Sur Jacques Muglioni

L’école ou le loisir de penser, recension par Edith Fuchs

Nous remercions Yves Bottineau de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, T. 185 n°1, janvier-mars 1995, pages 113-114.


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Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, Centre national de Documentation pédagogique, 1993, 270 p., 110 F.

Sous ce titre, à lui seul intempestif, se trouvent enfin accessibles des écrits multiples de J. Muglioni rédigée entre 1958 et 1993 : textes de conférences, articles parus dans diverses revues, pages jamais publiées sans doute, courts propos, sans oublier les patientes notes à l’intention « du » ministre. Le volume s’achève sur des lignes écrites en 1958 : évoquant une ultime fois la République, J. M. rappelle que « la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. »

La chronologie ne dicte donc pas l’ordre de présentation. C’est qu’en effet J. M., avec ardeur et grandeur, répète inlassablement et socratiquement toujours la même chose, précisément parce que le grand verrouillage des esprits et des cœurs, baptisé modernité, emprunte, lui, mille et mille tours. Il n’est donc pas seulement question de la réformation indéfinie de l’enseignement ni non plus des croyances fanatiques à l’échine courbée, qui portent et appellent ces réformes ; il n’est pas seulement question de l’ascension des sciences de l’éducation – et avec elles, de l’apparition de l’élève, et avec lui, des parents d’élèves, et avec eux, de la communauté éducative. Non. J. M. défend l’intelligence parce qu’elle est liberté ; c’est la raison qui l’oblige à rappeler la solidarité qui soude ensemble le sort de l’instruction et celui de la République. Si beaucoup de ces écrits s’opposent à des projets et décisions politiques repérables, leur portée « militante » pourtant est proprement philosophique : il ne saurait y avoir de philosophie vivante sans enseignement philosophique. Voilà en quoi, jusque dans la rigueur et le bonheur de la formulation, c’est plus qu’un air de famille qui unit à Alain J. M. méditant, librement, Platon, Descartes, Kant ou A. Comte.

Finalement, l’ouvrage esquisse un double portrait. Au portrait spirituel d’un homme de cœur fait contrepoint le sombre visage du temps présent. J. M. se livre-t-il sans cesse à des diagnostics contrastés, en distinguant avec force instruction et formation, enseignement et pédagogie, école et lieux de vie, République et démocratie, les élèves et les jeunes, etc. ? On aurait grand tort de voir là un parti pris passéiste. Quand ici et là J. M. évoque avec tendresse l’école qu’il connut élève, nulle idéalisation chimérique du jadis, nulle dépréciation abusive de l’indéfini chantier de la rénovation contemporaine. Non, l’école, à laquelle J. M. se consacre, cette héroïque foi en l’instruction, en la vitale nécessité pour chacun que lui soit, « une fois en la vie », rendu possible, à l’abri des puissances, des pressions, de l’urgence, le loisir de penser, cette nécessité humaine, est à l’évidence une Idée de la Raison – au nom de laquelle juger de l’état de choses et peser autant qu’il est en nous. Il en va de l’école comme de la République : inséparables – leur réalité est suspendue au sens de la grandeur qui habite l’âme des individus autant qu’elles contribuent à l’insuffler.

La philosophie, « passion de l’essentiel », voilà le fil d’Ariane. L’envers de cette conviction, relativisme culturaliste (« depuis qu’on nomme culture ce qu’autrefois on nommait préjugés » !), scepticisme éthico-politique et fanatisme terroriste sont à maintes reprises exécutés dans l’effarante solidarité qu’ils entretiennent (« quand le folklore prétend à l’histoire, c’est le triomphe assuré de la terreur »).

Tout l’ouvrage, dans l’extrême diversité des objets abordés, incarne ce qu’il défend comme culture véritable. L’originalité propre des méditations venues de loin, mille fois reprises, et finalement livrées avec la délicatesse qui fait grâce au lecteur des échafaudages et des repentirs ne saurait tromper.

Finalement, avouons notre préférence pour les écrits appelés lectures philosophiques et aussi deux vifs regrets. C’est qu’en effet, d’abord, quelques philosophes authentiques paraissent sans vraie raison philosophique trop malmenés, au détour de quelque phrase. L’Être et le Néant mérite d’être lu pour la philosophie de la liberté que Sartre élabore ; quel que soit le jugement porté sur la vie et le rôle public de l’auteur, l’œuvre ne peut avec bonne foi y être réduite. Quant aux politiques menées au nom du marxisme-léninisme, elles entretiennent un rapport souvent aussi éclairant avec l’œuvre de Marx que l’Inquisition avec les Évangiles. Il n’y a aucune raison de s’en tenir à la caricature dogmatique à laquelle S. Weil elle-même n’échappe pas pour parler des œuvres hautement problématiques dans lesquelles Marx n’a jamais achevé sa philosophie. D’autre part et par-dessus tout, quel regret que J. M. ait si peu livré ses « lectures ». Partout en effet, quel que soit l’objet, vibre et résonne Platon, mais aussi A. Comte, mais enfin Rousseau. Les pages modestement appelées En lisant Rousseau sont lumineuses : maîtrise et précision parviennent en moins de dix pages à tout tenir ensemble comme doigts de la main.

