Cette troisième partie d’un cours de philosophie de TS traite de l’action humaine considérée subjectivement, c’est-à-dire abstraction faite du problème moral des fins universelles de cette action. Nous partons de la passivité corporelle et animal, essentiellement avec Descartes et les cartésiens, pour s’élever ensuite jusqu’aux mobiles les plus élevés des actions purement individuelles, l’orgueil et la vanité, où nous trouverons alors l’anthropologie rousseauiste et la question du luxe. Ce cours donne lieu à des remarques substantielles sur Spinoza et Kant
Introduction à la lecture de Qu'est-ce que les Lumières? de Kant
Ce cours de philosophie constitue une lecture suivie et un commentaire complet de l’opuscule de Kant. On y trouvera une réflexion sur la liberté de l’esprit et ses conditions politiques. Ce sera l’occasion d’une réflexion sur l’histoire et la pensée religieuse, comme d’un détour par Durkheim.
On trouvera une édition numérique du texte de Kant ici
a) Portée théorique de l’opuscule.
Il s’agira ici de comprendre ce que c’est que comprendre, c’est-à-dire ce qu’on entend réellement par « savoir ». L’intelligence est lucidité : voir le monde tel qu’il est, se délivrer de l’illusion toujours renaissante. Les Lumières ne sont donc pas un état mais une conquête, celle d’une certaine vigilance contre la confusion et l’obscurité. Historiquement parlant, elles désigneront moins une période ou une époque, potentiellement révolue, qu’un travail à poursuivre ; c’est donc que l’effort pour comprendre est indissociable d’une certaine idée du progrès. Car on n’entre pas dans la lumière, c’est plutôt qu’on sort de la nuit (ainsi Aufklärung : éclaircissement, métaphore chimique traduisant un processus ; de même Aufklärer, non pas « homme éclairé », sage, mais « propagateur des Lumières ».)
Ce progrès des lumières ne saurait toutefois être qu’individuel, même si l’intelligence en autrui ne me sert de rien si je ne peux m’instruire moi-même, car on ne peut s’éclairer qu’en éclairant autrui, par le risque de la publication, du dialogue, de l’enseignement. L’intelligence est un travail collectif, non en tant que les pensées s’ajouteraient une à une comme des pierres s’empilant les unes sur les autres, mais parce que la libre formation de soi suppose nécessairement l’aide et le soutien d’autrui. Sans école, il n’y à pas de lumière. Ceci marque donc immédiatement la destination sociale de l’opuscule, comme de la conception kantienne du savoir. Ne voir dans les Lumières et la philosophie qu’une entreprise d’émancipation solitaire n’a pas de sens ; par son moyen et sa destination, la pensée veut le partage. La science, bien comprise, est déjà une politique. Mais c’est aussi que la condition du partage repose dans la singularité et la responsabilité des individus qui pensent : là où il n’y a que de l’unanimité, des préjugés communs, il n’y a qu’une illusion de partage, une fausse « communion ».
b)portée historique de l’opusculE
Cette réflexion sur la liberté comme pensée libre, comme lucidité conquise, s’inscrit dans un contexte (1784, Frédéric-Guillaume II et la réaction cléricale de la monarchie prussienne, après le moment du despotisme éclairé de Frédéric II) et est donc inévitablement en prise avec la réalité politique de son temps. La pensée ne peut manquer de se confronter à l’ordre extérieur (tradition, habitude, opinions). Pas de liberté de penser sans liberté pour la pensée. Sous ce rapport, la philosophie est toujours placée sous la dépendance d’autre chose que d’elle-même, la politique (Socrate au tribunal de la cité). Ici, un grand texte de défense de la liberté d’expression comme exigence intellectuelle, mais aussi comme droit politique. Notre texte est à verser à cette « tradition de la liberté » qui a fait en partie notre histoire.
Mais la question du lien entre philosophie et politique reste fondamentale : la liberté du jugement n’est elle pas facteur de troubles ? Une pensée libre et sans respect ne risque-t-elle pas de ruiner nos institutions par le libre examen ? D’engendrer des troubles en attentant à des préjugés auxquels les hommes sont attachés? Comment distinguer une pensée qui se cherche et se propage d’une idéologie obscurantiste ? Il nous faudra comprendre, en un sens, la vérité et la nécessité de la censure, à leur niveau. Le problème est en effet délicat, notamment lorsque le jugement s’intéresse à la question de la formation morale de l’homme et aux fins dernières qu’il assigne à sa vie (Religion). La question n’est pas que celle de l’intensité de ces croyances. Le rapport entre foi et lumière est en effet radicalement problématique. Il faudrait en effet déjà être éclairé pour faire le départ entre les ténèbres de la superstition, de l’idéologie, et la lumière de la science. Le partage entre foi et « raison » est donc lui-même historiquement obscurci, car seul un esprit éclairé peut le concevoir : notre premier préjugé porte justement sur ce qu’il est « raisonnable » de croire. L’examen doit donc être radical, c’est-à-dire qu’il doit dépasser l’examen des dogmes pour s’élever à une critique de la raison elle-même, dans son rapport à la foi : c’est le sens de l’entreprise critique chez Kant : construire un partage positif entre foi et raison (Deuxième préface à la Critique de la Raison pure).
