« Voulez-vous prendre une idée de l’éducation publique ? Lisez la République de Platon. Ce n’est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui ne jugent des livres que par leur titre. C’est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait. Quand on veut renvoyer au pays des chimères, on nomme l’institution de Platon. Si Lycurge n’eût mis la sienne que par écrit, je la trouverais bien plus chimérique. Platon n’a fait qu’épurer le cœur de l’homme, Lycurge l’a dénaturé. »
Rousseau, Emile livre I.
Ce cours a été dispensé entre octobre 2008 et juin 2014 dans le cadre des activités de l’Université conventionnelle. Pendant six ans, il a cherché à guider l’auditeur dans une lecture méthodique et détaillée de l’œuvre de Platon, afin de lui permettre de faire véritablement sien ce texte.
Rien n’est plus simple en effet que de proposer en une heure un résumé de manuel, un “Platon pour les nuls” qui satisfera toutes les paresses et laissera dormir ces pages dans l’indifférence des monuments. Le projet ici était différent : non pas répondre à la curiosité superficielle que peut susciter un classique, mais accepter de se laisser ébranler par le paradoxe que souligne Rousseau au début de son Emile.
Lire Platon, c’est en effet accepter de subvertir radicalement le sens des partages essentiels qui portent nos opinions courantes, jusqu’à ne plus savoir au juste ce que c’est que penser, ou ce que c’est qu’agir. Car c’est au prix de cet examen sans respect aucun, tout entier résumé en la personne de Socrate, que la pensée se reconnaît elle-même et qu’il est possible d’y trouver la liberté de juger.
L’objet du texte : lE PARADOXE POLITIQUE
Les hommes sérieux tiennent en effet souvent la politique pour un art subtil où les idées embarrassent. Le « réalisme » courant vante ainsi à peu de frais le pragmatisme et le scepticisme des hommes d’action, tout en riant de l’aveuglement des penseurs, perdus dans la recherche des principes. Sous ce rapport, la cité idéale de Platon a acquis en quelque sorte la réputation de symbole : germe de toutes les utopies, ne fait-on pas d’elle désormais le ferment de toutes les dérives meurtrières ? L’air est bien connu.
Pourtant, le spectacle du monde, toujours renouvelé, témoigne assez de l’impuissance des hommes de gouvernement pour éveiller l’attention. Car l’illusion du politique consiste justement à croire qu’on peut instituer l’ordre et la justice sans s’occuper de former des hommes aimant réellement ceux-ci. Nulle réforme, nulle révolution ne dispense d’éduquer.
Aussi les idées, et jusqu'aux longues et tortueuses discussions sur les principes et les raisons, sont-elles en politique non les guides de l'action immédiate, mais bien la condition de la justice et de la santé du peuple. Car sans instruction du peuple les meilleures institutions ne pourront rien. Et l'indifférence du politique à l'égard des idées et des exigences de la pensées, en laissant dégénérer les sociétés jusqu’à la pure barbarie, prépare alors le retour des tyrans.
Mais parce que Platon n’explique le mal universel que par le jeu des passions en l’individu même, et d'abord de notre commune ignorance, le tout au mépris des analyses de conjonctures, il nous invite surtout à comprendre que nulle paix ne se fera entre les hommes si l’on ne sait d’abord faire la paix en soi. En ce sens, la pensée et le dialogue constitueraient la vraie puissance et la vraie politique.
De là cette absence de respect propre à l’examen socratique, qui, bousculant toutes les institutions (État, famille, armée…), entend surtout dégager l’esprit de la fascination pour les affaires communes, et lui ouvrir la voie de l’ironie et de la liberté.
UNE LECTURE SUIVIE.... en sept parties
L’ensemble du cours représente une centaine d’heure d’enregistrement réparti en 51 séances. On trouvera l’ensemble réuni en une seule et même liste de lecture sur notre page soundcloud. Pour en faciliter l’accès, on divisera toutefois la progression en sept parties :
Une introduction générale pose d’abord dans sa généralité le problème de la justice en lien avec la personne de Socrate (5 séances, octobre 2008 - janvier 2009). On y montre en quoi la politique et la religion sont incapables d’éclairer assez l’homme sur les questions qu’il ne peut manquer de se poser sur lui-même, et par suite dans quelle mesure la philosophie s’avère nécessaire.
La première partie du cours permet de comprendre quelles figures la justice prend nécessairement dans les discours humains lorsqu’elle reste un objet de conflits d’opinion, c’est-à-dire lorsqu’on ne parvient pas à s’élever à l’intelligence du problème réel. Morale de propriétaire (Céphale), morale de citoyen (Polémarque), morale d’arriviste (Thrasymaque) etc., toutes ces morales n’en sont pas pour qui se regarde comme libre. Elles justifient pourtant nos choix les plus communs. Cette première partie de la lecture couvre l'ensemble du livre I de la République et comporte également des incursions dans d'autres dialogues comme L'Apologie de Socrate ou l'Euthyphron (9 séances, janvier-mars 2009).
