De la superstition à la servitude


Voici un extrait de la Préface au Traité théologico-politique (1670), volontairement abrégée. Spinoza nous fait assister à l'enchaînement quasi-nécessaire qui conduit les hommes, victimes de la superstition, à se soumettre à la tyrannie d'un seul. Rarement la collusion entre les institutions religieuses et le pouvoir despotique n'aura été soulignée avec autant de force et de rigueur. 
 

« Si les hommes étaient capables de gouverner toute la conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition. Mais comme ils sont souvent placés dans un si fâcheux état qu’ils ne peuvent prendre aucune résolution raisonnable, comme ils flottent presque toujours misérablement entre l’espérance et la crainte, pour des biens incertains qu’ils ne savent pas désirer avec mesure, leur esprit s’ouvre alors à la plus extrême crédulité ; il chancelle dans l’incertitude ; la moindre impulsion le jette en mille sens divers, et les agitations de l’espérance et de la crainte ajoutent encore à son inconstance. (..) Ce sont là des faits que personne n’ignore, je suppose, bien que la plupart des hommes, à mon avis, vivent dans l’ignorance d’eux-mêmes (...). 
« Qu’il leur arrive en effet, tandis qu’ils sont en proie à la crainte, quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils en augurent aussitôt que l’avenir leur sera propice ou funeste ; et cent fois trompés par l’événement, ils n’en croient pas moins pour cela aux bons et aux mauvais présages. Sont-ils témoins de quelque phénomène extraordinaire et qui les frappe d’admiration, à leurs yeux c’est un prodige qui annonce le courroux des dieux, de l’Être suprême ; et ne pas fléchir sa colère par des prières et des sacrifices, c’est une impiété pour ces hommes que la superstition conduit et qui ne connaissent pas la religion. Ils veulent que la nature entière soit complice de leur délire, et, féconds en fictions ridicules, ils l’interprètent de mille façons merveilleuses. (...) La véritable cause de la superstition, ce qui la conserve et l’entretient, c’est donc la crainte. (...) 
« De l’explication que je viens de donner de la cause de la superstition, il résulte que tous les hommes y sont naturellement sujets (quoi qu’en disent ceux qui n’y voient qu’une marque de l’idée confuse qu’ont tous les hommes de la Divinité). (...) Car ainsi que nous l’avons déjà fait voir, et suivant l’excellente remarque de Quinte-Curce (liv. VI, ch. 18) ; " Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude. " Et voilà ce qui porte si aisément le peuple, sous une apparence de religion, tantôt à adorer ses rois comme des dieux, tantôt à les détester comme le fléau du genre humain. Pour obvier à ce mal, on a pris grand soin d’entourer la religion, vraie ou fausse, d’un grand appareil et d’un culte pompeux, pour lui donner une constante gravité et imprimer à tous un profond respect ; ce qui, pour le dire en passant, a parfaitement réussi chez les Turcs où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer. 
« Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage, et que la chose du monde la plus glorieuse soit à leurs yeux de donner leur sang et leur vie pour servir l’orgueil d’un seul homme, comment concevoir rien de semblable dans un État libre, et quelle plus déplorable entreprise que d’y répandre de telles idées, puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun. (...) 
« Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne, religion d’amour, de bonheur, de paix, de continence, de bonne foi, se combattre les uns les autres avec une telle violence et se poursuivre d’une haine si farouche, que c’est bien plutôt par ces traits qu’on distingue leur religion que par les caractères que je disais tout à l’heure. (...) En cherchant la cause de ce mal, j’ai trouvé qu’il vient surtout de ce qu’on met les fonctions du sacerdoce, les dignités, les devoirs de l’Église au rang des avantages matériels, et que le peuple s’imagine que toute la religion est dans les honneurs qu’il rend à ses ministres. (...) Il ne faut point s’étonner, après cela, qu’il ne soit resté de l’ancienne religion que le culte extérieur (qui en vérité est moins un hommage à Dieu qu’une adulation), et que la foi ne soit plus aujourd’hui que préjugés et crédulités. Et quels préjugés, grand Dieu ? des préjugés qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, le discernement du vrai et du faux, et qui semblent avoir été forgés tout exprès pour éteindre, pour étouffer le flambeau de la raison humaine. La piété, la religion, sont devenues un amas d’absurdes mystères, et il se trouve que ceux qui méprisent le plus la raison, qui rejettent, qui repoussent l’entendement humain comme corrompu dans sa nature, sont justement, chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine. » 


Spinoza, Traité théologico-politique, Préface, trad. Emile Saisset (1842)

Liberté et servitude humaines


La servitude dans laquelle nous tiennent nos passions est à la fois ce que nous connaissons le mieux par expérience, et ce que les mots semblent peiner à saisir clairement. La pensée de Spinoza vaut ici avertissement, parce qu'elle ne prétend vaincre cette confusion que par l'attention. 
 