Bref, on sent bien une méfiance toute platonicienne à l’égard de l’écrit, et que ce style si ramassé, qui coupe élégamment toutes les amarres, est d’une façon d’écrire faite pour échapper au livre. Toutefois, l’union de la ferveur et de la connaissance rigoureuse des œuvres est si précieuse qu’il ne saurait déplaire aux dieux que J. M. fasse à ses contemporains le don gracieux d’autres lectures encore.


L’école ou le loisir de penser, recension par Frédéric Dupin

Nous remercions Frédéric Dupin de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Le Philosophoire, 2018/2, n°50, pages 201 à 210.


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Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, Minerve, 2017.

Avec L’école ou le loisir de penser de Jacques Muglioni, les Éditions Minerve viennent opportunément de rééditer un ouvrage dont la première édition, parue quelques années avant la mort de son auteur au CNDP, était depuis longtemps épuisée et laissée à l’abandon par l’éditeur public. Il faut se féliciter de voir aujourd’hui donné au lecteur contemporain l’occasion de lire ou de relire un ouvrage devenu entre temps un classique de la réflexion sur l’école en général, et l’enseignement philosophique en particulier.

Un classique

Classique, l’ouvrage de Jacques Muglioni l’est d’abord par sa facture et son écriture. Alliant une multitude de textes écrits à des périodes ou dans des circonstances très diverses, allant du cours propos (« les vandales », « la philosophie et la question des valeurs ») à l’intervention publique ès qualité du Doyen de l’Inspection générale de philosophie (« La fin de l’école ») le livre trouve son unité propre dans un style qui est déjà en lui-même, Catherine Kintzler le souligne dans la préface, un exemple et une mise en œuvre de ce qu’il énonce.

Parce que lire n’est en effet pas s’informer de la pensée d’autrui – comme s’il y avait là des constructions étrangères et curieuses à archiver – mais bien méditer sur la nature des choses, il est bon que l’écriture incite d’elle-même à la réflexion, par la pratique de l’ellipse, du raccourci provocateur, de l’anecdote ou du paradoxe. Elle place ainsi chaque lecteur devant l’objet même, et le contraint à statuer sur ce qu’il lit en rompant d’entrée de jeu les effets de connivences et les routines discursives. Écriture salutaire : il est en effet une manière de parler d’éducation qui sous couvert de professionnalisme ou d’empirisme laisse croire que les faits décident d’eux-mêmes de ce que l’élève doit ou peut apprendre. Pourtant, que dit au juste une statistique de ce qui doit être appris et compris ? Aborder l’école uniquement comme le fait social, qu’elle ne manque certes pas d’être aussi, finit en l’espèce par interdire de mesurer le sens et la nature d’une institution qui toujours manifeste en quelque manière une volonté et un pari sur l’homme. Bien comprise la philosophie de l’éducation doit ainsi permettre de retrouver l’équivocité des orientations que la sociologie et par suite la politique scolaire contemporaine, regardent comme fatales.

Il est toutefois probable que les allers-retours de Jaques Muglioni entre une expérience personnelle de professeur, mais aussi d’élève, et des jugements sur les finalités profondes de l’école et de l’éducation heurteront aujourd’hui comme hier les politesses régissant une large partie des « recherches » sur l’école contemporaine. On aura alors tout loisir de ranger l’ouvrage parmi le commode fourre-tout des repoussoirs idéologiques : Jacques Muglioni ne ferait en somme que résumer et assener le bréviaire du camp « républicain » dans la vieillissante « querelle de l’école ». Dès lors pourquoi prendre la peine de le lire de nouveau ? Les termes du débat ne sont-ils pas bien connus ? Il n’y aurait guère qu’à choisir son camp. Dans cette perspective, ceux qui sont prêts à approuver l’auteur n’apprendraient rien à le relire, tandis que ceux qui sont bien convaincus de voir en lui un adversaire ne sauraient se laisser ébranler par des « provocations » étrangères à toute approche « raisonnable » de la question. La routine partisane s’ajoute alors à la routine sociologique pour détourner simplement de lire, c’est-à-dire précisément de se donner le « loisir de penser ». C’est ici le second écueil, le second piège qui enferme le texte dans la stérilité du « débat d’opinions ».

