Alain

Misère de la "culture générale", Propos sur l'éducation, XLV

Sous le nom de "culture générale" circule des résumés bien savants, donnés au public tout à la fois pour l'édifier et l'éloigner de la source réelle de la culture, qu'elle soit scientifique ou humaniste. La véritable science ne naît pourtant pas des manuels, mais du commerce patient avec les sources vives de la culture humaine.
 

Quand on m'annonce une Bibliothèque de Culture Générale, je cours aux volumes, croyant bien y trouver de beaux textes, de précieuses traductions, tout le trésor des Poètes, des Politiques, des Moralistes, des Penseurs. Mais point du tout ; ce sont des hommes fort instruits, et vraisemblablement cultivés, qui me font part de leur culture. Or, la culture ne se transmet point et ne se résume point. Être cultivé c'est, en chaque ordre, remonter à la source et boire dans le creux de sa main, non point dans une coupe empruntée. Toujours prendre l'idée telle que l'inventeur l'a formée ; plutôt l'obscur que le médiocre ; et toujours préférence donnée à ce qui est beau sur ce qui est vrai ; car c'est toujours le goût qui éclaire le jugement. Encore mieux, choisir le beau le plus ancien, le mieux éprouvé ; car il ne faut point supplicier le jugement, mais plutôt l'exercer. Le beau étant le signe du vrai, et la première existence du vrai en chacun, c'est donc dans Molière, Shakespeare, Balzac que je connaîtrai l'homme, et non point dans quelque résumé de psychologie. Et je ne veux même point qu'on me mette en dix pages ce que Balzac a pensé des passions ; les vues du génie sont de tout ce monde à demi-obscur qu'il décrit ; dont je ne veux rien séparer ; car ce passage du clair à l'obscur, c'est justement par là que j'entre dans la chose. je n'ai qu'à suivre le mouvement du poète ou du romancier ; mouvement humain, mouvement juste. Toujours donc revenir aux grands textes ; n'en point vouloir d'extraits ; les extraits ne peuvent servir qu'à nous renvoyer à l'œuvre. Et je dis aussi à l'œuvre sans notes. La note, c'est le médiocre qui s'accroche au beau. L'humanité secoue cette vermine. 

En sciences de même. je ne veux point les dernières découvertes ; cela ne cultive point ; cela n'est pas mûr pour la méditation humaine. La culture générale refuse les primeurs et les nouveautés. je vois que nos amateurs se jettent sur la dernière idée comme sur la plus jeune symphonie. Votre boussole, mes amis, sera bientôt folle. L'homme de métier a trop d'avantages sur moi. Il m'étonne, me trouble et me déplace, par ces bruits singuliers qu'il incorpore à l'orchestre moderne, déjà surchargé ; indiscret déjà. Les jeunes musiciens ressemblent assez aux physiciens de la dernière minute, qui nous lancent des paradoxes sur les temps et les vitesses. Car, disent-ils, le temps n'est pas quelque chose d'unique, ni d'absolu ; c'était vrai pour certaines vitesses ; mais il n'en est plus ainsi quand les vitesses considérées sont de l'ordre de la vitesse de la lumière. C'est ainsi qu'il n'est plus évident que, quand deux points se rencontrent, la rencontre se fasse en même temps pour les deux points. Tel est le cri du canard dans une symphonie scythe ; cela étonne comme un bruit étranger. 

Ainsi les symphonistes de physique voudraient m'étonner ; mais je me bouche les oreilles. C'est le moment de relire les conférences de Tyndall sur la chaleur, ou les mémoires de Faraday concernant les phénomènes électromagnétiques. Cela est éprouvé ; cela tient bon. La bibliothèque dont je parlais devrait nous mettre en main de telles œuvres. Et je vous conseille, si vous voulez être sérieusement physicien pour vous-même, d'ouvrir quelque mémoire de ce genre sur une grande table, et de réaliser, de vos propres mains, les expériences qui y sont décrites. Une après l'autre. Oui ces vieilles expériences dont on dit : « Cela est bien connu », justement sans les avoir faites. Travail ingrat, qui ne permet point de briller à quelque dîner de Sorbonnagres. Mais patience. Laissez-moi conduire pendant dix ans mes rustiques travaux et mes lectures hors de mode, et les Sorbonnagres seront loin derrière.

