Le naturel "philosophe" du gardien [375a-376c]

Socrate a suivi Glaucon dans la construction d'une société malade, d'une société de désirs ; or l'excès engendre la guerre et donc la nécessité d'une classe de la population vouée à la conquête des terres nécessaires aux passions publiques et privées, comme à la défense de la cité. Ce sont les gardiens, dont l'éducation sera tout l'enjeu des premiers livres. Mais comment éduquer un guerrier s'il n'a une nature qui le rend apte à l'éducation et à la civilité? L'image du chien, animal dont la nature à la fois placide et ardente, doit nous permettre de comprendre ce que l'art de la guerre et la philosophie ont en commun, nous guidera ici dans l'examen de la justice comme douceur et discernement dans l'action. 

 

— Eh bien crois-tu, dis-je, que la nature d’un jeune chien né pour la garde diffère en rien de celle d’un jeune homme bien né ? 
— Que veux-tu dire ? 
— Que par exemple chacun d’eux doit avoir les sens aiguisés pour apercevoir sa proie, et être assez rapide pour la rattraper à la course quand il l’a aperçue, et vigoureux aussi, s’il lui faut vaincre sa proie quand il l’a attrapée. 
— Oui, dit-il, il faut tout cela. 
— Et à coup sûr qu’il soit plein d'ardeur , s’il doit bien combattre. 
— Oui, bien sûr. 
— Mais s’agissant de cette ardeur , est-ce que s’il n’est pas plein de cœur, un cheval, un chien ou quelque autre animal sera disposé à l’être ?(b) Ne t’es-tu pas rendu compte à quel point le cœur est chose impossible à combattre et à vaincre, et que quand il l’assiste l’âme est, en son entier, face à toutes choses, dépourvue de peur et indomptable ? Si, je m’en suis rendu compte. 
— Donc, du côté du corps, on voit comment doit être le gardien, 
— Oui. 
— Et pour ce qui touche à l’âme aussi, n’est-ce pas, à savoir qu’il doit être plein de cœur. 
— Oui, on le voit aussi. 
— Alors, dis-je, Glaucon, de quelle façon éviter que les gardiens se comportent avec sauvagerie les uns envers les autres et envers le reste des citoyens, si teilles sont leurs natures ? 
— Par Zeus, dit-il, ce n’est pas facile. 
— Et cependant il faut bien qu’envers ceux (c) de chez eux ils soient doux, et durs envers les ennemis. Sinon, ils n’attendront pas que d’autres les détruisent, mais ils prendront les devants pour le faire eux-mêmes. 
— C’est vrai, dit-il. 
— Que ferons-nous alors ? dis-je. Où trouverons-nous une façon d’être à la fois douce, et pleine de cœur ? Car une nature douce est en quelque sorte le contraire d’une nature pleine de cœur. 
— C’est ce qui apparaît. 
— Et cependant, si quelqu’un est privé de l’une de ces deux natures, il n’y a aucune chance qu’il devienne un bon gardien. Or ceci ressemble à une situation impossible, et s’il en est ainsi (d) il en découle donc qu’il est impossible que se forme un bon gardien. 
— C’est bien probable, dit-il. Me sentant dans l’impasse moi aussi, et examinant ce qui avait été dit avant : 
— C’est justice, mon ami, dis-je, que nous soyons dans l’impasse : car nous avons dérivé loin de l’image que nous avions posée d’abord. 
— Que veux-tu dire ? 
— Nous ne nous sommes pas aperçus qu’existent en fait des natures telles que celles que nous avons crues impossibles, possédant ces aptitudes contraires. 
— Où donc ? 
— On pourrait certes les voir chez d’autres animaux aussi, mais surtout chez celui que nous comparions au gardien ; (e) tu sais bien que les chiens de bonne race, c’est là leur façon d’être naturelle : envers ceux qui vivent avec eux et leur sont connus, ils sont les plus doux possible, et envers ceux qu’ils ne connaissent pas, le contraire. 
— Je le sais bien. 
— Cela est donc possible, dis-je, et il n’est pas contre nature que nous cherchions un gardien qui soit tel. 
— Apparemment pas. 
— Ton avis est-il alors que celui qui va être voué à la garde doit avoir aussi, en plus du cœur, une nature philosophe ? 
— Comment donc ? dit-il. Je ne conçois pas (376) cela. 
— Cela aussi, dis-je, tu l’observeras chez les chiens, et cela mérite qu’on s’en étonne chez un animal. 
— De quoi s’agit-il ? 
— Du fait qu’à tout inconnu qu’il voit, il gronde, sans avoir reçu auparavant de lui aucun mal ; mais que devant tout homme connu, il se fait affectueux, même s’il n’en a encore jamais reçu aucun bien. Ne t’en es-tu encore jamais étonné ? 
— Non, dit-il, jusqu’à présent je n’y avais pas vraiment prêté attention. Mais on voit bien que c’est ce qu’il fait. 
— Eh bien la sensibilité de sa nature paraît bien délicate, (b) et philosophique au vrai sens du mot. 
— En quel sens ? 
— En ce que, dis-je, il ne distingue un visage ami d’un ennemi par rien d’autre que par ceci : l’un il le connaît, l’autre il l’ignore. Certes, comment ne serait-il pas ami de la connaissance, l’être qui par la connaissance et par l’ignorance délimite ce qui est de chez lui et ce qui lui est étranger ? 
— Impossible, dit-il, qu’il ne le soit pas. 
— Mais, dis-je, ce qui est ami de la connaissance et ce qui est ami de la sagesse, philosophe, c’est la même chose ? 
— Oui, la même chose, dit-il. 
— Poserons-nous donc sans hésiter que dans le cas de l’homme aussi, si l’on veut qu’il soit doux envers ceux de chez lui (c) et ceux qu’il connaît, il faut qu’il soit par nature philosophe et ami de la connaissance ? 
- Oui, nous le poserons, dit-il.

