L’école ou le loisir de penser, recension par Alain Billecoq

Nous remercions Alain Billecoq de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans Les Cahiers Rationalistes, n°651, novembre-décembre 2017.


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Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Préface de Catherine Kintzler, 262 pages, éd. Minerve, Paris 2017, 23 €.

Il faut savoir gré aux éditions Minerve d’avoir choisi de rééditer ce recueil de conférences et d’articles de Jacques Muglioni, ancien Doyen de l’Inspection générale de Philosophie, au moment même où l’avenir de l’École est de nouveau à l’ordre du jour.

Vingt et un textes réunis par l’auteur lui-même à l’instigation pressante de quelques amis composent ce corpus dont le titre résume le propos de façon lumineuse. Il y est, en effet, question de l’école et de la pensée et, bien plus précisément, de l’impératif d’apprendre à penser en toute liberté, c’est-à-dire à l’école. Car l’école est ce lieu et ce temps où l’enfant, ici l’élève, – parce que soustrait quelques heures par jour au monde familial et environnant – prend le temps et apprend à prendre son temps afin de devenir, sans qu’il en ait immédiatement conscience, ce qu’il est. Telle est la signification de la scholè des Grecs. La fin de l’école n’est rien que cela : que le petit homme devienne homme ; et son seul moyen, l’instruction au sens propre du terme. C’est de ce sujet que traitent tous les articles – rédigés de la fin des années 50 aux années 90 –, adressés à quelques journaux d’opinion, à différentes revues pédagogiques et philosophiques, les notes envoyées au ministère de l’Éducation nationale, ou son large et précis tour d’horizon destiné à l’UNESCO, ou encore les conférences devant des publics divers (proviseurs, professeurs).

Prenons un extrait de l’Avant-propos qui ne mâche pas ses mots et illustre, par avance, l’Éloge de l’imprudence (p. 236 & sq). Dans cette présentation écrite pour la publication en 1993, l’auteur explique les raisons de la disparition décrétée par quelques « pédagogues » du mot élève, qui deviendra plus tard apprenant, au profit de l’enfant : « Si le mot élève est aujourd’hui proscrit par les pédagogues, c’est qu’il désigne ce que l’opinion qu’ils ont forgée tend à rejeter, à savoir que tout ce qu’on trouve dans l’enfant ne se vaut pas, que ses diverses inclinations ou capacités n’ont pas la même valeur et qu’en conséquence l’école est faite pour cultiver et élever dans l’enfant ce qui fait la valeur de l’homme. Si tout est égal, point d’école. Ou simplement une garderie sans gardien, un environnement sans différences » (p. 15). Treize ans plus tôt, devant une assemblée de chefs d’établissement scolaire médusés, il avait enfoncé par avance le clou en montrant que l’école soucieuse de coller aux bouleversements sociaux en a oublié sa propre fin qui est d’instruire le petit homme : « La méconnaissance de la finalité et du sens [...] et, par suite, l’absence d’une conviction suffisamment assurée sur la fonction de l’école entraînent une indifférence croissante pour les contenus, c’est-à-dire pour les différentes formes du savoir et de la culture, et laissent libre cours à l’invasion de la pédagogie, tantôt par les procédés dits d’animation, tantôt par les techniques d’apprentissage calquées sur des modèles empruntés aux formes du travail industriel » (p. 37). Et la suite est toute à l’avenant qui constate, avec amertume, que les politiques ont démissionné de leur pouvoir laissé aux mains des « pédagogues » (la plupart des notes adressées aux ministres successifs de toutes tendances ont été remisées au fond des tiroirs), eux-mêmes impliqués dans les courants dominants des « sciences de l’éducation ». Ainsi, de même que l’élève, le professeur a disparu du vocabulaire, de même s’observe dans les programmes où l’on faisait auparavant ses « humanités » l’effacement progressif d’un véritable enseignement des sciences (mathématiques, sciences de la nature, astronomie), des techniques laissées pour compte car non réfléchies, de l’histoire comprise en son sens universel comme fondement de la citoyenneté. Parallèlement, ces mêmes disciplines deviennent oublieuses de leur propre cheminement. Or l’auteur repère que ce vaste dispositif est mis en place par la promotion d’une nouvelle forme d’enseignement nommée « la pédagogie par objectifs » qui n’est rien d’autre, si l’on veut bien y prêter attention, que l’application dans l’instruction du « béhaviorisme » – psychologie des réactions et du comportement – entée dans la psychologie animale qui étudie les performances d’un animal devant effectuer telle ou telle tâche et réagir à un stimulus prédéterminé (on notera au passage qu’une telle doctrine psychologique et la pédagogie qui en découle sont contemporaines du taylorisme et de la parcellisation des gestes et des tâches en usine). Bref, il ne s’agit plus pour l’élève de comprendre ce qu’on lui enseigne mais d’être compétent. Dès lors : « Réagir devant une situation par le déclenchement d’un savoir-faire, ce peut être utile – ou nuisible –, mais c’est le contraire de comprendre. La compréhension, qui a pour objet le sens, n’est pas un comportement. C’est pourquoi l’intelligence ne relève pas d’un dressage, mais d’une éducation qui ne dispense pas de former une idée philosophique de l’homme » (p. 194). Ainsi, négligeant la pensée réfléchissante en l’homme, ces pratiques scolaires conduisent à tenter d’adapter mécaniquement le jeune individu à la société présente et à rendre docile le futur citoyen.

Le long chapitre intitulé « L’enseignement philosophique et l’avenir de l’Europe » (pp. 125-156) reprend bien sûr l’ensemble de ces thèmes, en développe d’autres mais déborde aussi – en dépit de son titre – le cadre strict de la philosophie. Il examine, par exemple, les problèmes de l’enseignement dans ses rapports avec les religions et la question de la laïcité, avec le journalisme (informer n’est pas enseigner), etc., pour conclure : « Si l’Europe en tant que telle a un avenir, c’est par les œuvres de la pensée qui peuvent seules contribuer, par-delà leur diversité à l’unité du monde. Il lui faut alors préserver ses vraies richesses, n’en sacrifier aucune à un principe abstrait d’uniformité qui la conduirait à niveler toutes ses institutions » (p. 156). C’est pourquoi, selon Jacques Muglioni, l’avenir de l’Europe, en tant que telle, ne passe pas par l’uniformisation des pratiques et des idées mais, au contraire, par la reconnaissance mutuelle de leurs diversités. Or seule l’école, au sens défini préalablement, est apte à donner à tout un chacun les instruments de cette compréhension.

Pour conclure j’aimerais citer Catherine Kintzler qui préface la nouvelle édition de cet ouvrage et résume parfaitement en quelques lignes le souci primordial de l’auteur : « Toutes ces opérations d’élucidation reposent sur un moment de remontée (rappel) vers l’essentiel, un mouvement de désencombrement. Le professeur Muglioni s’évertue à faire le ménage, à décharger l’esprit, à le débarrasser des opacités qui l’alourdissent. L’art d’enseigner ne consiste pas à multiplier les objets et les moyens, mais à choisir parcimonieusement les objets et surtout à écarter les obstacles. C’est pourquoi l’école est par essence élémentaire » (p. 12). En cette affaire, le réactionnaire n’est pas celui qu’on croit.