Que l'instruction n'est d'aucun parti

Faut-il se féliciter que nombre d'universités populaires, se disent profondément "politiques" ? N'y a-t-il pas une profonde contradiction à défendre la liberté de jugement, et dans le même mouvement, lui donner les fers de slogans divers? Stendhal disait qu'un bon raisonnement offense, en cela l'esprit libre sera toujours mauvais camarade. Et il est vrai que les enthousiasmes et les adhésions les plus légitimes s'insurgent des esprits portés au doute et à l'ironie ; faire le difficile sur les raisons, n'est-ce pas jouer le jeu de "l'ennemi"? Ce n'est toutefois pas dire que la libre pensée suppose l'apolitisme, mais plutôt qu'il convient, en toute chose, de faire la part de l'action et de la réflexion.  C'est du moins ce à quoi nous invite ici encore Alain dans ce Propos du Lundi 1er mai 1905.


Le Congrès des Universités populaires, auquel j’ai assisté en spectateur, m’a donné l’occasion de bien comprendre en quoi diffèrent la pensée et l’action. 

L’action, et notamment l’action politique, suppose coopération, c’est-à-dire accord; et il ne peut y avoir accord sur le but et les moyens que si chacun sacrifie un peu de ses opinions personnelles. Car si l’on attend, pour agir, que l’accord se fasse entre les idées, on discutera sans fin, et l’on n’agira pas. 
Cela est vrai aussi pour un homme qui agit seul. Il ne peut discuter sans fin avec lui-même; il ne peut pas attendre de tout savoir pour agir. Agir, c’est se risquer. Agir, c’est suivre ses idées comme si elles étaient définitives, tout en sachant bien qu’elles ne peuvent pas l’être. 
Aussi, voyez comment la Séparation sera votée, si elle l’est. On peut dire qu’aucun de ceux qui voteront le texte de la loi n’en sera pleinement satisfait. Ceux qui triomphent là-dessus et se moquent confondent le penser et l’agir. 
On peut rire aussi des socialistes, et de l’accord qu’ils viennent de réaliser. Si l’on y réfléchit, on les reconnaîtra, d’après cela, hommes d’action, justement parce qu’ils ont tous sacrifié beaucoup de leurs idées et de leurs sentiments, pour en arriver à l’unité de programme et à l’unité de tactique. Les Débats et Le Temps, journaux graves, au lieu de se moquer, devraient comprendre et admirer un si bel exemple de discipline. 
Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit militaire, les socialistes l’ont éminemment. 

Or, au Congrès des Universités populaires, il y avait naturellement un bon nombre d’hommes d’action, et on l’a bien vu; car ils ont fait voter là encore une espèce d’Unité. 
Non seulement ils ont fédéré les Universités populaires de France, ce qui peut être utile, mais ils ont défini l’Université populaire, comme s’il était nécessaire ici, de se mettre d’accord sur le but et les moyens. Et justement non. 
Car il n’est plus question ici d’agir ensemble, mais de penser en commun. Et, si l’on veut apprendre en commun à bien penser, il ne faut pas commencer par se mettre d’accord. Il ne faut pas même chercher à se mettre d’accord. Il n’est pas même bon d’espérer qu’on puisse y arriver jamais. L’égoïsme est ici le premier des devoirs. Chacun doit rester soi, avec férocité. Le moindre sacrifice est une faute; la moindre concession perd tout, et rabaisse l’Université populaire au niveau de l’Académie française. 


