, quand elle s’emploie à éterniser l’enfance, elle découvre avec fausse naïveté que le savoir et la culture lui sont étrangers, que l’instruction, comprise sommairement comme inculcation, est violence et aliénation. Le contenu est alors discrédité comme signe ésotérique de reconnaissance à l’intérieur d’une caste, comme normatif, donc comme répressif pour le plus grand nombre. On refuse de voir que ce qui mérite d’être enseigné a de beaucoup précédé l’enfant qui entre à l’école et lui survivra longtemps encore, que ce n’est pas par rapport à l’enfance, à ses motivations occasionnelles ou jouées, que l’école se définit, mais que l’école la plus utile à l’enfant n’est pas celle qui est « faite pour les enfants ». La question de savoir comment s’y prendre, la question pédagogique, suppose qu’on ait d’abord répondu à une première question : pour quoi faire ? qui est une question philosophique.

Pour conclure (peut-être en faveur de la sociologie me pardonnera-t-on le reste), la démocratisation de l’école, comme on l’entend, et l’embargo sur l’instruction, c’est la même chose. Le transfert des apprentissages réels à l’initiative et aux ressources privées, d’abord familiales, fait d’incontestables progrès. Il y a encore de bonnes classes, mais beaucoup d’enfants apprennent à lire et à compter à la maison, ne serait-ce que pour tromper l’ennui ; le peu qu’ils savent, ce n’est pas toujours à l’école qu’ils l’ont appris. Les parents les mieux placés, les plus ambitieux pour leurs enfants, les moins scrupuleux, remuent ciel et terre pour faire inscrire leur progéniture dans les écoles, les collèges et les lycées où l’on travaille encore. L’école démocratique au sens consacré, c’est donc l’école cynique. Elle réussit ce prodige de créer un état de choses vérifiant enfin la théorie sociologique de la reproduction, qu’on avait décidément mal comprise ; car il ne s’agissait pas d’une vue rétrospective et scientifique, mais d’un roman d’anticipation. Tout se passe, en effet, comme si l’on voulait empêcher à tout prix le renouvellement des élites dirigeantes et la mobilité sociale. Dès que les lumières sont laissées à la discrétion des particuliers, il n’y a plus d’obstacle à l’hérédité des privilèges : les propagandistes de la rénovation le savent bien, qui ne manquent pas de placer leur progéniture en lieu sûr. Et puis pourquoi se plaindre quand les siens, qui n’y sont certes pour rien, font partie des privilégiés ? Faut-il se donner bonne conscience en se disant que les autres ont en compensation l’épanouissement et la convivialité ? Mais quand ce petit monde aura atteint l’âge d’homme, on fera les comptes,. Et s’il faut être cynique, soyons-le jusqu’au bout ! Ou plutôt ayons le courage de l’esprit qui sait deviner, derrière les progrès d’apparence, la politique la plus rétrograde. Sur la question de l’école plus que sur toute autre, la vérité ne doit pas être mise de côté.


Les deux paragraphes suivants correspondent aux deux pages supplémentaires mentionnées ci-dessus.