Il appartient en effet à la nature des rapports ministériels aussi bien que des pamphlets de ne vivre que pour leur temps, et de périr à peine vu le jour. Les pensées de circonstances documentent une époque, mais ne nous éclairent pas sur notre avenir. En l’espèce, la critique que Jacques Muglioni consacre à la fin annoncée puis consommée de l’école n’a pas vocation à conforter les humeurs pessimistes, ou à entretenir une récrimination stérile contre l’école contemporaine. D’un côté, la subordination continue de l’école à l’ordre économique et technique aboutit en effet à l’incapacité de formuler d’autres objectifs éducatifs que celui de « l’insertion » à une société présentée comme horizon indépassable de l’individu. Mais d’un autre côté, la critique d’un tel fait – assez peu contestable en lui-même – est chez Jaques Muglioni moins l’occasion d’une vitupération contre l’époque qu’une manière de révéler l’équivocité de notre discours scolaire. Comment faire de « l’inclusion » l’horizon de l’émancipation ? Peut-on encore accorder de la valeur à l’intelligence si tout mérite intellectuel apparaît essentiellement discriminatoire ? etc. Nous ne mesurons sans doute pas toujours les contradictions (et le verbalisme) dans lesquelles nous plongent le plus souvent nombre de slogans structurant le débat public. Ici le réflexe partisan est sans force et sans lumière.

S’il y a donc pour la pensée des classiques, ce n’est pas en ce que quelques pages définiraient une fois pour toute une quelconque « ligne » à tenir face à la succession du temps. Un camp du « bien » dont il suffirait de décliner les dogmes et dont quelques textes seraient en somme le vade mecum. Un « classique » serait à l’inverse l’occasion de retrouver les problèmes que nos débats présents veulent justement tenir pour résolus, ou du moins résolubles si on se tient à la « bonne opinion ». Il ne saurait constituer le modèle figé de ce qu’il faudrait croire et penser sur l’école, mais apparaît comme l’exemple d’une réflexion réelle qui ne se laisse intimider ni par les solidarités professionnelles ni par les défiances partisanes. Je m’en tiendrais ici à deux exemples.

Que prétendons-nous réellement apprendre ?

La distinction entre instruction et éducation, formulée d’abord par Condorcet, conduit à dissocier les soins et apprentissages nécessaires à l’être social de la formation du jugement. On éduque un homme, mais on instruit un esprit. Dire de l’école, à la suite de Jacques Muglioni, qu’elle est essentiellement vouée à l’instruction, c’est alors d’abord affirmer que la question scolaire est avant tout une question spirituelle. Entendons : l’école est le lieu où l’esprit s’explique avec lui-même, se confronte à ses propres exigences. Il y a là une position qu’on aurait tort d’attribuer à une crispation idéologique ou à la suite d’un quelconque corporatisme. Affirmer en effet pour un professeur la spécificité intellectuelle de l’espace scolaire ne recouvre nullement la défense d’un statut qui s’accommode au demeurant fort bien de la diversification des « missions » des enseignants. C’est affirmer l’existence d’un intérêt de l’esprit pour lui-même qui seul peut réellement définir l’école, et la nécessité pour un ordre social et politique de réserver et préserver cet espace, sans exclusive, mais aussi sans faiblesse. Il s’agit de comprendre en quel sens tout dans l’éducation n’est pas affaire d’éducation. La thèse est philosophique : tout dans la société humaine n’appartient pas à la société.

La distinction entre éducation et instruction apparaît ainsi en dernière analyse anthropologique (elle dit quelque chose de la nature de l’homme) plutôt qu’étroitement scolaire ou pédagogique. Bien sûr, il faut payer sa part à la société. La sécurité, le plaisir, le confort, la concorde ne sont pas sans valeurs ; et il est bon de travailler à la production et au partage de ces biens. Mais nous avons également besoin d’intelligence : comprendre ne nous est pas indifférent. Sans doute cet intérêt doit-il être révélé à lui-même, encore que l’expérience commune ne peut manquer d’éveiller les natures inquiètes au besoin de comprendre. Mais de même que le retour périodique du sommeil appelle l’institution d’une garde veillant sur nous dans notre vulnérabilité, de même le désir qu’à chacun plus ou moins confusément de voir clair appelle l’instruction. Il ne s’agit pas ici de peser les missions diverses d’un système éducatif, mais de juger nos institutions à l’aune d’un besoin fondamental, celui de l’intelligibilité, qu’il est en un sens parfaitement loisible d’ignorer dans le cadre de la simple éducation ou du simple renouvellement des agents économiques.

Les dialectiques subtiles autour des fonctions de l’école contemporaine, les savantes comparaisons de ses performances, pourraient bien dès lors surtout traduire notre volonté de ne pas admettre la spécificité de ce besoin ou l’autonomie de son développement. C’est là sans doute la première hypocrisie que le lecteur aura pour mission de sonder à la lecture de l’ouvrage. De quel pain prétendons-nous en effet nourrir les esprits ? De quoi se soucient réellement ceux qui ont mission de se soucier de notre intelligence ? Que sommes-nous prêts à réellement donner de temps et de patience pour simplement chercher à voir clair ?