La cité industrieuse, une paix de "pourceaux"? République II [372a-373a]

La première idée qui nous vient d'une cité juste et en paix est celle d'une économie prospère, où chacun trouve par son travail sa place et sa dignité. De même, une vie bonne serait une vie simple où les nécessités du corps sont satisfaites sobrement. Mais est-ce bien là une vie ? Et que signifie en nous l'aspiration à vivre dans le confort et le superflu? Le luxe est-il immoral? Et n'est-il pas la source de tous nos malheurs politiques et sociaux? 
 


Examinons donc en premier lieu de quelle façon vivront les hommes qu’on aura ainsi équipés. Est-ce autrement qu’en faisant du pain, du vin, des manteaux, et des chaussures ? Ils se construiront des maisons, l’été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, et l’hiver habillés et (b) chaussés de façon suffisante. Ils se nourriront en préparant de la farine à partir de l’orge, et de la farine fine à partir du blé, cuisant l’une, pétrissant l’autre, disposant de braves galettes et du pain sur du roseau ou sur des feuilles propres ; s’allongeant sur des couches jonchées de smilax et de myrte, ils feront de bons repas, eux-mêmes et leurs enfants, buvant ensuite du vin, la tête couronnée et chantant des hymnes aux dieux ; ils s’uniront agréablement les uns avec les autres, ne faisant pas d’enfants (c) au-delà de ce que permettent leurs ressources, pour se préserver de la pénurie et de la guerre. 

Alors Glaucon se saisissant de la parole : 
— C’est apparemment sans aucun plat cuisiné, dit-il, que tu fais festoyer ces hommes. 

— Tu dis vrai, répondis-je. J’avais oublié qu’ils auraient aussi des plats cuisinés ; il est évident qu’ils auront du sel, des olives et du fromage, et qu’ils se feront cuire des oignons et des verdures, le genre de potées qu’on fait à la campagne. Nous trouverons même le moyen de leur servir des friandises faites avec des figues, des pois chiches et des fèves, et ils se feront griller au feu (d) des fruits du myrte et du chêne tout en buvant modérément. Passant ainsi leur vie en paix et en bonne santé, et décédant sans doute à un grand âge, ils transmettront à leurs descendants une vie semblable à la leur. Et lui : 

— O Socrate, si c’était une cité de porcs que tu constituais, dit-il, les engraisserais-tu d’autre chose ? 

— Mais comment faut-il faire, Glaucon ? dis-je. 

— Il faut précisément faire ce qui est admis, dit-il. Je crois que des hommes qu’on ne veut pas mettre dans la misère s’assoient sur des lits, dînent (e) à des tables, et ont exactement les mêmes plats cuisinés et friandises qu’ont les hommes d’aujourd’hui. 

— Bien, dis-je. Je comprends. Ce n’est pas seulement une cité, apparemment, que nous examinons, pour voir comment elle naît, mais encore une cité dans le luxe. Eh bien, peut-être cela n’est-il pas mauvais : car en examinant une telle cité nous pourrons peut-être distinguer, en ce qui concerne tant la justice que l’injustice, d’où elles naissent un jour dans les cités. Certes, la cité véritable me semble être celle que nous avons décrite, en tant qu’elle est une cité en bonne santé ; mais si vous le voulez, nous considérerons aussi une cité atteinte de fièvre. Rien ne l’empêche. Car bien sûr à certains, à ce qu’il semble, (373) cela ne suffira pas, ni ne suffira non plus ce régime, mais ils auront en plus des lits, des tables, et les autres meubles, et des plats cuisinés, c’est sûr, des baumes, des parfums à brûler, des hétaïres et des gâteaux, et chacune de ces choses sous toutes sortes de formes. Et en particulier il ne faudra plus déterminer le nécessaire pour ce dont nous parlions en premier lieu, les maisons, les manteaux, et les chaussures, mais il faudra mobiliser la peinture et la broderie, et il faudra acquérir or, ivoire, et toutes les matières semblables. N’est-ce pas ? 