Nul ne doit rien sacrifier de ses idées. Chacun doit penser librement, et ne se laisser ni étonner par l’autorité, ni attendrir par la vertu, ni arrêter par l’âge et les cheveux blancs. Chacun doit discuter sans peur, et ne se rendre qu’à l’évidence. 
C’est pourquoi vouloir définir un but et des moyens, c’est une faute. Je sais que la définition dont il s’agit est inoffensive. Il n’importe; on ne devrait pas l’imposer. 
L’Université populaire est définie comme « laïque et républicaine ». Laïque? Un pasteur n’y pourra-t-il entrer? Politique d’enfants peureux. Eh diable, si le monarchiste avait raison? Vous n’avez pas le droit de décider d’avance qu’il a tort. 
De même pour le reste. Que l’Université populaire ait pour but de « préparer l’émancipation matérielle du prolétaire par son émancipation intellectuelle », je le veux bien. Les mots n’ont point de vertu par eux-mêmes, et ils sont comme on les entend. Il n’est point de curé ou de « grand patron » qui ne soit prêt à accepter cette formule, pour peu q’il ait l’esprit souple. 
Non. Point de définition. Point de but fixé d’avance. On pense pour penser. Si celui qui pense se fixe d’abord une conclusion, à laquelle il veut arriver, c’en est fait de la liberté de son jugement. L’esprit religieux est ainsi fait : il ne pense que pour prouver ce qu’il croit. 

Le malheur est que ceux qui comprennent bien cela, et ont su garder un esprit libre et éveillé, se trompent à leur tour souvent, et transportent ces principes dans l’action, où ils n’ont que faire. Aussi n’agissent-ils jamais. 
Il est très difficile d’être à la fois homme de pensée et homme d’action; de savoir se décider comme une brute sans être une brute, et discuter avec soi-même sans dissoudre sa volonté. Savoir accepter une discipline pour l’action, cela est beau, mais à la condition que la pensée reste intacte et libre. Ce n’est pas la même chose de serrer fortement une chaîne, ou d’être serré par une chaîne. 
Il faut méditer sur cette maxime un peu obscure, qui est, je crois, de Marc Aurèle : « Il est nécessaire de pousser ensemble, non de penser ensemble. » et comme les maximes obscures sont fort utiles pour réveiller l’esprit, je traduirai la même pensée, à la moderne, de la façon suivante : « Garde-toi de demander à tes actes ce que tu penses », ou plus brièvement : « Garde ton collier dans ta main. » 


Propos extrait de Premier journalisme d’ Alain, Institut Alain, 2001, p326 à 328. 

Note


Merci à Pierre Heudier et à Jean-Michel Muglioni de m'avoir communiqué ces extraits (Note de Frédéric Dupin).

Le Culte de la Raison comme fondement de la République

Nous donnons ici un texte fondateur d'Alain, une conférence datant de 1901, et qui nous semble éclairer singulièrement toute entreprise d'éducation populaire, dans ses buts comme dans ses moyens, et que nous faisons ainsi essentiellement nôtre au sein de Septembre. 

Tout gouvernement qui n’est pas la République est exactement représenté par l’image du pasteur et du troupeau. Le pasteur protège ses moutons, il a des chiens pour cela. Mais il tond les moutons. Les moutons vivent non pour eux, mais pour lui. Or on voit bien comment le pasteur reste pasteur de son troupeau : les moutons n’ont ni dents ni griffes. Mais on ne voit pas comment un roi ou un petit nombre de gouvernants peuvent gouverner par la force un peuple d’hommes. Un tel gouvernement est à vrai dire impossible. Pour que les hommes qui le subissent en soient débarrassés, il suffit qu’ils le veuillent ; car, étant le nombre, ils sont la force. Oui, cela est étrange, mais c’est ainsi, aucun despote ne gouverne par la force. 

Mais il y a une condition de l’existence du despotisme, qui peut le faire durer indéfiniment si elle est remplie, c’est la confiance. Si le peuple croit que le roi est fait pour gouverner, que le roi agit toujours bien, et pense toujours bien, le roi règnera indéfiniment. Le roi ne pourrait régner sur les corps par la force ; mais il règne sur les âmes par le respect qu’il leur inspire ; et c’est de là que vient son autorité. Tout despotisme durable est un pouvoir moral, un pouvoir sur les âmes. 

Et sans doute il arrive rarement qu’un peuple ait entièrement et toujours la foi. Aussi les meilleures monarchies se maintiennent, plutôt qu’elles ne durent, à force d’adresse, et à la condition d’entretenir la confiance du peuple par des subterfuges, tels que remises d’impôt, réformes illusoires, exécutions retentissantes. Mais ce n’est toujours que dans la mesure où le peuple a confiance que la Monarchie dure. Tout despotisme repose donc non point sur des gardes et sur des forteresses, mais sur un certain état d’esprit. La vraie garde du despote, ce sont les âmes serviles sur lesquelles il règne. 