L’ouvrage déploie sur ce point une réflexion essentielle sur la nature de la science enseignée dans nos classes. Qui peut dire en effet que la science dispensée et reçue aujourd’hui éclaire et purge les esprits de notre crédulité première? Il faudrait détailler avec l’auteur ce point essentiel. Tenons-nous en ici à la seule conclusion. Privée de méthodes élémentaires, comme de visée encyclopédique, les sciences ne sont plus guère aujourd’hui une école de clarté et de lucidité ; leur enseignement commun transforme les connaissances les plus fondamentales en objets de croyances et de curiosité ; éblouis par les paradoxes ou l’obscurité des résultats de la physique contemporaine (quantas, trous noirs etc.), on se dispense de comprendre le levier ou l’inertie. En somme, « on préfère aux éléments véritables, qui président à la construction du savoir, le roman à épisodes des électrons et des particules ». Au sens propre, la « culture scientifique » devient alors un ersatz d’intelligence positive : une manière de placer la crédulité au cœur même des processus censés nourrir notre besoin d’intelligibilité. La science est admise, mais est-elle jamais comprise ? Cet oubli doit être pour l’auteur au cœur de toute réflexion sérieuse sur la nature de l’enseignement scolaire. On voit ce que ce sérieux a de paradoxal !

Mais c’est que pour Jacques Muglioni, le dévoiement de l’école a une racine profondément intellectuelle, et ne se déploie ultérieurement dans ses manifestations politiques ou sociales les mieux connues que parce que dans son contenu même le savoir scolaire apparaît d’abord obscurci par des raccourcis et des confusions de tout ordre. L’héliocentrisme ou la rotondité terrestre sont appris comme des préjugés ayant leurs héros et appelant le respect, mais la plupart des adultes d’aujourd’hui sont probablement incapables d’en rattacher le sens à l’observation du ciel nocturne. De même, que la circonférence de la Terre ait été connue et même mesurée avec une relative exactitude depuis l’Antiquité suscite souvent l’étonnement d’un public qui a été davantage scolarisé qu’instruit en la matière. Comment s’étonner que les théories les plus folles fleurissent alors sur la toile ? Les éléments les plus solides de la science moderne sont au fond assimilés comme de nobles mystères par la plupart des élèves, quand ils ne sont pas uniquement préoccupés par la sanction scolaire de leurs exercices.

La substitution de la croyance à la science ne saurait en outre être simplement vue comme la suite regrettable quoique inévitable de la nécessité de « vulgariser » les « acquis » d’une science qui ne serait rationnelle que dans la tête des chercheurs du CNRS. La trigonométrie élémentaire suffit à comprendre les démonstrations d’Aristarque. Mais l’assimilation de la « science » aux dernières avancées de la « recherche » fait plus que retarder toujours la simple compréhension des éléments de la rationalité astronomique ou physique. Car une telle équivalence, outre son absurdité pédagogique, revient bien explicitement à faire de l’instruction le seul privilège d’une aristocratie. Elle confie alors charitablement à l’école de tous la mission d’administrer le degré socialement acceptable d’ignorance et de bêtise. Il est à craindre en outre que la spécialisation théorique jointe à l’incurie de l’école n’aboutisse chez les savants eux-mêmes à ce paradoxe : des esprits techniciens et subtils pourtant parfaitement dépourvus de clarté, et par suite impuissants face à la renaissance du fanatisme ou de la superstition. En laissant aux spécialistes le dépôt de l’intelligence, à charge pour l’école de « vulgariser » des résultats abscons soumis à l’admiration des masses, il est possible que nous ayons collectivement abandonnée toute véritable exigence d’intelligibilité. Comte voyait à l’inverse l’instruction populaire comme le juge souverain de la science, et non sa servante maladroite et honteuse. Parce que le professeur n’a d’autre but que de faire comprendre, il est en effet selon lui mieux préservé des séductions théoriques et sociales qui parfois conduisent les savants à s’aveugler. L’école ne serait pas ainsi l’antichambre de la science, mais bien son sanctuaire.

Il faut mesurer l’ampleur du paradoxe, si l’on souhaite apprécier le cas que nous faisons réellement de notre propre intelligence dans l’instruction courante. Passons au second exemple.


Que doit-on à la société ?

Sans doute rien n’est-il plus naturel que l’éducation, en ce que la famille, le commerce social et l’action publique, par un travail continu et comme anonyme, tirent toujours tant bien que mal chacun de l’enfance à l’âge adulte. Simultanément, ce temps de formation reste pourtant riche des possibilités d’un éveil à autre chose qu’aux réalités sociales qui le portent. Les mathématiques par exemple peuvent bien être enseignées comme des instruments techniques, ou des moyens de sélection scolaire : elles sont pour chacun l’occasion de découvrir en soi la faculté souveraine de comprendre. Aussi l’élève est-il toujours engagé dans un processus double, qui l’attache par un côté aux nécessités de son âge, et par l’autre à l’intelligence humaine et à sa vie propre. Réfléchir sur l’école signifie alors mettre à jour cette dualité, et questionner la manière que chaque institution a de l’assumer, de marquer des hiérarchies et des priorités. Peut-être la véritable pierre de touche d’une école consiste-t-elle à déterminer la part de Pythagore dans son théorème.