Allons plus loin. La rénovation pédagogique ne serait-elle pas l’expression d’un projet dont l’objectif serait tout autre que pédagogique ? En effet, dans le sens du moins que le mot tend à prendre de plus en plus, et qui rend aux réserves de Platon une singulière actualité, la démocratie achevée paraît supposer la fin de l’école. Tant que l’école entend instruire, transmettre un savoir, une culture, elle s’engage à constater l’inégalité des résultats individuels, ne serait-ce que pour prévoir les ajustements pédagogiques nécessaires. Or ce sont ces inégalités qu’on veut précisément empêcher d’apparaître. Et comme elles sont inséparables des études et des apprentissages réels, il reste à imaginer une école ne comportant rien de tel, une école, en conséquence, ne se référant plus explicitement à un objet auquel on doive se mesurer, mais déployant seulement des activités à travers lesquelles s’expriment les sujets individuels tels qu’ils sont ou, mieux encore, le sujet collectif. Sans doute la recherche pédagogique se donne-t-elle en principe pour fin de faciliter l’apprentissage en l’adaptant au développement de l’enfant ; mais, poussée à son terme, la logique même d’une telle recherche conduit inéluctablement à évacuer tout contenu défini par les grandes disciplines, à refuser la transcendance du contenu par rapport à toute psychologie, à s’installer dans l’immanence de l’immédiat et du vécu. Et c’est paradoxalement au moment on elle affiche son ouverture au monde que l’école se replie sur le psychologique, se substitue au monde réel, se ferme sur soi comme un monde clos. L’école devient effectivement un lieu de vie quand elle a cessé d’avoir la moindre exigence objective. La ruse de la rénovation pédagogique est d’en appeler à ce que le sentiment démocratique peut avoir de positif pour nourrir du ressentiment à l’égard de l’école républicaine qui s’était donné pour mission de substituer aux privilèges de l’hérédité et de l’argent la seule récompense du travail et du talent. Il serait temps de déjouer la ruse et de se représenter la trop fameuse « école démocratique » dans sa vérité.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette école démocratique se définisse seulement de façon négative, comme refus de l’instruction et de ses conditions institutionnelles. Elle entend surtout substituer à l’instruction quelque chose qui lui paraît très positif, à savoir un genre de vie, une façon d’exister. Voilà pourquoi on tient tant aujourd’hui à substituer l’éducation à l’instruction. Cette tendance ne date pas d’hier. Il ne s’agit plus de répandre les lumières et d’en appeler ainsi à la liberté de chacun. Il s’agit, au contraire, de déconsidérer les lumières pour mieux disposer de la liberté individuelle, pour la confisquer au profit d’une certaine conception de la vie collective. La nostalgie du patronage trahit ici un cléricalisme sournois, et il n’y a pas lieu d’être surpris si ce sont certaines organisations, dont la façade gauchiste ne peut cacher l’origine confessionnelle, qui ont pris la tête de la rénovation pédagogique. C’est particulièrement clair quand, par exemple, on entreprend de substituer à l’instruction civique une éducation ayant pour objet non plus la connaissance raisonnée des droits et des devoirs du citoyen, mais l’entraînement collectif à certains modes de vie et d’activité où se diluent les vertus proclamées d’initiative, de responsabilité, d’autonomie, de solidarité. Ce qui est irrémédiablement perdu, c’est l’idée du citoyen comme être séparé et capable de se déterminer seul, sans assistance, appartenance ou enracinement vécu. À l’horizon de la rénovation pédagogique pointe ainsi une société totalitaire aux formes apparemment douces et harmonieuses en attendant les révoltes qu’heureusement elle ne pourra manquer de provoquer, et d’où toute instance proprement politique, c’est-à-dire rationnelle et explicite, aura été soigneusement exclue. Il est quand même étonnant que les bons apôtres de la rénovation, dont on peut espérer qu’ils ne sont pas tous corrompus et dissimulateurs, ne paraissent pas se douter qu’ils contribuent à nous préparer un avenir redoutable.



Le droit à l'instruction


Article du
Populaire de Saône-et-Loire n°9.

Texte publié dans Le populaire de Saône-&-Loire, Organe hebdomadaire de la Fédération Socialiste S.F.I.O. de S.-et-L. du samedi 23 mars 1946.


Version Pdf

L’assemblée constituante a repoussé les amendements de la droite et des Républicains populaires qui prétendaient inscrire dans la Déclaration des Droits, la liberté d’enseigner. Sur ce point, les radicaux ont suivi les partis ouvriers.

Nos camarades ont fait valoir que l’enseignement n’était pas une liberté mais une fonction sociale. « Le seul droit qu’on puisse considérer, c’est celui qu’a l’enfant de recevoir l’instruction dans le respect intégral de sa conscience. » Guy Mollet a déclaré, en outre, que le droit d’enseigner ne pourrait être absolu, comme le droit d’exprimer la pensée, que si l’enseignement s’adressait à des esprits déjà formés, libres dans leur jugement et dans leur conduite. Il ne peut être absolu quand il s’agit de l’enfant, chez qui l’empreinte des premières influences détermine la conscience et l’avenir. L’enfant a droit à la liberté et c’est pourquoi il doit être préservé de toute contrainte morale. L’enseignement n’est pas un dressage : ni une religion, ni une secte, ni la famille n’ont de droit sur les consciences qui s’éveillent.

La requête de l’opposition eût été légitime si l’enseignement public appartenait à un parti ou à une caste. Mais chacun sait qu’instituteurs et professeurs sont recrutés par des concours dans le strict respect des croyances, dans le seul souci de récompenser le savoir et le mérite. Chacun sait que l’enseignement public est capable de donner à l’enfant une formation morale (MM. Gay et Teitgen l’ont honnêtement reconnu) et que la crise présente est imputable non à l’école, mais au désordre profond de la société.