Nous appellerons âme monarchique l’âme qui contribue ainsi, pour sa part, et par les opinions et les croyances qu’elle a, à fortifier le despotisme. Nous y apercevons des traits nombreux : la puissance de l’habitude, l’indécision, la facilité à se laisser corrompre, l’égoïsme et beaucoup d’autres ; nous négligerons pour le moment tous ces caractères dérivés et nous nous en tiendrons à ce qui est essentiel la confiance ou la crédulité, ou encore la foi, c’est-à-dire une disposition à régler ses opinions d’après celles d’autrui, et notamment d’après celles de quelques-uns qui passent pour plus savants et plus sages que les autres. 

Ce que je vous invite à remarquer tout de suite, c’est que cet état d’esprit est tout à fait d’accord avec ce que l’on appelle communément la Religion, et ce que l’on doit appeler exactement la Religion révélée. La Religion révélée exige en effet que l’on règle ses opinions sur les opinions contenues dans de certains livres dits sacrés, ou enseignées par de certains hommes qui sont dits dépositaires de la parole divine. Cette brève remarque nous explique déjà pourquoi Religion et Monarchie se tiennent et se soutiennent par leur nature même, encore que par accident et pour un temps elles semblent parfois lutter l’une contre l’autre. 

La République est le gouvernement naturel, celui qui naît de l’absence de despotisme. Supposons le despote renversé par quelque cause, et le peuple décidé à n’en pas supporter un autre, il n’en résultera pas un état d’anarchie durable ; car l’anarchie, état où chacun vit pour lui seul, sans s’unir et se lier à d’autres, est par sa nature instable. C’est ce qu’il faut d’abord bien comprendre, si l’on veut fonder la République en Raison et en Justice. 

Représentons-nous des hommes vivant les uns à côté des autres, sans aucun contrat, sans aucune loi. Les richesses seront certainement inégales, par la suite de la différence des terrains, de l’inégalité des forces, de l’inégalité des courages. Des hommes auront faim, des hommes auront froid. Du besoin résulteront le vol, le pillage. Et, comme deux hommes réunis sont plus forts qu’un seul, et trois plus forts que deux, les biens resteront à ceux qui seront le plus solidement unis ; on comprend aisément qu’en l’absence de toute loi et de toute sanction la force tienne lieu de droit. 

Mais voici le miracle. La force ne triomphe pas du droit, car la lutte n’est pas possible entre la matière et l’idée. Le droit et la force ne sont pas du même ordre, et ne se rencontrent pas. La force ne peut triompher que de la force. Seulement la force qui triomphe c’est la force organisée, coordonnée. De plus, comme les faibles sont en général plus nombreux que les forts, et comme, ayant moins de confiance en eux-mêmes, ils sont plus portés à s’unir entre eux, l’union réalise la force des faibles, c’est-à-dire justement le contraire de la force, la force au service du droit. L’union défensive des faibles contre les forts, des pacifiques contre les brutaux, voilà le droit véritable, le droit puissant, le droit non plus idée mais chose, le droit armé. Il ne faut donc pas dire seulement « l’union fait la force », il faut dire : « l’union fait le droit ». 

Ainsi de l’état d’anarchie naît nécessairement quelque société. Et cette société naturelle est réellement une société de secours mutuel, dans laquelle chacun promet aide et secours aux autres. 

Comment seront réglés les actes d’une telle société ? Par le consentement de tous ? On ne peut espérer qu’il se réalise jamais. Par l’autorité de quelques-uns ? Alors nous retombons dans le despotisme. Par l’autorité des plus sages ? Mais comment reconnaître les plus sages sinon à ceci justement qu’ils sauront amener les autres à penser comme eux ? 

Toute supériorité étant discutable et la discussion supprimant l’union et ainsi la paix, qui sont justement ce que l’on cherche, on arrive à compter ceux qui proposent une opinion et ceux qui la combattent, et l’on choisit l’opinion qui est celle du plus grand nombre. On risque ainsi le moins possible. Car, ou bien tous les hommes sont à peu près également sages : alors il est raisonnable de donner à toutes les opinions une valeur égale. Ou bien il y a parmi eux des sages ; alors on doit penser que le plus grand nombre sera converti par les sages ; et il n’y a pas d’autre manière de reconnaître où sont les sages. Donc l’opinion qui sera approuvée par le plus grand nombre sera choisie comme la meilleure. 