Seul un peuple imparfait peut donc avoir besoin de liberté d’expression et de liberté pour l’esprit critique : car celui qui sait, comme celui qui croit savoir, n’a plus besoin d’apprendre. Ce qui est donc en jeu ici, c’est tout à la fois une pensée de la science comme entreprise collective (dialogue, publication) et comme progrès historique (lente maturation de l’Humanité vers une forme d’âge adulte, de « majorité ».) La critique est indissolublement une exigence théorique et historique, car seule une entière liberté pour l’examen peut éclairer et déterminer positivement la relation de la foi au savoir. Une conception exigeante de la science, comme autonomie du jugement, suppose donc une politique et une pensée de l’histoire. Cette unité, c’est la philosophie même.
c)la thèse de Kant
II n’est de progrès historique que celui des Lumières, l’action commune ne peut prendre sens que si la majorité et l’autonomie de l’homme en sont la fin. Le moyen de ce progrès ne peut être trouvé ailleurs que dans la constitution d’un véritable espace public ; celui-ci ne peut alors rentrer en conflit avec l’ordre politique. La publicité des réflexions est, pour Kant, le contraire de leur politisation (difficulté pour nous à le bien comprendre : l’espace public n’est pas un espace de revendications privées !). Non pas juger et penser pour réformer, pour « peser » dans le rapport de forces, mais penser et juger par soi-même, pour soi-même. La liberté d’expression comme espace d’études partagées, de loisir (scholè) commun, suffit à la propagation des lumières, unique condition de la Paix.
Tout repose sur la distinction fondamentale de l’ordre public et de l’ordre privé que la maxime de Frédéric II (« Raisonnez, mais obéissez ») incarne. En quoi toute obéissance n’est-elle pas servitude ? En quoi l’esclavage consiste-t-il justement à chercher à se donner des raisons d’obéir à un pouvoir parce qu’on le croit « juste » ou « meilleur » ? Justifier l’obéissance par le consentement de l’esprit : vouloir être gouverné, voilà le début de tous les fanatismes. Reconnaître la nécessité d’un ordre légal ne signifie pas le vouloir, mais seulement l’admettre : l’esprit doit rester libre de nos habitudes civiles (et donc d’abord cesser de croire que « la démocratie occidentale est le sommet de la justice et de la liberté commune »). Or la justice n’est peut-être pas du tout de l’ordre du fait politique, ou du mode de gouvernement. Il n’y a de juste qu’un esprit juste : la catégorie pertinente en politique ne serait pas la justice (la démocratie » n’est pas juste en soi), mais l’histoire : y a-t-il progrès ou décadence face aux exigences toujours identiques, toujours renaissantes de l’ordre (ordre économique, ordre familial, ordre militaire etc.) ? La liberté vit sous un autre régime. Il y a donc pour Kant un motif d’espoir dans la transcription historique de l’exigence morale d’autonomie qu’a pu incarner Frédéric II. Il y a eu un monarque pour respecter la pensée libre, et la dissocier de l’obéissance temporelle.
L’enjeu ici consistera à comprendre quelle place la pensée, en sa liberté propre, doit prendre dans la vie sociale (travail, famille, religion) et politique (lois, hiérarchie, obéissance). Il y a là une voie d’accès à l’intelligence de nombre de problèmes contemporains : la question du pluralisme (tolérance ou laïcité ?), de la liberté civile (quelle contestation et pour quelle liberté ?) ou du progrès historique (croissance, innovation technique ou moralisation et paix universelle, que voulons-nous pour l’avenir ?)
Toute lecture est une relecture. Ce qui est dit ici devra être repris : un texte philosophique est un texte sur lequel on peut et doit revenir. Le commentaire n’est pas extérieure à l’intelligence critique (comme la lectio médiévale), mais son principe même.
1. La question de la majorité (§1-3)
«Oses savoir». Il n’y a pas de liberté sans jugement autonome. Qu’est-ce que cela veut dire? La métaphore de la majorité est temporelle : nous ne pensons pas pour accéder à une vérité préexistante, mais pour mûrir. La formation intellectuelle est formation d’une personne complète : elle n’est pas « information », « mise à jour », mais patience et construction. Derrière toute idée du savoir, il y a donc une certaine idée de ce que c’est qu’être adulte. Demandez-vous ce que la société attend des adultes, par les épreuves qu’elle impose aux élèves, et vous saurez ce que notre époque tient pour la maturité.
2. Le public éclairé (§4-5)
Qu’est-ce que Kant appelle « public »? En quoi l’audimat est-il tout autre chose, et même son exact contraire? Pourquoi la liberté d’expression est-elle la clé de voûte de la liberté civile, et pourquoi suppose-t-elle moins la liberté d’exprimer ses opinions que celle de les examiner en un lieu spécifiquement préservé des préjuges et des ambitions politiques? Voilà les problèmes que nous traiterons maintenant.
3. La question religieuse (§6-8)
Kant aborde ici le religieux comme ordre des grandeurs et des principes réglant l’estime et la valeur des hommes. La force du christianisme a été de suggérer que les premiers dans l’ordre de la nature pouvaient bien être les derniers dans l’ordre de la Grâce ; il y a liberté quand la société cesse d’être homogène, mais laisse vivre un dédoublement des « valeurs ». La critique des principes religieux, leurs dissociations de simples préjugés communautaires et politiques est donc essentielle à la liberté commune, même si les clergés s’en défieront toujours.