Platon

Un élève un peu trop doué doué... Alcibiade [104ab]

Les meilleures natures ne portent pas nécessairement les meilleurs fruits, la preuve par Alcibiade élève d'élite et apprenti ambitieux. Une introduction à la lecture de ce dialogue portant sur la connaissance de soi, la maîtrise de ses vertus, plus encore que la domestication de ses vices, mais aussi un écho de République V. 

 

SOCRATE : Fils de Clinias, tu es sans doute surpris qu’ayant été ton premier amoureux, je sois le seul qui ne te quitte pas, quand les autres ont cessé de t’aimer, et que, tandis qu’ils t’agaçaient de leurs entretiens, moi je ne t’aie pas même adressé la parole pendant tant d’années. Et la cause n’en était pas dans quelque considération humaine, mais dans l’opposition d’un démon, dont tu apprendras plus tard le pouvoir. À présent qu’il ne s’y oppose plus, je viens à toi et j’ai bon espoir qu’à l’avenir il ne s’y opposera pas davantage. Pendant ce temps, j’examinais comment tu te comportais à l’égard de tes amoureux et voici à peu près ce que j’ai remarqué. Si nombreux et si fiers qu’ils fussent, il n’en est pas un que tu n’aies traité de haut et qui ne se soit retiré. Et la raison de tes dédains, je vais te la dire. Tu prétends n’avoir jamais besoin de personne, parce que tu as assez d’avantages, à commencer par le corps et à finir par l’âme, pour n’avoir besoin d’aucun secours. D’abord tu te dis que tu es très beau et très grand, et en cela tout le monde peut voir que tu ne te trompes pas ; ensuite que tu appartiens à une des plus vaillantes familles de ta cité, qui est la plus grande de la Grèce, que tu y as, du côté de ton père, beaucoup d’amis et de parents du premier rang, qui pourront te seconder en cas de besoin, et que tu n’en as pas moins ni de moins considérables du côté de ta mère. Mais plus encore que sur tous ces avantages que je viens d’énumérer, tu comptes sur l’influence de Périclès, fils de Xanthippe, que ton père vous a laissé pour tuteur, à toi et à ton frère, Périclès, qui peut faire ce qu’il veut, non seulement dans cette ville, mais dans toute la Grèce et chez beaucoup de grandes nations barbares. J’ajouterai que tu es au nombre des riches, mais c’est de quoi tu me parais être le moins fier. Gonflé de tous ces avantages, tu t’es mis au-dessus de tes amoureux, et eux, sentant leur infériorité, se sont tenus pour battus, et tu t’en es bien rendu compte. Voilà pourquoi tu te demandes, j’en suis sûr, quelle idée je puis avoir pour ne pas renoncer à mon amour et dans quel espoir je reste, quand les autres se sont retirés. 

ALCIBIADE : Mais peut-être ne sais-tu pas, Socrate, que tu ne m’as prévenu que d’un moment. J’avais en effet l’intention de t’aborder le premier et de te poser cette question même : « Que veux-tu donc et qu’espères-tu en m’importunant et en te trouvant toujours si exactement partout où je suis ? » Car véritablement j’ai peine à concevoir à quoi tu penses et j’aurais beaucoup de plaisir à l’apprendre. 

SOCRATE : Alors tu m’écouteras, je présume, de bonne grâce, si tu as, comme tu dis, envie de savoir ce que je pense. Je compte donc que tu vas rester ici pour m’entendre, et je m’explique. 

ALCIBIADE : Tu peux y compter certainement ; parle. 

SOCRATE : Méfie-toi pourtant ; car il ne serait pas étonnant si, comme j’ai eu de la peine à commencer, j’en avais aussi à finir. 

ALCIBIADE : Parle, mon bon ami : je t’écouterai. 