Comprenez bien cela, et remettez-le dans votre pensée lorsqu’on critiquera devant vous le suffrage universel. Il est facile assurément de le critiquer, et celui qui se dit sage a beau jeu lorsqu’il se plaint de ce que sa voix vaut tout juste celle de l’ignorant. Pourtant, s’il est vraiment sage, il le prouvera en instruisant l’ignorant et en l’amenant à penser comme lui. S’il ne le peut, quel signe me donnera-t-il de sa sagesse, et de quoi se plaint-il, sinon de ne pas l’emporter sur les autres par droit de nature, c’est-à-dire de ne pas être despote ? 

La République étant ainsi constituée, nous apercevons déjà quelles sont les principales conditions de son existence. Qu’ai-je dit à la minorité pour la ramener à la discipline : convertissez. Il faut que la parole et l’écrit soient libres dans une République, sans quoi le droit des majorités serait despotique. 

Il est clair que les Républiques peuvent, en partant de là, s’organiser de mille façons, mais il est nécessaire qu’elles s’organisent ; car on ne peut toujours siéger aux assemblées populaires. Il faut travailler. Le temps est précieux. Et vous savez comment, dans les sociétés, la division du travail permet de gagner du temps. Je charge mon voisin de faire pour moi une chose, et je fais pour lui une autre chose. Il est donc naturel qu’un citoyen, retenu par son travail, puisse charger son voisin d’aller voter pour lui. Le chargera-t-il d’un certain suffrage immuable ? Ce serait oublier l’importance de la délibération, ce serait écarter la raison de la direction des affaires, et violer aussi le principe que nous posions tout à l’heure : cela ferait rentrer la Monarchie dans la République. Je chargerai donc mon voisin d’examiner et de décider pour moi en même temps que pour lui. 

Il est clair que s’il se décide comme je l’aurais fait, et s’il me donne de bonnes raisons pour justifier l’avis qu’il a donné, je serai disposé à le déléguer encore à ma place. Et rien n’empêche que d’autres le délèguent aussi. Et je pourrai le déléguer pour plusieurs questions au lieu de le déléguer pour une seule. Dans tout cela je ne sacrifie à aucun moment la puissance qui appartient à mon opinion comme à celle de tous les autres. De là résultera une organisation quelconque du pays en groupes de citoyens (par région, par métier, par âge), dont chacun choisira, toujours par le moyen du vote, un délégué. Tel est le fondement et le principe de tout État républicain. 

Considérons maintenant comment un tel État peut retomber en monarchie. Il n’y peut retomber si les citoyens ne revêtent l’âme monarchique, c’est-à-dire s’ils ne se mettent à avoir confiance. L’âme républicaine qui conserve la République sera donc justement la négation de la confiance. À partir du moment où les citoyens approuvent, les yeux fermés, tous les discours et tous les actes d’un homme ou d’un groupe d’hommes, à partir du moment où l’électeur laisse rentrer le dogme dans la politique et se résigne à croire sans comprendre, la République n’existe plus que de nom. Comme la confiance est la santé des monarchies, ainsi la défiance est la santé des Républiques. 

Le citoyen de la République devra donc rejeter l’autorité en matière d’opinions, discuter toujours librement, et n’accepter comme vraies que les opinions qui lui paraîtront évidemment être telles. Juger ainsi c’est justement user de sa raison, et voilà pourquoi j’ai donné comme titre à cette conférence : Le Culte de la Raison comme fondement de la République ; c’est réellement sur des âmes raisonnables qu’est fondée la République. Mais, à ce sujet, quelques explications sont nécessaires, afin que vous distinguiez nettement ce que c’est que juger par Raison, et ce que c’est au contraire que suivre l’autorité, la tradition ou le préjugé. 