Ce n’est donc pas nier que l’école joue un rôle éducatif : après tout la « socialisation » est l’affaire de tous, et si on apprend par surcroît la politesse et la tempérance d’un cours de mathématiques, qui s’en plaindra ? Reste que ce n’est point là son but propre : si la santé est favorisée par la navigation, les capitaines de navire n’en sont pas pour autant médecins. Mais ce n’est pas plus assimiler une quelconque construction politique à l’instruction elle-même : l’espace scolaire n’est pas défini par des décrets ou la signature d’un ministre. Peu importe au fond la forme qu’il prend ; il existe partout où l’esprit revendique et préserve son autonomie face à ce qui ne manquera jamais de chercher à le soumettre : l’État, les religions, les opinions, les intérêts. Et qu’on ait pu désigner par républicain un régime qui, entre autres choses, juge nécessaire de préserver cet espace, ne signifie pas qu’il suffise mécaniquement à un État de revendiquer cette épithète pour la mériter.

C’est que l’instruction ne s’oppose pas en n’importe quel sens aux nécessités sociales. Elle vise moins à substituer des opinions scolaires à des opinions profanes qu’à autoriser chacun de cultiver une forme de dualité mentale. Dans son véritable sens, l’instruction n’apparaît ainsi pas comme une entreprise de formation de la personne, moins encore de conformation, mais bien comme un effort de dédoublement. L’instruction, par les mille ressources de la culture scolaire, permet en effet de faire coïncider en soi le sujet social et une personnalité pouvant dialoguer avec Platon, ou prendre le mouvement des astres pour mesure du grand et du petit plutôt qu’un ticket de métro. La société n’est plus pour l’individu le tout, ni même le champ unique où se déploient les valeurs humaines. On dira en ce sens toute instruction philosophique, en ce qu’un savoir réellement approprié « dédouble » forcément celui qui le possède. Sans cesser d’avoir les opinions ou les mœurs de son temps, le sujet se sait pouvoir participer à un autre ordre de pensées. Cette distance est l’enjeu même de toute culture.

Or en matière scolaire il est bien facile de voir en quoi la rhétorique professionnelle de l’insertion, et celle, sociale, de l’inclusion, reviennent toutes deux à inscrire toujours davantage le sujet dans l’horizon unique d’une communauté et d’un présent auquel il lui faut à toute force se fondre, c’est-à-dire se plier. Sans doute la manière d’enseigner l’histoire n’est pas sans importance en la matière : si l’enseignement du passé se résume à marquer les mille ruptures qui doivent nous conduire à regarder comme des étrangers nos ancêtres et nos prédécesseurs, il est inévitable que l’élève ne se croit d’autre patrie que son propre présent. Être actuel devient dès lors un impératif tout ce qu’il y a de plus conformiste. À l’inverse, être capable de retrouver dans la distance historique la permanence des passions humaines, mais aussi l’unité d’un projet moral, c’est inévitablement inscrire nos mœurs et nos usages contemporains dans un vaste mouvement qui en révèle la contingence, voire le provincialisme.

On voit ainsi que l’instruction et l’intelligence consistent toujours en quelque manière à refuser que ce qui est aille de soi. L’adaptation sociale peut constituer un projet politique, elle ne saurait déterminer un programme scolaire, sauf précisément à confondre le dédoublement induit par la culture avec son strict opposé : l’hypocrisie. Que penser en effet des hiérarchies scolaires si on s’ingénie à n’y voir que l’expression des hiérarchies sociales ? Si le talent est privilège, si tout savoir ou toute maîtrise est en somme la simple transcription mécanique d’une inégalité économique, alors ni science, ni talent, ni quoi que ce soit n’est respectable. Une telle réduction sociologique devrait avoir le courage d’aboutir au cynisme, en révélant la mascarade de la « science » ou de la « culture ». Mais justement, tout en déplorant l’inégalité des chances, on se garde communément de mépriser ouvertement les grandeurs. On veut bien déplorer le malheur des « jeunes » et des « défavorisés », à condition que l’insertion, mieux l’ascension sociale, demeure le but constant de chacun. Que peut-on en effet souhaiter d’autre que de parvenir dans un ordre qui refuse tout contre-champ ? On admet ainsi communément la colère et l’envie qui toujours se tournent vers les puissances, mais non le mépris qui les juge.