De plus, Paul Rivet a bien montré que la liberté d’enseigner entrave le droit à l’instruction. La liberté pour l’enfant, c’est le droit de savoir et peu à peu de juger, de choisir et de s’engager dans une voie toute à lui. Il est temps d’aligner nos institutions et nos mœurs sociales sur le progrès de la conscience. Il ne s’agit pas de combattre la foi par la contrainte, mais au contraire de délivrer l’esprit de toute contrainte. Il ne s’agit pas d’interdire l’enseignement privé de la religion, mais au contraire de montrer à l’enfant, à l’école même, ce que les grands courants religieux ont apporté à la civilisation. Comment ils ont enrichi la sensibilité humaine, mais aussi quelles furent les protestations de la science et de la raison.

Enfin, pour réaliser l’unité de la jeunesse de France, il faut créer une école universelle où les croyances seront respectées, où la seule règle pour les maîtres sera d’enseigner par dessus tout la liberté de l’esprit et de développer avec le jugement le génie propre de chacun.

Ce programme, certes, n’est pas inscrit dans la Déclaration des Droits, mais elle en contient déjà le principe et la promesse.

N.-B. — Dans mon dernier article, je citais à la fin une belle formule de Guillet parlant au nom du groupe socialiste à l’assemblée : « Ce n’est pas le droit qui crée l’histoire, c’est l’histoire qui détermine le contenu de la notion juridique » et non pas « Nation », ce que nos lecteurs auront rectifié d’eux-mêmes.


L’enseignement philosophique en classe terminale et la tradition française de l’instruction publique

Version pdf

A la différence de disciplines qui d’année en année prennent leur propre suite selon les niveaux de difficulté ou l’extension des connaissances, par exemple les mathématiques ou l’histoire, l’enseignement philosophique initial suppose deux conditions. Il doit d’abord s’adresser à des élèves capables de maîtriser la langue française et assez instruits dans les sciences comme dans les lettres, sans quoi il se dévalue fatalement en séances d’imprégnation et de bavardage vouées au déballage d’opinions aléatoires. Il lui faut, en outre, disposer d’un horaire hebdomadaire qui garantisse une continuité et une intensité suffisante de réflexion.

Ces deux conditions sont loin d’être remplies. La première l’est de moins en moins à cause de la dégradation générale des études primaires et secondaires. L’ignorance scientifique d’un grand nombre d’élèves rend plus difficile un enseignement qui ne peut éluder les questions relatives à la connaissance, à ses méthodes, à sa valeur. Plus encore une certaine indigence littéraire prive cet enseignement d’une assise que la philosophie dans son histoire a toujours tenue pour essentielle. Enfin et surtout l’incapacité de lire vraiment, de lire des livres, ou d’écrire vraiment, de mettre en ordre quelques idées simples, pourrait conduire l’enseignement philosophique à des adaptations dérisoires. Le professeur qui ne renonce pas aux exigences de sa discipline se voit parfois obligé d’enseigner les éléments de la grammaire ou de faire des leçons de vocabulaire, ce qui alourdit ses tâches dans les limites étroites de son horaire. Serait-il intempestif de se demander ce que deviendrait la philosophie dans une école qui aurait renoncé à enseigner les éléments de la langue et de la culture ?

L’immense majorité des professeurs de philosophie ressentent avec amertume ces difficultés. Ils ont moins que d’autres été séduits par des innovations pédagogiques dont ils sont les mieux placés pour apprécier les résultats. Aussi ne voient-ils pas le remède à cette situation dans l’extension de la philosophie en amont de la terminale. Ce qui manque à leurs élèves, ce n’est pas la culture philosophique, mais la culture tout court. Diluer leur enseignement en plusieurs années aggraverait leurs charges et affadirait leur discipline au détriment des élèves.

La classe de philosophie n’est pas faite pour recruter des philosophes. Elle a pour fin d’offrir aux élèves qui achèvent leurs études au lycée l’occasion de s’élever à une vue d’ensemble afin d’unifier, d’approfondir leur culture, de s’exercer, au moins une fois en leur vie, à élucider les idées considérées en elles-mêmes. Donnant ainsi tout son sens à l’enseignement secondaire en France, elle prépare en outre aux études philosophiques dispensées dans les Grandes Écoles ou l’université.

Le moment de l’enseignement philosophique ne peut donc pas être quelconque. Il se situe au terme des études secondaires, qui peuvent certes se suffire à elles-mêmes, qui peuvent aussi servir de préparation générale pour des études plus approfondies et spécialisées. Cet enseignement doit donc se rassembler en un seul moment, l’année terminale au lycée. L’originalité de cette institution comparée à celle de la plupart des pays occidentaux ne signifie pas qu’elle doive être emportée par le torrent des réformes. Elle doit au contraire être fortifiée par des horaires appropriés.

29 mai 1993