« J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à gouverner et à réduire ses affects ; soumis aux affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affects. » 

Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, IVe partie, Préface. 

« Par vertu et puissance j'entends la même chose ; c'est-à-dire (prop.7 partie III) la vertu, en tant qu'elle se rapporte à l'homme, est l'essence même ou la nature de l'homme en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses pouvant se connaître par les seules lois de sa nature » 

Op. cit., IVe partie, définition 7.

La colère de Platon


Plutarque nous fait ici le récit d'une célèbre colère de Platon, qui fut également l'occasion de rappeler que croire n'est pas savoir, et que la réussite technique, pour être utile, n'en est pas pour autant digne du nom de science.


C’est la deuxième guerre punique ; l’armée romaine vient faire le siège de Syracuse avec toutes ses machines de guerre. Ce siège durera de 215 à 212 avant J.C. 

XVIII. Mais Archimède ne tenait pas grand compte de toutes ces machines, qui, en effet, n'étaient rien auprès des siennes : non qu'il les donnât pour des inventions d'un grand prix; il ne les re-gardait lui-même que comme de simples jeux de géométrie, qu'il n'avait faits que dans des moments de loisir, et la plupart sur les instances du roi Hiéron, qui ne cessait de l'engager à tourner son art, des choses purement intellectuelles, vers les objets sensibles, et de rendre ses raisonnements en quelque sorte accessibles aux sens et palpables au commun des hommes, en les appliquant par l'expérience à des choses d'usage. Cette mécanique si recherchée, si vantée, eut pour premiers inventeurs Eudoxe et Archytas, qui voulurent par là embellir et égayer pour ainsi dire la géométrie, en appuyant, par des exemples sensibles et sur des preuves mécaniques, certains problèmes dont la démonstration ne pou-vait être fondée sur le raisonnement et sur l'évidence. Tel est le problème des deux moyennes propor-tionnelles, qu'on ne peut trouver par des démonstrations géométriques, et qui sont néanmoins une base nécessaire pour la solution de plusieurs autres problèmes. Ces deux géomètres le résolurent par des procédés mécaniques, au moyen de certains instruments appelés mésolabes, tirés des lignes courbes et des sections coniques. Mais quand Platon leur eut reproché avec indignation qu'ils corrompaient la géométrie; qu'ils lui faisaient perdre toute sa dignité, en la forçant comme un esclave de descendre, des choses immatérielles et purement intelligibles, aux objets corporels et sen- 175 sibles; d'employer une vile matière qui exige le travail des mains, et sert à des métiers serviles : dès lors la mécanique, dégradée, fut séparée de la géométrie; et, longtemps méprisée par la philosophie, elle devint un des arts militaires. 
XIX. Archimède avança un jour au roi Hiéron, dont il était le parent et l'ami, qu'avec une force donnée, on pouvait remuer un fardeau, de quelque poids qu'il fût. Plein de confiance en la force de sa démonstration, il se vanta que, s'il avait une autre terre, il remuerait à son gré celle-ci, en passant dans l'autre. Le roi, étonné de cette assertion, le pria de réduire en pratique son problè-me, et de lui faire voir une grande masse remuée par une petite force. Archimède ayant fait tirer à terre, avec un grand travail, et à force de bras, une des galères du roi, ordonna qu'on y mît la char-ge ordinaire, avec autant d'hommes qu'elle en pourrait contenir; ensuite, s'étant assis à quelque dis-tance, sans employer d'effort, en tirant doucement de la main le bout d'une machine à plusieurs poulies, il ramène à lui la galère, qui glissait aussi légèrement et avec aussi peu d'obstacle que si elle avait fendu les flots. Le roi, émerveillé d'un tel pouvoir de l'art, engagea Archimède à lui faire toutes sortes de machines et de batteries de siège, soit pour l'attaque, soit pour la défense des pla-ces. Mais il n'en fit point d'usage, car il passa presque tout son règne sans faire la guerre, et vécut dans une profonde paix. Tous ces préparatifs servirent alors aux Syracusains, à qui ils furent d'un grand secours, et qui, outre les machines, eurent l'artiste qui les avait faites. 

PLUTARQUE, Vie de Marcellus (Trad. D. RICARD, 1830) 


…Platon blâmait Eudoxe, Archytas et Ménechme, qui cherchaient à opérer la duplication du cube à l’aide d’opérations et d’instruments mécaniques, comme s’il n’était pas possible au moyen de démonstrations purement mathématiques, de trouver deux moyennes proportionnelles. Il disait que c’est perdre et dénaturer ce qu’il y a d’excellent dans la géométrie, que la ramener aux objets sensibles au lieu de l’élever dans une région supérieure, au lieu de lu faire embrasser ces éternelles et incorporelles images dont la contemplation desquelles se plaît Dieu, restant par là toujours Dieu.

PLUTARQUE, Les propos de table, VIII, II Trad. V. Bétolaud 1871