Ce double paradoxe – celui d’une instruction qui a perdu le sens de l’intelligible et celui d’une institution qui ne veut plus être instituante mais simple courroie de transmission des forces sociales –, Jacques Muglioni le médite au long de réflexions qui furent autant de prises de position d’un acteur engagé au sein de l’école publique, et à tous ses niveaux. L’actualité de ces critiques ne peut donc manquer d’interpeller le lecteur contemporain quant aux politiques publiques conduites depuis 40 ans. On pourra par exemple se demander si le fait d’avoir confié à l’État la responsabilité exclusive de défendre l’espace spécifiquement scolaire était en définitive une nécessité ou un piège. Ce piège que Victor Goldschmidt appelle le « constantinisme intellectuel » : croire que les armes de l’État sont indispensables à la défense de l’esprit. On voit où l’action publique à conduit indubitablement l’école. Mais est-il si étonnant que la puissance administrant aujourd’hui la société dans des proportions inégalées (en France la dépense publique avoisine les 56 % du PIB annuel !) se soucie peu de l’intelligible et même en ait perdu le sens ? On ne peut attendre d’un intendant qu’il fasse le travail du professeur.

On pourra toutefois, si on souhaite avec l’auteur se délivrer des amertumes politiques, constater que la réflexion sur l’éducation a toujours nécessairement eu une dimension rétrospective et paradoxale. Pour le dire directement, que l’instruction constitue à la fois une vocation naturelle de l’homme et un problème que rien dans sa « nature » ne permette de résoudre, signifie en effet que toute école manifeste clairement ce qu’une société veut pour elle-même. Toute pensée de l’éducation constitue en ce sens nécessairement une méditation morale ; et réfléchir sur l’école – a fortiori sur notre école – met par suite inévitablement en lumière nos contradictions, ce que nous voulons sans réellement le vouloir : la vérité sans l’effort de la science, la liberté sans le risque de la persécution, la puissance publique sans la vigilance des citoyens, etc. C’est donc en dernière instance à un exercice de lucidité sur soi que doit aboutir toute réflexion sur l’école, et non à de faciles dénonciations ou appels à la « réforme », dont la répétition participe sans doute d’un même tenace besoin d’illusion.



L’école ou le loisir de penser, recension par Alain Billecoq

Nous remercions Alain Billecoq de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Les Cahiers Rationalistes, n°651, novembre-décembre 2017.


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Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Préface de Catherine Kintzler, 262 pages, éd. Minerve, Paris 2017, 23 €.

Il faut savoir gré aux éditions Minerve d’avoir choisi de rééditer ce recueil de conférences et d’articles de Jacques Muglioni, ancien Doyen de l’Inspection générale de Philosophie, au moment même où l’avenir de l’École est de nouveau à l’ordre du jour.

Vingt et un textes réunis par l’auteur lui-même à l’instigation pressante de quelques amis composent ce corpus dont le titre résume le propos de façon lumineuse. Il y est, en effet, question de l’école et de la pensée et, bien plus précisément, de l’impératif d’apprendre à penser en toute liberté, c’est-à-dire à l’école. Car l’école est ce lieu et ce temps où l’enfant, ici l’élève, – parce que soustrait quelques heures par jour au monde familial et environnant – prend le temps et apprend à prendre son temps afin de devenir, sans qu’il en ait immédiatement conscience, ce qu’il est. Telle est la signification de la scholè des Grecs. La fin de l’école n’est rien que cela : que le petit homme devienne homme ; et son seul moyen, l’instruction au sens propre du terme. C’est de ce sujet que traitent tous les articles – rédigés de la fin des années 50 aux années 90 –, adressés à quelques journaux d’opinion, à différentes revues pédagogiques et philosophiques, les notes envoyées au ministère de l’Éducation nationale, ou son large et précis tour d’horizon destiné à l’UNESCO, ou encore les conférences devant des publics divers (proviseurs, professeurs).