SOCRATE : Je parle donc. Si embarrassant qu’il soit pour un amoureux d’entreprendre un homme qui rebute ses amants, il me faut pourtant oser exprimer ma pensée. Moi-même, Alcibiade, si je te voyais satisfait des avantages que je viens d’énumérer et déterminé à t’en contenter toute ta vie, il y a longtemps que j’aurais renoncé à mon amour, du moins je m’en flatte. Mais tu as d’autres pensées et je vais te les énoncer à toi-même, et tu reconnaîtras par là que je n’ai point cessé d’avoir les yeux sur toi. Je crois en effet que, si quelque dieu te disait : « Que préfères-tu, Alcibiade, vivre avec les avantages que tu as maintenant ou mourir sur-le-champ, s’il ne t’est point possible d’en acquérir de plus grands ? », je crois, dis-je, que tu préférerais mourir. Mais alors dans quelle espérance vis-tu donc ? Je vais te le dire. Tu penses que, si tu parais bientôt dans l’assemblée du peuple athénien, ce qui arrivera sous peu de jours, tu n’auras qu’à te présenter pour convaincre les Athéniens que tu mérites d’être honoré plus que Périclès ou tout autre qui ait jamais existé, et qu’après les en avoir convaincus, tu seras tout-puissant dans la ville ; et, si tu es tout-puissant chez nous, tu le seras aussi chez les autres Grecs, et non seulement chez les Grecs, mais encore chez les barbares qui habitent le même continent que nous. Et si le même dieu te disait encore que tu dois te contenter d’être le maître ici, en Europe, mais que tu ne pourras pas passer en Asie, ni te mêler des affaires de ce pays-là, je crois bien que tu ne consentirais pas non plus à vivre à ces conditions mêmes, parce que tu ne pourrais remplir presque toute la terre de ton nom et de ta puissance. Oui, je crois qu’à l’exception de Cyrus et de Xerxès, il n’y a pas d’homme que tu juges digne de considération. Que telles soient tes espérances, c’est pour moi certitude, et non conjecture. Peut-être me demanderas-tu, sachant bien que je dis vrai : « Eh bien, Socrate, qu’a de commun ce préambule avec la raison que tu voulais donner de ta persévérance à me suivre ? » Je te répondrai donc : « C’est qu’il est impossible, cher fils de Clinias et de Deinomakhè, que tu puisses réaliser tous ces projets sans moi, tant est grande la puissance que je crois avoir sur tes affaires et sur toi-même. » C’est pour cela, je pense, que le dieu m’a si longtemps empêché de te parler et que j’ai attendu le moment où il le permettrait. Car si toi, tu espères faire voir au peuple que tu es pour lui d’une valeur sans égale et acquérir aussitôt par là un pouvoir absolu, moi, de mon côté, j’espère être tout-puissant près de toi, quand je t’aurai fait voir que je suis pour toi d’un prix inappréciable et que ni tuteur, ni parent, ni personne autre n’est à même de te donner la puissance à laquelle tu aspires, excepté moi, avec l’aide de Dieu toutefois. Tandis que tu étais plus jeune et avant que tu fusses, semblait-il, gonflé de si grandes ambitions, le dieu ne me permettait pas de m’entretenir avec toi, pour que mes paroles ne fussent pas perdues. Il m’y autorise à présent ; car à présent tu peux m’entendre.

Pourquoi nul ne veut du gouvernement des philosophes, République VI [487a-489b]


Cet extrait permet de mesurer ce qui se joue réellement dans la célèbre affirmation socratique de la nécessité du gouvernement des philosophes. Il nous ouvre en cela à une réflexion profonde sur la place de la pensée dans la vie sociale et politique comme de la nécessaire marginalisation et corruption des âmes philosophiques par les imperfections de l'ordre commun. Tableau qui suivra immédiatement les quelques pages que nous extrayons ici. 

 