— Oui, dit-il.

le programme de l'ambition. République II [365a-366b]

Si la vie est par nature mère d'injustice, il appartiendra aux âmes bien nées de relever son défi, et de tout braver pour obtenir le pouvoir. L'ambitieux saura ainsi s'adjoindre ses semblables, c'est-à-dire ses compagnons de conquêtes, pour tromper la masse et sauver les apparences, tandis qu'il apprendra à retourner la crainte religieuse contre elle-même. L'injuste sera alors même aimé des Dieux. En plaidant ainsi le mal pour le mal, Adimante achève donc ici de formuler le defi que son frère Glaucon et lui-même adressent à Socrate, et auquel répond l'ensemble de la République. 

Adimante parle. 

Tous les arguments de ce style et de cette qualité, mon cher Socrate, dit-il, que l’on avance au sujet de l’excellence et du vice, pour expliquer quelle valeur les humains et les dieux leur accordent, quel effet croyons-nous qu’ils peuvent avoir sur les âmes des jeunes gens qui les ont entendus, quand ils ont une bonne nature, et sont pour ainsi dire aptes à butiner tout ce qu’on leur dit, et à en déduire quel homme b il faut être et où il faust se diriger pour passer sa vie de la façon la meilleure ? Selon toute apparence ce jeune homme se dirait à lui-même, avec les "mots de Pindare, cette phrase célèbre : "La haute muraille, l’escaladerai-je selon la justice, ou par des ruses torses ?", pour ainsi passer ma vie bien retranché ? Car ce que l’on en dit indique que je n’aurai aucun profit à être juste, à moins d’en avoir aussi l’apparence, tandis que les souffrances et les punitions qui en découleraient sont évidentes. En revanche, l’homme injuste qui s’est procuré une semblance de justice, une vie bénie des dieux lui est attribuée, Donc, puisque le "sembler", comme les sages me le font voir, "peut faire violence même à la vérité ", et qu’il est le maître du bonheur, c’est vers lui qu’il faut entièrement se tourner. En guise de façade et de décor il me faut dessiner en cercle tout autour de moi une image en trompe l’œil de l’excellence, et par-derrière tirer le renard avide et changeant du très sage Archiloque "Mais, dira-t-on, il n’est pas facile de toujours passer inaperçu, quand on est méchant." Rien d’autre de ce qui est important, dirons-nous, n’est non plus d’accès aisé. Et cependant, d si nous voulons être heureux, c’est par là qu’il faut passer, en suivant la trace qu’indiquent les arguments. Pour ce qui est de passer inaperçu, nous formerons des conspirations et des sociétés de camarades, et il existe des professeurs de persuasion, qui donnent le savoir-faire spécialisé pour s’adresser à l’assemblée populaire et au tribunal ; avec cette aide, dans "certains cas nous persuaderons, dans les autres nous ferons violence, et réussirons à nous assurer l’avantage sans en être châtiés, "Mais les dieux, il n’est possible ni d’échapper à leur regard, ni de leur faire violence !" Et alors ? s’ils n’existent pas, ou s’ils ne se soucient en rien des affaires humaines, pourquoi devrions-nous nous soucier e d’échapper à leur regard ? Et s’ils existent, et qu’iIs s’en soucient, nous ne les connaissons, ou n’avons entendu parler d’eux, par aucune autre source que par les lois’, et par les poètes qui ont composé leurs généalogies ; or ce sont justement les mêmes qui assurent qu’ils sont susceptibles d’être subornés, de se laisser convaincre "par des sacrifices, de douces prières faut ou bien croire en l’une et en l’autre de ces thèses, ou bien en aucune. Et donc s’il faut y croire, il faut aussi commettre des injustices et offrir des sacrifices avec les bénéfices de ces injustices. 366 Car en étant justes, nous gagnerons seulement de ne pas être châtiés par les dieux, mais nous renoncerons aux profits qui naissent de l’injustice. Tandis qu’en étant injustes, nous gagnerons les profits et, grâce à nos supplications, tout en continuant à transgresser les lois et à commettre des fautes, nous persuaderons les dieux de nous laisser échapper au châtiment. "Mais chez Hadès, les injustices que nous pourrons avoir commises ici, nous en serons châtiés, nous-mêmes ou les enfants de nos enfants," 
— Mais, mon ami, dira celui qui calcule ainsi, les initiations, elles aussi, ont une grande puissance, ainsi que les dieux salvateurs, à ce que disent les plus grandes des cités et ces enfants de dieux "qui, devenus poètes et porte-parole des dieux, révèlent qu’il en est bien ainsi. 
Quel autre argument, par conséquent, pourrait nous faire préférer la justice à la plus grande injustice ? Si nous acquérons cette dernière en la parant d’une bonne pré- sentation trompeuse, nous réussirons comme nous l’entendons à la fois auprès des dieux et auprès des hommes, aussi bien pendant notre vie qu’après, selon l’argument avancé par la masse des gens comme par les gens éminents. À partir de tout ce qui a été dit, quel procédé utiliser, Socrate, pour qu’un homme c qui dispose de quelque puissance de l’âme, du corps, d’argent ou de naissance, consente à honorer la justice, au lieu de se mettre à rire quand il entend en faire l’éloge ?