Prenons un extrait de l’Avant-propos qui ne mâche pas ses mots et illustre, par avance, l’Éloge de l’imprudence (p. 236 & sq). Dans cette présentation écrite pour la publication en 1993, l’auteur explique les raisons de la disparition décrétée par quelques « pédagogues » du mot élève, qui deviendra plus tard apprenant, au profit de l’enfant : « Si le mot élève est aujourd’hui proscrit par les pédagogues, c’est qu’il désigne ce que l’opinion qu’ils ont forgée tend à rejeter, à savoir que tout ce qu’on trouve dans l’enfant ne se vaut pas, que ses diverses inclinations ou capacités n’ont pas la même valeur et qu’en conséquence l’école est faite pour cultiver et élever dans l’enfant ce qui fait la valeur de l’homme. Si tout est égal, point d’école. Ou simplement une garderie sans gardien, un environnement sans différences » (p. 15). Treize ans plus tôt, devant une assemblée de chefs d’établissement scolaire médusés, il avait enfoncé par avance le clou en montrant que l’école soucieuse de coller aux bouleversements sociaux en a oublié sa propre fin qui est d’instruire le petit homme : « La méconnaissance de la finalité et du sens [...] et, par suite, l’absence d’une conviction suffisamment assurée sur la fonction de l’école entraînent une indifférence croissante pour les contenus, c’est-à-dire pour les différentes formes du savoir et de la culture, et laissent libre cours à l’invasion de la pédagogie, tantôt par les procédés dits d’animation, tantôt par les techniques d’apprentissage calquées sur des modèles empruntés aux formes du travail industriel » (p. 37). Et la suite est toute à l’avenant qui constate, avec amertume, que les politiques ont démissionné de leur pouvoir laissé aux mains des « pédagogues » (la plupart des notes adressées aux ministres successifs de toutes tendances ont été remisées au fond des tiroirs), eux-mêmes impliqués dans les courants dominants des « sciences de l’éducation ». Ainsi, de même que l’élève, le professeur a disparu du vocabulaire, de même s’observe dans les programmes où l’on faisait auparavant ses « humanités » l’effacement progressif d’un véritable enseignement des sciences (mathématiques, sciences de la nature, astronomie), des techniques laissées pour compte car non réfléchies, de l’histoire comprise en son sens universel comme fondement de la citoyenneté. Parallèlement, ces mêmes disciplines deviennent oublieuses de leur propre cheminement. Or l’auteur repère que ce vaste dispositif est mis en place par la promotion d’une nouvelle forme d’enseignement nommée « la pédagogie par objectifs » qui n’est rien d’autre, si l’on veut bien y prêter attention, que l’application dans l’instruction du « béhaviorisme » – psychologie des réactions et du comportement – entée dans la psychologie animale qui étudie les performances d’un animal devant effectuer telle ou telle tâche et réagir à un stimulus prédéterminé (on notera au passage qu’une telle doctrine psychologique et la pédagogie qui en découle sont contemporaines du taylorisme et de la parcellisation des gestes et des tâches en usine). Bref, il ne s’agit plus pour l’élève de comprendre ce qu’on lui enseigne mais d’être compétent. Dès lors : « Réagir devant une situation par le déclenchement d’un savoir-faire, ce peut être utile – ou nuisible –, mais c’est le contraire de comprendre. La compréhension, qui a pour objet le sens, n’est pas un comportement. C’est pourquoi l’intelligence ne relève pas d’un dressage, mais d’une éducation qui ne dispense pas de former une idée philosophique de l’homme » (p. 194). Ainsi, négligeant la pensée réfléchissante en l’homme, ces pratiques scolaires conduisent à tenter d’adapter mécaniquement le jeune individu à la société présente et à rendre docile le futur citoyen.

Le long chapitre intitulé « L’enseignement philosophique et l’avenir de l’Europe » (pp. 125-156) reprend bien sûr l’ensemble de ces thèmes, en développe d’autres mais déborde aussi – en dépit de son titre – le cadre strict de la philosophie. Il examine, par exemple, les problèmes de l’enseignement dans ses rapports avec les religions et la question de la laïcité, avec le journalisme (informer n’est pas enseigner), etc., pour conclure : « Si l’Europe en tant que telle a un avenir, c’est par les œuvres de la pensée qui peuvent seules contribuer, par-delà leur diversité à l’unité du monde. Il lui faut alors préserver ses vraies richesses, n’en sacrifier aucune à un principe abstrait d’uniformité qui la conduirait à niveler toutes ses institutions » (p. 156). C’est pourquoi, selon Jacques Muglioni, l’avenir de l’Europe, en tant que telle, ne passe pas par l’uniformisation des pratiques et des idées mais, au contraire, par la reconnaissance mutuelle de leurs diversités. Or seule l’école, au sens défini préalablement, est apte à donner à tout un chacun les instruments de cette compréhension.

Pour conclure j’aimerais citer Catherine Kintzler qui préface la nouvelle édition de cet ouvrage et résume parfaitement en quelques lignes le souci primordial de l’auteur : « Toutes ces opérations d’élucidation reposent sur un moment de remontée (rappel) vers l’essentiel, un mouvement de désencombrement. Le professeur Muglioni s’évertue à faire le ménage, à décharger l’esprit, à le débarrasser des opacités qui l’alourdissent. L’art d’enseigner ne consiste pas à multiplier les objets et les moyens, mais à choisir parcimonieusement les objets et surtout à écarter les obstacles. C’est pourquoi l’école est par essence élémentaire » (p. 12). En cette affaire, le réactionnaire n’est pas celui qu’on croit.


L'école ou le loisir de penser, recension par Henri Dilberman

Nous remercions Henri Dilberman et la Revue philosophique de la France et de l’étranger de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2018/2 (Tome 143), « Analyses et comptes rendus », p. 247-304.


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Jacques Muglioni, L’École ou le loisir de penser, préface de Catherine Kintzler, seconde édition revue et corrigée, Paris, Minerve, 2017, 264 p., 23 €.

Nombre des articles qui composent ce livre – la première édition est de 1993 (CNDP ; analyse dans la Revue, 1995/1, p. 113) – ont paru d’abord dans la Revue de l’enseignement philosophique. Étranger à toute nostalgie réactionnaire, Muglioni entend rendre toute sa force au mot « scholè » – loisir de penser – comme à l’Idée de l’école, inséparable de la philosophie des Lumières et de sa promesse. L’école révèle au plus humble la puissance de l’esprit (p. 61). 