Alors Adimante : — Socrate, dit-il, à ces b arguments que tu as avancés, personne ne serait à même de s’opposer. Mais ceux qui à chaque fois t’entendent parler comme tu le fais à présent éprouvent à peu près l’impression que voici : ils pensent que par manque d’expérience dans la pratique des questions et des réponses, ils se laissent entraîner par le dialogue un peu à chaque question ; que, ces petites quantités s’additionnant, à la fin de l’échange la déviation s’avère grande, et les entraîne à l’opposé des premiers arguments ; et que, de même que face à ceux qui sont forts au jeu de dés, ceux qui ne le sont pas finissent par se laisser bloquer et ne savent plus quoi jouer, de même eux aussi finissent par se laisser c bloquer et ne savent plus quoi dire dans cette autre sorte de jeu de dés, joué, lui, non avec des jetons mais avec des paroles. Car, pour ce qui concerne le vrai, ils ne pensent nullement qu’il se trouve plus du côté de leur adversaire que du leur, Je dis cela en considérant ce qui se passe à présent. En ce moment, en effet, on pourrait te dire qu’en paroles on n’a rien à opposer à chacune de tes questions, mais qu’en fait on voit que parmi tous ceux qui se sont dirigés vers la philosophie (non pas ceux qui se sont attachés à elle d dès leur jeunesse pour se faire éduquer, et l’ont quittée ensuite’, mais ceux qui s’y adonnent plus longuement), les uns — la plupart — deviennent tout à fait déformés, pour ne pas dire immoraux, et que les autres, qui semblent les plus respectables, sans doute sous l’effet de cette occupation dont toi tu fais l’éloge, deviennent inutiles aux cités. "Et moi, l’ayant écouté : — Crois-tu, dis-je, que ceux qui disent cela disent faux ? 
— Je ne sais pas, dit-il, mais c’est avec plaisir que j’entendrais ce qu’est ton avis. e — Tu entendrais qu’à mon avis en tout cas, ils me paraissent dire le vrai. 
— Comment alors, dit-il, peut-on prétendre que les cités ne connaîtront pas de cesse à leurs maux avant qu’en elles ce soient les philosophes qui dirigent, si nous sommes d’accord pour dire qu’ils leur sont inutiles ? 
— Tu me poses une question, dis-je, qui demande une réponse énoncée à l’aide d’une image. 
— Mais toi, n’est-ce pas, dit-il, je crois que tu n’as pas l’habitude de parler par images ! 
— Très bien, dis-je. Tu te moques de moi après m’avoir jeté dans un argument si difficile à démontrer ? Mais écoute-moi donc développer l’image en question : 488 tu verras encore mieux les difficultés que j’ai à composer des images . Ce que subissent les hommes les plus respectables dans leurs relations avec les cités est en effet si pénible, qu’il n’y a pas une seule autre chose qui en subisse autant. Il faut, pour en composer une image et ainsi prendre leur défense, la composer à partir de plusieurs éléments, comme quand les peintres peignent des boucs-cerfs et des êtres de ce genre, en faisant des mélanges. Figure-toi en effet une scène comme celle-ci, qui ait lieu soit sur plusieurs bateaux, soit sur un seul : un patron qui, par la taille et la force, l’emporte sur tous ceux qui sont dans son bateau, b mais qui est un peu sourd et a pareillement la vue basse ; et ce qu’il connaît de la "navigation est de même qualité ; les matelots, eux, sont en dissension les uns avec les autres au sujet du pilotage, chacun croit que c’est à lui de piloter, alors qu’il n’en a jamais appris l’art ni ne peut désigner celui qui aurait été son maître, ni en quel temps il l’aurait appris ; et, bien plus, ils affirment que cela ne peut même pas s’enseigner ; et même, si quelqu’un dit que cela peut s’enseigner, ils sont tout prêts c à le mettre en pièces. Eux, on les voit agglutinés sans cesse autour du patron lui-même, lui demandant qu’il leur confie la barre, et faisant tout pour l’obtenir ; et quelquefois, s’ils échouent à le persuader, mais que c’en sont plutôt d’autres à leur place qui y arrivent, ou bien ils tuent ces concurrents, ou bien ils les jettent par-dessus bord ; le patron attitré, ils l’assujettissent par la mandragore ou par l’ivresse, ou par quelque autre moyen, et prennent la direction du bateau, se servant de ce qu’il contient, et tout en buvant et en festoyant, ils mènent la navigation qu’on peut attendre de tels hommes. Et qui plus est, lui donnant le nom de spécialiste de la navigation d et du pilotage et d’expert en bateaux, ils font l’éloge de quiconque est doué pour concevoir comment les aider à prendre la direction, soit en persuadant le patron, soit en lui faisant violence ; celui qui n’est pas fait ainsi, ils le traitent d’inutile ; quant au véritable pilote, ils n’ont même pas idée qu’il lui soit nécessaire de faire une étude de la marche de l’année, des saisons, du ciel, des astres, et des vents, et de tout ce qui concerne son art, s’il veut un jour être réellement apte à diriger un bateau. Pour ce qui est de la façon dont il aura à piloter, en tenant compte de la bonne e ou de la mauvaise volonté de certains des marins, ils ne croient pas qu’il soit possible d’en acquérir l’art ni l’étude, et du même coup d’acquérir aussi l’art du pilote . Eh bien, si telle était "la situation sur les bateaux, ne penses-tu pas que l’homme véritablement doué pour piloter serait nommé un observateur des airs, un bavard, et un homme sans utilité pour eux, 489 par ceux qui naviguent sur les bateaux munis d’un tel équipage ? 
— Si, certainement, dit Adimante. 
— Je crois, dis-je, que tu n’as certes pas besoin que cette image te soit expliquée pour voir qu’elle ressemble à l’attitude des cités à l’égard des philosophes véritables, mais que tu comprends ce que je veux dire. 
— Oui, certainement, dit-il. 
— Eh bien, celui qui s’étonne que les philosophes ne soient pas honorés dans les cités, instruis-le en premier lieu de cette image, et essaie de le persuader que ce qui serait bien plus étonnant, ce serait qu’ils b y soient honorés.