Lorsqu’un homme juge que deux et deux font quatre, nous sommes tous d’accord pour penser qu’il ne se trompe point, et nous inclinons même à penser qu’il sait là-dessus tout ce qu’il peut savoir. Pourtant si nous appre¬nions au perroquet à répéter cette formule, nous ne dirions pas, après cela, que le perroquet a raison quand il la répète. Dire le vrai ce n’est pas encore avoir raison. Il faut aussi savoir pourquoi on dit cela et non autre chose. 

J’ai connu une petite fille qui apprenait sa table de multiplication, et qui, lorsqu’on lui posait, par exemple, cette question : « combien font trois fois quatre ? » essayait quelques nombres au hasard comme seize, treize ou dix, et se consolait en disant : « Je n’ai pas gagné », comme si elle eût joué à la loterie. Combien d’hommes se contentent d’« avoir gagné », c’est-à-dire de tomber sur le vrai, grâce à la sûreté de leur mémoire ! 

User de sa Raison, ce n’est assurément pas répéter ainsi le vrai après d’autres. Un homme raisonnable ne doit point croire que deux et deux font quatre, mais comprendre que deux et deux font quatre. Et pour y arriver, que fera-t-il ? Il divisera la difficulté. Il commencera par former deux, en ajoutant un à un. Puis il divisera de nouveau ce deux en deux fois un, et pour l’ajouter à deux, il ajoutera d’abord un, et ensuite encore un. Deux augmenté d’un, c’est trois. Deux augmenté d’un et encore augmenté d’un, c’est trois augmenté d’un, et trois augmenté d’un c’est quatre. Quand je me fais à moi-même cette démonstration, je veux oublier tout ce que j’ai entendu dire ; je veux me défier même de ceux que j’estime le plus ; le consentement de tous les hommes n’a pour moi aucune valeur ; je veux comprendre et comprendre par moi-même ; je veux, selon la première règle de Descartes, ne recevoir pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel. 

En cette règle est enfermé le principal devoir du citoyen dans une République. Pour être sage, pour être raisonnable, pour être vraiment libre, que faut-il ? Ne rien recevoir pour vrai que ce que l’on reconnaît évidemment être tel, et, tant qu’on ne voit pas une chose quelconque aussi clairement que l’on voit ce que c’est que un plus un, deux plus un, trois plus un, oser se dire à soi-même, oser dire aux autres : « je ne comprends pas, je ne sais pas ». Socrate disait que toute la puissance de son esprit venait de ce qu’il savait, quand il ne savait pas, qu’il ne savait pas. 

Et si je m’en tiens à mon exemple, et si je dis qu’être raisonnable c’est admettre ce qui apparaît comme entièrement clair et parfaitement évident, si je dis qu’être raisonnable c’est refuser d’admettre ce qui n’apparaît pas comme entièrement clair et parfaitement évident, alors j’aperçois en tout être la Raison tout entière, et je comprends l’Égalité, principe des Républiques. Car si tout ce qui est obscur pour quelqu’un doit être tenu par lui comme douteux, et si un homme n’use de sa Raison que lorsqu’il affirme ce qui est parfaite¬ment clair pour lui, qui donc pourrait manquer de Raison ? Quel homme pourrait ne pas comprendre comment deux et deux font quatre, s’il conçoit la question ainsi que nous l’avons expliquée tout à l’heure ? Et, remarquez-le, jamais aucune question ne sera plus difficile que celle-là. Chacune des parties de toute question devra être aussi claire que celle-là, et que les parties de celle-là. Autrement la Raison nous conduira, non pas à affirmer, mais à dou¬ter. Il n’y a pas ici de degré : si ce n’est pas entièrement clair nous devons douter, et si c’est entièrement clair, où est la difficulté, et comment pourrions-nous manquer de Raison pour nous décider ? 

Il n’y a point de degrés dans la Raison ; il n’y a point de parties dans la Raison. User de sa Raison, c’est toujours faire le même acte simple et indi¬visible, qu’on appelle juger. L’on n’est pas à moitié capable de comprendre la chose la plus simple du monde ; et comprendre, c’est toujours comprendre la chose la plus simple du monde ; une chose qui n’est pas la plus simple du monde pour un homme, est incompréhensible pour lui, et il sera parfaitement raisonnable en refusant de l’accepter. 

