Nous remercions Yves Bottineau de nous autoriser à partager ce texte.
Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, T. 185 n°1, janvier-mars 1995, pages 113-114.
Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, Centre national de Documentation pédagogique, 1993, 270 p., 110 F.
Sous ce titre, à lui seul intempestif, se trouvent enfin accessibles des écrits multiples de J. Muglioni rédigée entre 1958 et 1993 : textes de conférences, articles parus dans diverses revues, pages jamais publiées sans doute, courts propos, sans oublier les patientes notes à l’intention « du » ministre. Le volume s’achève sur des lignes écrites en 1958 : évoquant une ultime fois la République, J. M. rappelle que « la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. »
La chronologie ne dicte donc pas l’ordre de présentation. C’est qu’en effet J. M., avec ardeur et grandeur, répète inlassablement et socratiquement toujours la même chose, précisément parce que le grand verrouillage des esprits et des cœurs, baptisé modernité, emprunte, lui, mille et mille tours. Il n’est donc pas seulement question de la réformation indéfinie de l’enseignement ni non plus des croyances fanatiques à l’échine courbée, qui portent et appellent ces réformes ; il n’est pas seulement question de l’ascension des sciences de l’éducation – et avec elles, de l’apparition de l’élève, et avec lui, des parents d’élèves, et avec eux, de la communauté éducative. Non. J. M. défend l’intelligence parce qu’elle est liberté ; c’est la raison qui l’oblige à rappeler la solidarité qui soude ensemble le sort de l’instruction et celui de la République. Si beaucoup de ces écrits s’opposent à des projets et décisions politiques repérables, leur portée « militante » pourtant est proprement philosophique : il ne saurait y avoir de philosophie vivante sans enseignement philosophique. Voilà en quoi, jusque dans la rigueur et le bonheur de la formulation, c’est plus qu’un air de famille qui unit à Alain J. M. méditant, librement, Platon, Descartes, Kant ou A. Comte.
Finalement, l’ouvrage esquisse un double portrait. Au portrait spirituel d’un homme de cœur fait contrepoint le sombre visage du temps présent. J. M. se livre-t-il sans cesse à des diagnostics contrastés, en distinguant avec force instruction et formation, enseignement et pédagogie, école et lieux de vie, République et démocratie, les élèves et les jeunes, etc. ? On aurait grand tort de voir là un parti pris passéiste. Quand ici et là J. M. évoque avec tendresse l’école qu’il connut élève, nulle idéalisation chimérique du jadis, nulle dépréciation abusive de l’indéfini chantier de la rénovation contemporaine. Non, l’école, à laquelle J. M. se consacre, cette héroïque foi en l’instruction, en la vitale nécessité pour chacun que lui soit, « une fois en la vie », rendu possible, à l’abri des puissances, des pressions, de l’urgence, le loisir de penser, cette nécessité humaine, est à l’évidence une Idée de la Raison – au nom de laquelle juger de l’état de choses et peser autant qu’il est en nous. Il en va de l’école comme de la République : inséparables – leur réalité est suspendue au sens de la grandeur qui habite l’âme des individus autant qu’elles contribuent à l’insuffler.
La philosophie, « passion de l’essentiel », voilà le fil d’Ariane. L’envers de cette conviction, relativisme culturaliste (« depuis qu’on nomme culture ce qu’autrefois on nommait préjugés » !), scepticisme éthico-politique et fanatisme terroriste sont à maintes reprises exécutés dans l’effarante solidarité qu’ils entretiennent (« quand le folklore prétend à l’histoire, c’est le triomphe assuré de la terreur »).
Tout l’ouvrage, dans l’extrême diversité des objets abordés, incarne ce qu’il défend comme culture véritable. L’originalité propre des méditations venues de loin, mille fois reprises, et finalement livrées avec la délicatesse qui fait grâce au lecteur des échafaudages et des repentirs ne saurait tromper.
Finalement, avouons notre préférence pour les écrits appelés lectures philosophiques et aussi deux vifs regrets. C’est qu’en effet, d’abord, quelques philosophes authentiques paraissent sans vraie raison philosophique trop malmenés, au détour de quelque phrase. L’Être et le Néant mérite d’être lu pour la philosophie de la liberté que Sartre élabore ; quel que soit le jugement porté sur la vie et le rôle public de l’auteur, l’œuvre ne peut avec bonne foi y être réduite. Quant aux politiques menées au nom du marxisme-léninisme, elles entretiennent un rapport souvent aussi éclairant avec l’œuvre de Marx que l’Inquisition avec les Évangiles. Il n’y a aucune raison de s’en tenir à la caricature dogmatique à laquelle S. Weil elle-même n’échappe pas pour parler des œuvres hautement problématiques dans lesquelles Marx n’a jamais achevé sa philosophie. D’autre part et par-dessus tout, quel regret que J. M. ait si peu livré ses « lectures ». Partout en effet, quel que soit l’objet, vibre et résonne Platon, mais aussi A. Comte, mais enfin Rousseau. Les pages modestement appelées En lisant Rousseau sont lumineuses : maîtrise et précision parviennent en moins de dix pages à tout tenir ensemble comme doigts de la main.
Bref, on sent bien une méfiance toute platonicienne à l’égard de l’écrit, et que ce style si ramassé, qui coupe élégamment toutes les amarres, est d’une façon d’écrire faite pour échapper au livre. Toutefois, l’union de la ferveur et de la connaissance rigoureuse des œuvres est si précieuse qu’il ne saurait déplaire aux dieux que J. M. fasse à ses contemporains le don gracieux d’autres lectures encore.