L'aveuglement politique, République IV [426b-427a]

La science politique de Platon n'est pas celle des technocrates et des légistes de notre temps. Mieux, s'intéressant à la justice dans l'État bien gouverné, il écarte du champ de la réglementation l'essentiel du quotidien de nos tribunaux : transactions, plaintes, contrats, voies de faits etc. Le législateur n'a point à s'en soucier, attendu que les rapports sociaux ne seraient, en réalité, réglés dans le détail que par les moeurs. Et cela, au point que si ceux-ci font défaut, il n'est point de "réforme" ou de "plan de relance" qui puisse sauver une cité corrompue de sa propre corruption. De là une réflexion sur l'illusion politique proprement dite, qui est de croire changer par décret les moeurs, et une nécessaire indulgence à l'égard du règne des ignorantins qui gouvernent par leur illusion même. Peut-être Condorcet prolongera-t-il ici utilement la méditation, en rappelant que la circonscription de la loi à sa sphère propre est une première condition de l'existence républicaine. Il faut savoir laisser aux moeurs leur vie propre. Mais aussi bien, qu'y peuvent les hommes de gouvernement? 

 

— Et même si c’était la cité entière, comme nous le disions tout à l’heure, qui agissait de la sorte, tu n’en ferais pas l’éloge non plus. Or ne te semble-t-il pas qu’elles agissent dans le même sens, toutes celles des cités qui, alors qu’elles ont un mauvais régime politique, (c) défendent à leurs citoyens d’ébranler la disposition générale de la cité, et annoncent que sera mis à mort quiconque l’entreprend ; alors que celui qui prend le plus agréablement soin des gens soumis à un tel régime, et leur fait des grâces, en les flattant et en prévenant leurs désirs, qu’il s’entend à satisfaire, celui-là sera au contraire pour eux un homme de bien, qui s’y connaît en choses importantes, un homme qu’ils honoreront ? 
— Si, c’est bien dans le même sens qu’elles agissent, à mon avis, dit-il, et je ne les en loue nullement. — (d) Mais que dis-tu alors de ceux qui consentent à soigner ce genre de cités, et qui y mettent tout leur cœur ? N’admires-tu pas leur virilité, et leur obligeance ? 
— Si, dit-il, à l’exception toutefois de ceux qui se laissent tromper par elles, et qui croient être véritablement des hommes politiques parce qu’ils sont loués par la masse. 
— Que veux-tu dire ? Tu n’as pas d’indulgence pour ces hommes-là ? dis-je. Crois-tu qu’il soit possible, quand un homme ne sait pas mesurer, et que beaucoup d’autres hommes dans le même cas lui disent qu’il a quatre coudées, qu’il n’adopte pas (e) cette idée de lui-même? 
— Non, je ne le crois pas, dit-il, dans ce cas-là du moins. 
— Alors retiens ta colère. En effet de tels hommes sont d’une certaine façon les plus plaisants de tous : ils légifèrent sur les détails que nous avons énumérés tout à l’heure, et ne cessent d’apporter des corrections, persuadés qu’ils vont trouver une limite aux méfaits commis dans les relations contractuelles et dans ce dont je parlais moi-même à l’instant, et méconnaissant qu’en réalité c’est comme s’ils sectionnaient les têtes d’une Hydre. 
— Sans aucun doute, (427) dit-il, ils ne font rien d’autre. 
— En ce qui me concerne, dis-je, pour ce genre de choses, dans le domaine des lois et du régime politique, j’ai tendance à croire que, ni dans une cité mal gouvernée ni dans une cité qui l’est bien, le vrai législateur ne doit s’en préoccuper : dans la première parce que c’est sans utilité et sans effet, dans la seconde parce que n’importe qui pourrait retrouver certaines de ces prescriptions, tandis que les autres découlent automatiquement des façons de faire acquises antérieurement. 

Note 

On rapprochera évidement ce passage de l'Apologie de Socrate : Ce dernier, véritable médecin de la cité y doit rendre compte de l'amertume de ses remèdes devant une assemblée d'enfants agité par ces docteurs ignorants que sont les gouvernants. Notre page rend en effet compte d'un aveuglement nécessaire chez le politique qui doit calmer la colère vertueuse des deux interlocuteurs de Socrate.