Or, l’on n’a cesse depuis plus de trente ans de tourner le dos à ce concept : tandis que l’hostilité « démocratique » à la méritocratie multiplie les « ghettos scolaires » (C. Kintzler, p. 9), on assiste à une privatisation croissante de l’enseignement (p. 82). Et ce n’est pas que les problèmes de l’école reflètent ceux de la société, ou encore l’emprise des medias (p. 48) ; on a simplement renonce à une vraie école ou on se donnerait la peine d’émanciper les enfants par l’instruction. La pédagogie, et la psychologie qui en est solidaire (p. 47), sous prétexte d’adapter l’école aux élèves a fini par adapter les élèves à ses propres dogmes (p. 39), si bien que nous avons moins affaire aux enfants d’une époque qu’à ceux d’une pédagogie (p. 48). 

Il s’agit donc là d’une véritable trahison (p. 37), qui dépasse la seule politique scolaire. Bien des maux de notre époque ne se comprennent que parce qu’en réalité on les tolère, qu’on reconnaît des raisons jusqu’au terrorisme. Sous prétexte de tolérance, l’on a nié l’unité de la raison humaine, l’on a substitué les cultures – sommes des préjuges ambiants – à la culture, qui est distance favorisée par les humanités (p. 64). Il est remarquable que terroristes et intellectuels mondains se retrouvent dans la même conception des sciences humaines, le structuralisme. Il y a donc complicité de supposés philosophes, d’où l’état dans lequel se trouve l’enseignement de la philosophie, en particulier à l’université : dans une note de la p. 136, Ricœur en prend pour son grade.

Dans ses analyses, M. fait la part belle au ressentiment. C’est toujours une erreur de croire qu’il provient directement de la misère et de l’oppression. Il est en réalité enseigné, inséparable d’une idéologie savante. À cela s’ajoute la responsabilité des indifférents, ceux qui veulent penser qu’à terme toutes choses seront égales, qu’on peut donc fermer les yeux. 

Le savoir scientifique lui-même, spécialisé et sans rapport avec l’idéal encyclopédique, ne mérite plus guère le nom de science. Non seulement la domination de la nature a pris le pas sur la compréhension de l’univers mais le calcul aveugle, algébrique, comparé par Alain (p. 168) à un tunnel sous lequel on ne voit rien de la montagne qu’on traverse, a pris la place du raisonnement. On trouvera la même évolution en droit : la loi n’exprime plus la volonté générale, elle n’est plus qu’une technique littérale. La technocratie est partout, le sens nulle part.

Ajoutons que, davantage encore que les sciences de la nature, l’histoire digne de ce nom est inséparable d’une perspective philosophique. La philosophie est à la culture de l’historien ce que sont les mathématiques à celle du physicien (p. 203). Il ne s’agit pas d’une histoire a priori à la Husserl, M. convoquant bien plutôt le Conflit des facultés de Kant : il faut être sensible à la signification théâtrale qu’a pour l’humanité un grand événement, comme la Révolution française. Au-delà des passions des acteurs de la scène historique, il y a là un signe vers la possibilité des Idées universelles (pp. 205-206).

C’est dire que, moyennant une prise de conscience historique et républicaine, l’école, inséparable en somme de l’essence humaine, pourra continuer son œuvre malgré l’évolution consumériste, productiviste, « démocratique », de notre société. Ce relatif optimisme conduit M. a se demander pourquoi les Droits de l’homme, qui sont universels, n’ont été proclamés que tardivement (p. 216). C’est que des hommes insuffisamment conscients de leur autonomie à l’égard de leur communauté ne pouvaient parvenir à une conscience claire de leur dignité. Malheureusement, avec le culturalisme, nous voici reconduits à la même erreur.

M. s’en prend au fameux « la jeunesse d’aujourd’hui est ainsi ; on n’y peut rien » (p. 153). Non, une école digne de ce nom est toujours possible, il suffit que nous la voulions. « D’ailleurs, s’il s’agissait seulement de suivre la tendance, il ne serait nul besoin d’une volonté politique. Dans l’histoire, ni la république ni l’école publique ne sont des faits d’adaptation » (p. 88). On peut constater que les élèves des écoles de l’Ancien régime ont su faire les révolutions : c’est que l’école la plus traditionnelle recèle un ferment permanent d’avenir et de liberté (p. 73). Est-ce vrai aussi de l’école d’aujourd’hui ? M. se garde bien de le dire. Hélas, autant il est facile de trouver des génies, autant le vrai courage est rare, celui de ceux qui n’ont pas peur de braver l’opinion ni ne se préoccupent d’être à la mode, et se contentent donc, de témoigner, c’est-a-dire de résister. « Aujourd’hui les prévisions de M. sont sous nos yeux » note C. Kintzler (p. 9). Ces textes paraissent alors prophétiques ; ils n’étaient que lucides et sans compromis.