Et c’est assurément ce que voulait dire Descartes, lorsqu’il disait, c’est la première phrase de son Discours de la méthode : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ; et par le bon sens, dit-il plus loin, j’entends la Raison, c’est-à-dire la faculté de bien juger et de discerner le vrai du faux. Il voulait dire, et nous voyons bien maintenant qu’il faut le dire, que la Raison est tout entière en tout homme, qu’en ce sens tous les hommes naissent absolument égaux ; qu’un homme en vaut un autre ; que tout homme a le droit et le pouvoir de douter et de discuter, et que l’ignorance ingénue du plus simple des hommes a le droit d’arrêter le plus sublime philosophe et de lui dire : « Je ne comprends pas, instruis-moi. » 

Mais je vois bien mieux, maintenant, je vois que la Raison est éternelle et supérieure à l’humanité, et qu’elle est le vrai Dieu, et que c’est bien un culte qu’il faut lui rendre. En effet, cette raison, commune à tous les hommes, et qui est tout entière en chacun d’eux, doit être rigoureusement la même en tous ; sans quoi les hommes ne pourraient pas se comprendre ; toute démonstration, toute discussion même serait impossible. Or en fait il existe des vérités démontrées. Les sciences mathématiques, pour ne parler que de ce qui est incontestable, conduisent nécessairement tous les hommes à certaines conclusions qui sont les mêmes pour tous. Bien plus celui-là même qui croit pouvoir douter de tout propose ses arguments aux autres ; il les leur explique, il répond à leurs objections. Il faut, pour que tout cela soit possible, que la Raison soit la même en tous. Et nous comprenons bien alors que lorsqu’un homme, Pierre, Paul ou Jacques, meurt, aucune parcelle de la Raison ne meurt avec lui, puisque la Raison reste tout entière aux autres hommes : et, s’il en est ainsi, je puis supposer que tous meurent, sans que pour cela la Raison soit atteinte. Et Platon avait raison de traiter de cette réalité éternelle, de ces idées impérissables, qui ne naissent point et qui ne meurent point. La Raison, quelle qu’elle soit, qu’elle consiste en des idées, en des principes ou en quelque autre chose, est réellement immortelle, ou, pour mieux dire, éternelle ; elle était, pour Socrate, pour Platon, pour Descartes, ce qu’elle est maintenant pour nous : elle est ce qui demeure, elle est le vrai Dieu. Il est donc juste de dire que nous devons à la Raison un culte, que nous devons la servir, l’estimer, l’honorer par-dessus toute chose, et que notre bonheur, nos biens et notre vie même ne doivent point être considérés, lorsque la Raison commande. 

Les hommes sentent bien tous confusément qu’il y a quelque chose de supérieur, quelque chose d’éternel à quoi il faut s’attacher, et sur quoi il faut régler sa vie. Mais ceux qui conduisent les hommes en excitant chez eux l’espoir et la crainte leur représentent un Dieu fait à l’image de l’homme, qui exige des sacrifices, qui se réjouit de leurs souffrances et de leurs larmes, un Dieu enfin au nom duquel certains hommes privilégiés ont seuls le droit de parler. Un tel Dieu est un faux Dieu. 

La Raison, c’est bien là le Dieu libérateur, le Dieu qui est le même pour tous, le Dieu qui fonde l’Égalité et la Liberté de tous les hommes, qui fait bien mieux que s’incliner devant les plus humbles, qui est en eux, les relève, les soutient. Ce Dieu-là entend toujours lorsqu’on le prie, et la prière qu’on lui adresse, nous l’appelons la Réflexion. C’est par la Raison que celui qui s’abaisse sera élevé, c’est-à-dire que celui qui cherche sincèrement le vrai, et qui avoue son ignorance, méritera d’être appelé sage. 

Et pour vous faire comprendre enfin que la Raison est supérieure à tout autre maître, et qu’il n’est pas un homme au monde qui volontairement abaisse et méprise la Raison, je veux emprunter ma conclusion à l’illustre Pascal, qui, comme vous savez, essaya pourtant de se prouver à lui-même que l’homme a un maître supérieur à la Raison : « La Raison, dit Pascal, nous commande bien plus impérieusement qu’un maître, car en désobéissant à un maître on est malheureux, et en désobéissant à la Raison on est un sot ».