La seconde partie du cours suit l’ouvrage de la seconde moitié du livre II à la fin du livre IV. C’est l’occasion pour Platon de reformuler le problème de la justice sous l’angle politique : si la cité est en effet une image agrandie de l’homme, alors l’étude de la cité idéale devrait nous permettre de comprendre ce qu’est un homme juste et la meilleure des vies. Cette réflexion nous conduit à interroger successivement des notions d’économie et de sciences politiques, comme le luxe, le mérite, ou la place des mythes et de l’éducation dans l’organisation sociale, et de mesurer par là l’extraordinaire actualité de la pensée platonicienne (9 séances, octobre 2009 - mars 2010).
La troisième partie aborde la partie centrale de l’oeuvre - les livres V, VI, et VII - et amorce l’examen de la condition du philosophe à partir de sa première manifestation : la demande socratique de surmonter trois paradoxes contraignant les interlocuteurs à rompre une nouvelle fois avec le sens commun. En ajoutant à la cité parfaite l’égalité des hommes et des femmes parmi les gardiens, la communauté des biens et des enfants et la royauté des philosophes, Platon sait en effet qu’il énonce des thèses “folles”, faites pour scandaliser l’opinion commune. Nous verrons ainsi en quel sens la provocation est un acte originel et fondateur de l’ordre philosophique, même s’il ne saurait s’enfermer dans ce geste critique sans manque sa destination (6 séances, octobre 2010 - mars 2011).
La quatrième partie constitue un essai pour déterminer la finalité même de l’entreprise philosophique. Le philosophe ne s’installe en effet nullement dans la provocation pour le plaisir, mais bien parce qu’à travers elle, il vise une intelligence irréductible au mirage du sens commun et de l’opinion. Platon tente alors au tournant des livres VI et VII d’indiquer la fin dernière de l’effort du philosophe, qui est de saisir le monde éclairé par le principe des principes : l’idée du bien. Mais parce que précisément cette intelligence dernière, ce savoir absolu, fait encore défaut à celui qui ne fait que le désirer, Platon ne peut en fournir que des images, des représentations permettant de situer la condition de celui que les idée communes ne parviennent pas à satisfaire. Rien de plus. Rien de moins. Ces trois images sont la section d’une ligne, qui organise les différents registres de la connaissance, la figure du soleil qui comme le bien éclaire ce que nous devons comprendre, et enfin la célèbre caverne (livre VII) qui résume les deux images précédentes en une allégorie à la fois intellectuelle et politique (avril 2011 - décembre 2011).
La cinquième partie aborde la seconde moitié du livre VII. Elle vient clore le commentaire du véritable “traité de philosophie” que constitue l’ensemble des livres centraux (V-VII), qui nous a occupé dans les deux parties précédentes. Cet ultime moment constitue une réflexion encyclopédique sur l’ordre et la continuité des sciences, en partant des idées le plus simples (arithmétiques et géométriques) pour atteindre la science proprement philosophique (la dialectique), par la médiation de l’astronomie. La philosophie suppose ainsi que le désir de comprendre se plie à la lente discipline d’une instruction, hors de laquelle celui-ci se perdra et s’égarera dans les mots. Cette section du cours couvre six séances qui se sont déroulées entre février et mai 2012.
La sixième partie couvre l’ensemble du livre VIII et le début du livre IX. On y aborde la succession historique des régimes politiques, qui sont aussi l’images des différentes phases de la vie humaine. Cette esquisse d’une philosophie de l’histoire constitue pour nous l’occasion d’une réflexion sur la notion d’utopie, en méditant ce que les idées deviennent dans l’ordre terrestre et sur leur inévitable dégradation. Cette partie rassemble cinq séances dispensées à l’Université Conventionnelle d’octobre 2012 à février 2013.
La septième et dernière partie se consacre à l’étude des livres IX et X pour culminer dans une interprétation du mythe d’Er le Pamphylien. La réflexion sur la justice, amorcée dans le registre de l’opinion au livre I, aboutit ici dans une vaste méditation sur le sens de l’existence de chacun et sur la radicale responsabilité qui en est l’apanage. Les Dieux sont innocents de nos fautes : l’injustice n’est pas une malédiction divine, mais la simple suite d’étourderies et d’ignorances bien humaines. Cette dernière section rassemble quatre séances qui se sont tenues au premier semestre 2014.